Moi, le troubadour
Moi, le Troubadour,
Avec le vent dans mes cheveux,
Nous sommes là, debout,
Sous les pâles lanternes de la nuit
Agitant des mouchoirs pleins de sang
Pour dire adieu pour toujours
À notre malheur qui nous colle
À notre Étoile.
D’ici, nous partons vraiment,
Avant même que les blés ne soient mûrs
Avant même que les fleurs ne se soient fanées.
Moi, la Troubadour,
Avec le vent dans mes cheveux,
Nous, qui avons accouché la beauté dans la cave,
Nous sommes là, debout,
Tous épuisés
Et lassés de nous-mêmes, de l’Étoile et de la chanson…
Nous partons vraiment,
Vers de sombres Torahs plus tranquilles,
Avant même que les blés ne soient mûrs
Avant même que l’avoine ne soit prête à couper.
Et peut-être, comme des statues silencieuses et bleuâtres
Dans les blafardes soirées de Septembre
Nous dresserons-nous
Dans vos recoins,
Ni vus ni connus,
Seuls…
Et nous martèlerons de nos tristes doigts
Pour vous rappeler
Que nos vies, elles, se sont fanées
Avant même que les blés ne soient mûrs
Avant même que l’avoine ne soit prête à
couper. Et soudain, vous percevrez le mot
Même le plus faible à entendre
Et vous resterez assis
Saisis, plongés dans vos pensées, comme
absents…
Tandis qu’au-dessus de vos têtes
Se brûleront des étoiles
Et d’effroi,
Vous tomberez à genoux,
Pour ceux,
Pour tous ceux
Dont les vies se sont déjà
Fanées
Avant même que les blés ne soient mûrs,
Avant même que l’avoine ne soit prête à
couper
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MORDECHAI GEBIRTIG (1877-1942)
Poète juif assassiné le 4 juin 1942 d’une balle dans la tête dans le ghetto de Cracovie