«1917» est une année incroyable, comme la vie, comme la guerre. Quand l’artillerie pilonne sans arrêt, nuit et jour, sans trêve, les tranchées adverses; quand les hommes terrés dans des casemates de fortune attendent la fin de l’offensive; quand agonisent entre deux lignes ennemies les soldats blessés lors des attaques, simultanément ailleurs d’autres que la guerre n’a pas happés, qui sont revenus du front, créent, peignent ou écrivent ( lire les différents articles concernant l’exposition «1917» actuellement au Centre Pompidou-Metz)
En 1917 Pierre Reverdy a tout juste vingt ans, il vient de créer une revue littéraire: » Nord-Sud ». Il se passionne pour le cubisme, est l’ami de Picasso comme de Braque, de Guillaume Apollinaire comme de Max Jacob. Il sera avec André Breton, Philippe Soupault, Tristan Tzara et Louis Aragon un des initiateurs du surréalisme et du mouvement « Dada ». Il est au coeur de l’«avant-garde».
Reflux
Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi – de la vie qui tressaille à la surface de la main au sourire mortel de l’amour sur sa fin – chancelle, déchirée. La distance parcourue d’une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais, d’un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille – cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs – où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie – où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les dérisions tranchantes de l’esprit.
Pierre REVERDY ((1889-1960) in Ferraille – 1917.
Illustration. Portrait de Pierre Reverdy par Amadéo Modigliani
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