…vous aigrissez mes peines ;
Et je ne vois en vous que l’effort impuissant
D’un fier infortuné qui feint d’être content.
Je ne suis du grand tout qu’une faible partie :
Oui ; mais les animaux condamnés à la vie,
Tous les êtres sentants, nés sous la même loi,
Vivent dans la douleur, et meurent comme moi.
Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour
Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ;
L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière :
Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants.
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent :
Nés tous pour les tourments, l’un par l’autre ils périssent :
Et vous composerez dans ce chaos fatal
Des malheurs de chaque être un bonheur général !
Quel bonheur ! Ô mortel et faible et misérable.
Vous criez « Tout est bien » d’une voix lamentable,
L’univers vous dément, et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur.
Éléments, animaux, humains, tout est en guerre.
Il le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu.
De l’auteur de tout bien le mal est-il venu ?
Est-ce le noir Typhon, le barbare Arimane,
Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne ?
Mon esprit n’admet point ces monstres odieux
Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux.
Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?
Quel oeil peut pénétrer dans ses profonds desseins ?
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d’autrui, puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant. O tristes vérités !
O mélange étonnant de contrariétés !
Un Dieu vint consoler notre race affligée ;
Il visita la terre, et ne l’a point changée !
Un sophiste arrogant nous dit qu’il ne l’a pu ;
« Il le pouvait, dit l’autre, et ne l’a point voulu :
Il le voudra, sans doute » ; et, tandis qu’on raisonne,
Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne,
Et de trente cités dispersent les débris,
Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix.
Ou l’homme est né coupable, et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l’être et de l’espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l’éternel torrent ;
Ou la matière informe, à son maître rebelle,
Porte en soi des défauts nécessaires comme elle ;
Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel
N’est qu’un passage étroit vers un monde éternel.
Nous essuyons ici des douleurs passagères :
Le trépas est un bien qui finit nos misères.
Mais quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d’être heureux ?
Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on l’interroge en vain ;
On a besoin d’un Dieu qui parle au genre humain.
Il n’appartient qu’à lui d’expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d’éclairer le sage.
L’homme, au doute, à l’erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d’appui.
Leibnitz ne m’apprend point par quels nœuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien.
À suivre … !