From serenity to introspection
Soir d’été à la Villa d’Este
Les fréquents voyages effectués par Henry l’avaient laissé dubitatif sur l’être humain. Certes, jamais il ne s’était fourvoyé dans la secte mesquine des misanthropes qu’il trouvait ridicules mais il avait pris ses distances avec « ceux-qui-marchent-debout », à l’instar de Rahan, ce héros de papier qui l’amusait parfois.
L’expression des sentiments pouvait être différente suivant les cultures mais la nature humaine restait la même, dénotant les mêmes ressentis. Il l’avait suffisamment constaté. Henry n’avait jamais rien eu d’un révolutionnaire, ni même d’un réformiste. Il était à mille lieux d’une tentation partisane exceptée la sienne : « on n’est jamais mieux servi que par soi-même » était son principe philosophique, sa substantifique moelle. Sa quête du Graal se limitait au monde de la beauté et à celui de l’harmonie des formes. Et il l’avait trouvé avec la découverte du Brancusi puis celle du Michel-Ange. Il ne demandait rien de plus, il savait n’en avoir pas le droit, il était assez sage pour le comprendre.
Son univers personnel c’était Rome. Il y vivait avec ses souvenirs et ses expériences. Ces dernières étaient innombrables. A quelques reprises, il s’était aperçu que le temps s’arrêtait au cœur de lieux magiques, exceptionnels, en des points du globe des plus variés.
Citons au hasard: l’Alambra de Grenade, la baie de Cook dans l’île de Mooréa, les réserves de Masai-Mara au Kénya et du Serengeti en Tanzanie, le Taj-Mahal d’Agra en Inde, la Villa d’Este à Tivoli…
Ce dernier endroit, il le connaissait en toutes les saisons. Il l’avait parcouru comme on imagine le Paradis… Les bruits issus des fontaines et des cascades créaient des symphonies d’eaux diverses et variées, dans la lignée de Mozart.
Quant aux allées dans lesquelles le passant pouvait se perdre, elles avaient été créées avec un goût sûr, net, impeccable. S’en dégageait un sens artistique poussé sans jamais tomber dans l’outrance. L’architecture de la Villa n’était pas en reste, elle participait à cet esthétisme syncrétique voulu par le commanditaire, le cardinal Hyppolite d’Este, qui avait donné vie à son rêve.
Bâtie sur un ancien couvent en ruine, de remarquables fresques occupaient les voussures des salles basses, ce qui les faisaient surnommer les grottes mais là où notre héros se sentait le mieux c’était en parcourant l’allée des cent fontaines, longue avenue bordée de jets d’eaux, qui conduisait « à la petite Rome », allégorie mythologique de la ville impériale. Il avait oublié le nombre de jours qu’il avait passés à flâner en ce lieu mais il y revenait souvent. La magie du temps qui s’arrête l’attirait irrésistiblement.
Quels moments délicieux, inoubliables pour un être tel que lui, avait-il connus dans ces circonstances, surtout qu’il s’arrangeait pour se trouver isolé au confluent du monde extérieur et de son imaginaire. Le temps ne comptait plus lorsqu’il entamait ses ballades dans ce jardin, seul parmi les hommes, seul parmi les fontaines, seul parmi les arbres et les fleurs. Rien de bucolique malgré les apparences, rien de romantique non plus mais l’exact ressenti d’une situation extrasensorielle, d’un moment de grâce. Consciemment, il savait que c’était ce qu’il recherchait. Les odeurs s’exhalaient de la terre humide, la musique des anges s’élevait vers un ciel serein, les couleurs d’opale et de saphir scintillaient au cœur de la végétation automnale, le bonheur était à portée de regard. N’existait plus qu’un instant de cristal. L’usure des saisons semblait calme et porteuse d’avenir. Il devenait un œil, gigantesque et invisible, qui se promenait dans ce jardin extraordinaire, archétype et modèle de tous ceux qui suivirent. La paix s’emparait de son être, l’emmaillotant dans son cocon.
Il avait connu ce lieu idyllique à toutes les périodes de l’année mais il le préférait au cours des longs soirs de juin et juillet, quand la chaleur diminuait mais que le jour persistait.
La Villa restait ouverte tard dans ces moments-là. Au cours de « sons et lumières »historiques, il avait eu l’opportunité d’y voir tomber la nuit, permettant à son inconscient de vivre librement chaque seconde du crépuscule. Il s’en délectait avec paresse . A l’âge qu’il avait atteint, avec la vie qu’il avait vécu, il ne pouvait que consommer sans modération ces minutes hors du temps. En vérité, il n’existait qu’en fonction d’elles. Le rythme de son œil inflexible l’exigeait. Que de chemin parcouru depuis ses débuts. Il en était sidéré.
Le piéton pouvait rester de longues heures ici. Il y savourait chaque seconde. La présence de nombreux visiteurs lui était indifférente. Il y était seul au monde, c’est ce qui comptait.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il se retournait rarement vers sa jeunesse. Ça ne l’intéressait pas. Lui importait la distance séparant ses débuts du jour actuel. Ici, il la voyait. Il se voyait. Une immense fierté lui parcourait le corps et l’âme en considérant ce qu’il était devenu, lui qui venait de si loin. Autrefois, un gamin naïf, tendre, doux, romantique. Aujourd’hui un être accompli, parfaitement à l’aise dans sa peau, en phase avec l’harmonie du monde.
Ces sensations, il les vivait réellement en ces lieux intemporels mais de la Villa d’Este exhalait un parfum spécifique, unique, dû à son aspect synthétique, quintessence de la beauté des formes. On ne pouvait utiliser qu’un mot pour exprimer ce que vivait là Henry: celui de bonheur.
Cette particularité lui était-elle liée? Il était persuadé que non. Il aborda le sujet avec Blanche qui lui confirma son idée bien qu’elle fusse incapable d’user de mots pour cela. Ceux de son compagnon furent une révélation.
Il se surprit à espérer qu’un jour l’humanité serait assez sage et assez éduquée pour comprendre ce qu’un tel Paradis pouvait lui révéler des secrets de ce mot galvaudé de bonheur.
Le pensait-il sincèrement? Il l’ignorait mais poser la question donnait un début de réponse. L’espoir existait donc, c’est tout ce qu’il fallait retenir…
Les indiens du Colisée
Se promenant de son train de sénateur, Henry Duplessis arrivait au Colisée. Il y a toujours du monde autour et à l’intérieur de cet édifice de la Rome antique. Des gladiateurs de pacotille s’y montrent aux enfants ébahis venus des cinq continents.
L’architecture étonne par ses dimensions et par son adéquation à sa fonction. Henry l’appréciait peu, sans doute son dégoût pour les jeux du cirque et pour le sang versé ici au cours des siècles y était-il pour quelque chose. Il se disait que si les murs pouvaient parler et raconter tout ce qu’ils avaient vu, l’humanité fuirait, épouvantée, ce lieu de mémoire maudite et que le temps le détruirait, ce qui faillit arriver. Deux millénaires étaient passés et aucune invasion n’avait annihilé la structure…L’être humain est déraisonnable.
Bizarrement, notre antihéros n’éprouvait pas pour l’art romain une attirance majeure mais il le respectait de loin. Il était passionné par l’histoire et la culture latine, le tempérament des grands conquérants tel César, Auguste ou Trajan l’interpellait aussi. Pourquoi ceux-là étaient-ils devenus des légendes ? Qu’est-ce qui fait la différence ? Il n’entrevoyait pas de réponses claires à ces interrogations.
Le Colisée comme il est aujourd’hui n’est qu’un pâle reflet de ce qu’il fut, un ensemble complexe à la machinerie minutieuse. Outrage du temps qui passe et des hommes qui pillèrent les masses de travertin qui le constitue.
Malgré ces aspects négatifs, l’endroit attirait une foule avide de sensations fortes en provenance du passé. Il apercevait toutes les races de la terre à l’entrée des arènes : américains, latinos, chinois, arabes, noirs et indiens. Il vit une famille d’Hindous aisés, la femme portait un sari et le petit point noir artificiel au milieu du front. Il se remémora des souvenirs anciens. Il avait effectué quatre voyages sur le sous-continent. Souvent il repensait à ce pays dont l’uniformité apparente n’est qu’une façade, où il avait failli s’installer, cette terre multiforme où une mer humaine monte à l’assaut du ciel. Pour un européen, comprendre l’Inde et l’indianité nécessite un réel effort.
Aucun indien ne peut comprendre l’athéisme si courant en occident. Cela n’entre pas dans le cadre de son psychisme ni de son système de valeur. La négation de la divinité est impensable dans un univers où les dieux sont vécus au quotidien.
Là-bas, la vie est régie par des lois immuables depuis des millénaires. C’est seulement notre époque qui amène les changements. Par exemple l’introduction du divorce, une révolution dans les mœurs. Que cet aspect du monde moderne puisse être inscrit dans les lois de la république indienne, c’est quasiment de la science-fiction.
Mais ce qui a le plus transformé la vie, ce sont les moyens de communication. L’arrivée du téléphone, d’internet et surtout de la télévision, à la portée des petites bourses au fin fond des campagnes, a stupéfié le paysan, l’a fait réfléchir et a élargi de manière exponentielle sa vision du monde. Les conséquences en sont déjà incalculables.
Henry avait vu tout cela arriver entre son troisième et son quatrième voyage. Plus on connaît le monde qui nous entoure, plus on prend conscience de soi-même et de son environnement.
Et, aujourd’hui il voyait ce couple avec ses deux enfants, qui parlaient anglais entre eux, faisant du tourisme en Europe. Quel retournement de situation. Ces personnes étaient éduquées et cultivées. Les enfants le seraient aussi, eux qui étaient habillés à l’occidentale.
Il repensa à un événement auquel il avait assisté là-bas, une dizaine d’années auparavant. C’était dans un des grands temples de l’Inde du sud, Madurai ou Tanjore, il avait oublié… Peu importe d’ailleurs. Tous ces temples étaient des villes où des gens naissent, vivent et meurent sans beaucoup aller à l’extérieur. Ils y étaient très nombreux. Pour un européen, il s’agit de labyrinthes dont il ne possède aucun fil d’Ariane.
Ce jour- là était jour de fête d’il ne savait quoi. Dans l’enceinte du lieu saint proprement dit, dont la toiture était soutenue par d’énormes piliers de pierre de près de quatre mètres de haut, des éléphants circulaient portant des icônes. La foule bigarrée se pressait. Un orchestre local s’était mis à jouer. La masse d’humains murmurait. Les odeurs de milliers de bâtons d’encens se firent sentir. Les lumières de centaines de bougies apparurent. Les pachydermes se déplaçaient sous les voûtes aux arcatures brisées. Un mouvement de la foule s’ensuivit. Les touristes présents, dont notre ami, n’eurent que le temps de se jeter contre les piliers pour éviter l’écrasement. Le bruit devint assourdissant, un tintamarre de folie s’empara des lieux et les odeurs devinrent tenaces.
Soudain, Henry eut l’impression de ne plus être sur Terre. Il vit des couleurs inconnues, entendit des sons qui n’existaient pas, sentit des parfums dont il n’avait aucune idée. Cet état de fait dura un bon moment puis, lentement, la « normalité indienne » revint et l’atterrissage sur notre planète se fit en douceur. Les occidentaux étaient à nouveau dans un monde traditionnel, mais non familier. Notre ami en avait été marqué à tout jamais.
Voir des Indiens aussi occidentalisés l’avait fait replonger en des temps lointains. Certainement, beaucoup de choses avaient changé sur le sous-continent mais pas tout.
Maintenant, eux venaient visiter l’Europe, prenaient le temps de voir l’antiquité romaine. Paradoxal ? A peine. Logique surtout : l’argent se crée en Asie de nos jours, juste retour des choses, somme toute.
Il revint à la vision du Colisée, cet édifice gigantesque. Il en fit le tour pour la énième fois. Il était frappé par son aspect géométrique et fonctionnel. Il songea à ces Romains, à leur cruauté de civilisés. Un des fondements de l’histoire européenne s’était permis de telles horreurs. Pas étonnant que le christianisme ait pu s’y développer comme un cancer dans un corps malade. Le ver était dans le fruit et l’avait rongé.
Pour toutes ces raisons, il ne pouvait pas complètement admirer le brillant de la civilisation romaine dont le Colisée était si représentatif. Cela dit, les Conquistadors avaient fait pire au Mexique et au Pérou, au nom du dieu chrétien tout-puissant.
Il comprit alors que tout développement d’une civilisation de plus en plus évoluée se fait aux dépends de celles qui le sont moins, dans son entourage. C’est une loi historique valable jusqu’au jour où la culture en question s’essouffle, subit une crise identitaire et finit par céder devant un organisme parasitaire qui le détruira de l’intérieur comme le message chrétien le fit au cœur de l’empire romain.
Qu’est-ce qui détruira notre civilisation ? Le germe est-il déjà là ? Redoutables questions qu’il pouvait formuler et se poser mais dont les réponses n’étaient pas nettes. Le monde actuel est en pleine mutation, se dirigeant vers une mondialisation accélérée avec les problèmes structurels afférents.
Nul ne peut prévoir l’issue de ces désordres. La destruction atomique ? La folie démographique qui détruit les ressources ? Le fanatisme religieux qui vise à la domination mondiale ? La « course au fric » d’un capitalisme déshumanisé et destructeur ? La danse de l’apprenti-sorcier s’était emparé de nos contemporains…La raison l’emporterait-elle ? Il ne pouvait que constater, avec regret et désarroi, l’état de la planète. Rien ne le poussait à l’optimisme mais il connaissait bien l’histoire universelle et il savait que de nombreuses crises avaient failli détruire l’humanité. Tout n’était pas ENCORE perdu ni même désespéré. Peut-être se dit-il avec la sagesse de l’homme cultivé qu’il était.
Jacques Tcharny
À suivre. .. Prochain épisode Samedi 13 février 2016, Le Mystérieux Monsieur Duplessis
Récapitulatif des chapitres précédents:
Le Piéton de Rome
Premier chapitre : Au nom de Bacchus (1)
Deuxième chapitre: Au nom de Bacchus (2)
Troisième chapitre: Petit hommage au grand Vélaquez
Quatrième chapitre: A l’assaut de l’Ambassade-
Cinquième chapitre Le Palais Colonna
Sixième chapitre La Leçon du musée d’art moderne
Septième chapitre Une arcane au Vatican
Huitième Chapitre Face à face avec Léonard
Neuvième chapitre Les rivaux de Rome
Dixième chapitre. Une semaine caravagesque
Onzième chapitre. Une visite à Moïse
WUKALI 06/02/2016
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Illustration de l’entête: une des fontaines des jardins de la Villa d’Este, mascaron