WUKALI donne carte blanche à des amis passionnés et leurs plumes expertes pour des séries de verbatim.

WUKALI remercie infiniment Jean-Pierre Pister* d’avoir accepté d’inaugurer ces libres-propos et bonnes feuilles .


Des cylindres d’Edison à Internet: vers la musique dématérialisée


L’art de l’enregistrement sonore, né à la fin du XIXème siècle, nous permet, depuis plus de cent ans, d’écouter à loisir nos musiques préférées : répertoire classique et lyrique, jazz, variétés, fixées sur différents supports, du cylindre d’Edison aux techniques informatiques et numériques les plus récentes.

Olécio partenaire de Wukali

Ces progrès technologiques ont une histoire. Il y eut, d’abord, les premiers gramophones à cylindre, suite à l’invention de Thomas Edison ; puis les disques plats en gomme laque et la standardisation de la vitesse de 78 tours par minute au temps de l’enregistrement strictement acoustique. À partir de 1925, toujours avec les 78 tours, l’avènement de l’enregistrement électrique emprunta à la radio naissante sa technologie : microphone, haut-parleur à électro-aimant, amplificateur du signal avec les tubes électroniques à vide (« lampes de radio »). L’évolution de la reproduction sonore vers une plus grande fidélité se trouva dynamisée par l’avènement du cinéma parlant à l’extrême fin des années 1920. Dans les années 1930, on réalisa les toutes premières expériences de prise de son stéréophonique avec Sir Thomas Beecham en Angleterre et Léopold Stokowski à Philadelphie (celui-ci devait collaborer ensuite avec Walt Disney.

Premier enregistrement de Leopold Stokowski à la tête du Philadelphia symphony Orchestra. 1925

La danse macabre. Camille Saint Saëns

Dans le même temps, dans l’Allemagne nazie, on lançait les premiers enregistrements magnétiques sur bande fabriquée par la firme AEG. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la banalisation de la bande magnétique et du magnétophone dans les studios de la radio allemande permit l’enregistrement des Maîtres Chanteurs de Richard Wagner à Bayreuth en 1943, sous la direction de Furtwängler, de même que des concerts de la Philharmonie de Berlin. Ces bandes radiophoniques seront confisquées par les Soviétiques en 1945 et restituées à l’Allemagne à l’initiative de Mickaël Gorbatchev, à la veille de la chute du mur de Berlin. Ont été ainsi révélées les toutes premières tentatives d’enregistrement symphonique, en stéréophonie, sous la direction d’Herbert von Karajan avec l’Héroïque de Beethoven et la Huitième symphonie de Bruckner.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, interviennent deux inventions simultanées et primordiales pour la diffusion du disque musical : le disque microsillon de longue durée, gravé sur vinyle, et tournant à 33 tours par minute -brevet CBS-, ou à 45 tours par minute -brevet RCA-, ce procédé apparaissant vers 1948 aux Etats-Unis et se répandant en Europe à partir du début des années 1950. La généralisation de la bande magnétique contribue à fixer de nouvelles normes pour l’enregistrement en studio, sans que les artistes soient soumis à des contraintes de durée lors des prises. Dès les années suivantes, le décollage du microsillon Long Playing permet l’enregistrement inédit d’un très vaste répertoire. La prise de son monophonique est de règle jusque vers 1955. Elle est ensuite progressivement supplantée par la stéréophonie qui s’impose dans les années 1960. Citons, en particulier, deux nouveaux procédés d’enregistrement : celui d’André Chardin par « tête artificielle » ; celui initié par la firme londonienne Decca, « FFS » (Full Frequency Stereo system). Aux Etats-Unis, RCA Victor, de son côté, dès 1954 et sur trois canaux, enregistre Charles Munch dirigeant l’Orchestre Symphonique de Boston dans Berlioz.

Voir et écouter. Charles Munch avec The Boston Philharmonic Orchestra interprète la Symphonie fantastique de Berlioz

À partir des années 1970, grâce au développement des techniques informatiques, les premiers essais d’enregistrement numérique sont réalisés au Japon par Denon. Très rapidement survient l’invention conjointe, par Philips et Sony, d’un nouveau media, le Compact Disc qui utilise la technologie du rayon laser. Ce nouveau support est présenté solennellement à la presse du monde entier, en 1979 par le PDG de Sony et par Herbert von Karajan, lui-même, lors du Festival de Salzbourg. Cette invention va bouleverser le marché. L’application des techniques numériques à l’enregistrement vidéo suivra, sur Laser Disc de 30 centimètres. D’un maniement beaucoup plus facile viendra, vers 1997 et avec un énorme succès, le DVD puis, dix ans plus tard, le Blue Ray, à l’avenir commercial encore incertain. L’histoire de l’enregistrement musical classique reste indissociable, par ailleurs, de l’existence de très grands directeurs artistiques qui ont, à vrai dire, construit l’histoire de l’enregistrement sonore en quelques décennies. On peut ainsi citer quatre ou cinq grands producteurs de légende : Fred Gaisberg, Walter Legge, John Culshaw, Richard Mohr, Michel Glotz.

Voir et écouter. Elisabeth Schwartzkopff interprète Richard Strauss

Ce rapide survol laisse apparaître ce qu’il convient d’appeler des « cycles trentenaires » : de 1900 jusque vers 1925, pour le gramophone acoustique ; de 1925 jusque vers 1955, pour le 78 tours électrique ; du début des années 1950 à l’aube des années 1980, pour le microsillon. Selon un tel schéma, le CD, commercialisé à une grande échelle à partir de 1983, serait donc en fin de vie. Encore faut-il qu’apparaissent des alternatives à ce produit.

Dès son lancement, le CD fut l’objet de critiques souvent acerbes de la part des amateurs audiophiles. Limité par sa fréquence d’échantillonnage « 16 bits-44100 Hertz », il délivre, certes, un son en haute fidélité mais souvent sec et acide dans l’aigu, certaines micro-informations se trouvant, inexorablement, supprimées. C’est pourquoi sont apparus, aux environs de l’an 2000, le SACD et le DVD Audio, deux supports à haute définition, beaucoup mieux définis dans les aigus et permettant la diffusion du son sur cinq canaux différents. Malgré de réelles qualités, ces nouveaux standards furent des échecs commerciaux à un moment où la montée en puissance d’Internet permettait le téléchargement de fichiers musicaux.

Le téléchargement, un concept à la fois magique et sulfureux. Concept magique car tout morceau musical numérisé peut être transformé en fichier informatique récupérable sur le web par n’importe quel ordinateur individuel. La musique est, ainsi, dématérialisée et tout support physique, microsillon ou CD, disparaît. Sulfureux car une telle facilité fait l’impasse sur les droits légitimes des artistes. Un site tel que Napster qui banalisa ce qu’il faut bien appeler une sorte de piratage, il y a plus de dix ans, a dû, sans tarder, réorienter ses activités. Plus récemment, les polémiques relatives à la loi Hadopi, en France, ont légitimement attiré l’attention du public sur cette question des droits. Ajoutant qu’à ses débuts, le téléchargement n’était pas la panacée sur le plan technique. Un fichier musical numérique de qualité est, en effet, très volumineux et se prête mal à la circulation sur le Web. Une heure de musique dans la définition du CD représente, en effet, quelques 600 ou 700 Méga octets. C’est la raison pour laquelle ont été inventés de nouveaux formats « de compression » tels que le MP3 qui réduit le volume d’informations tout en appauvrissant le message. D’où une perte irrémédiable de qualité, insupportable pour le mélomane audiophile. Ce format, acceptable pour certains types de variétés et pour une écoute sur baladeur est inadapté à la musique classique. Les sites de téléchargements payants n’ont, d’ailleurs rencontré qu’un succès limité dans ce secteur. Le CD musical, vieux de quelques trente ans, pourrait donc résister, selon certains observateurs, à la concurrence d’Internet.
Des évolutions techniques très récentes, nous incitent à corriger cet optimisme. D’abord, la vitesse de transmission à haut débit sur la toile, n’a cessé de progresser de façon exponentielle depuis quatre ou cinq ans et le téléchargement de fichiers volumineux, audio ou vidéo, n’est plus, aujourd’hui, un problème. De plus -et c’est là le plus important- ont été mis au point des formats nouveaux, par exemple le FLAC, qui compriment ces fichiers sans perdre la qualité des micro-informations. Télécharger de la musique au standard du CD est devenu, ainsi, un jeu d’enfant, pour un tarif légèrement inférieur au CD d’origine. Mieux encore : la musique en haute définition, restituant la prise de son initiale –« studio master »- est désormais disponible avec une fidélité et une finesse bien supérieures au report sur CD. Des sites misant exclusivement sur la qualité se sont multipliés au cours de ces derniers mois : Linn en Grande Bretagne, Qobuz en France, HDTT -High Definition Tape Transfers- aux Etats-Unis. Ce dernier est particulièrement remarquable : spécialisé dans la restitution des grandes prises de son qui ont fait la gloire de la stéréophonie naissante, à l’aube des années 1960, il permet d’avoir à sa disposition, pour moins de douze dollars, plus d’une heure de musique dans une restitution de qualité exemplaire. L’Histoire du Soldat d’Igor Stravinski est particulièrement significative à cet égard.

La banalisation du téléchargement musical en haute définition va-t-elle tuer le CD ? Rien n’est moins sûr. Stocker un nombre important de fichiers musicaux suppose la possession de plusieurs disques durs, souvent assez fragiles, et la pratique régulière de sauvegardes fiables. Raccorder un ordinateur à une chaine de qualité exige quelques précautions. La carte-son étant généralement d’une qualité médiocre, il est indispensable d’installer un convertisseur numérique-analogique, véritable interface entre le PC et la chaine, d’où un investissement de 4 à 500 Euros, au moins. À ces considérations purement techniques, ajoutons quelques réflexions d’ordre psychologique. La plus moderne des technologies peut-elle éradiquer l’enthousiasme du collectionneur ? Peut-on imaginer, sérieusement, que l’écran électronique, genre IPAD, signifiera la mort du livre…et la disparition du bibliophile ? Pour en revenir à la musique, on assiste, actuellement, à un regain d’intérêt en faveur du disque vinyle dont le prix atteint des sommets dans certaines ventes. On peut donc imaginer que les fichiers numériques, chez les vrais mélomanes, ne seront qu’un complément aux CD et aux microsillons. Le goût du bel objet ne s’effacera jamais complètement devant la technologie. Et souvenons-nous du musicologue Carl de Nys qui écrivait naguère, faisant allusion à la présentation luxueuse de certains albums d’opéras et de symphonies : « L’heure de la qualité Pléiade a sonné pour le disque ».

Jean-Pierre Pister
Agrégé de l’Université – Professeur de Chaire supérieure honoraire, Lycée H. Poincaré – Nancy
Vice-président du Cercle Lyrique de Metz

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