« Art is it useful ? Such is the theme developed by Francis-Benoît Cousté. A tremendous piece of intelligence and subtlety. An analysis of art scarcely put forward with such acuteness and brilliance. We love it !
Francis-Benoît Cousté nous avait déjà offert dans Wukali le plaisir d’une étude brillante sur l’art (c’est bien le moins pour un pianiste) intitulée « L’art est-il un avatar de la sexualité ? « .
Nous serions tentés pour cette nouvelle étude au titre également énigmatique : « L’art est-il utile ? », de la qualifier de transcendantale, car sans exagération ni emphase en peu de pages tout est dit et quintessencié et l’esprit fuse comme la main du virtuose sur le clavier blanc du piano. Nous espérons que vous partagerez avec le nous le même plaisir intellectuel. Voudriez-vous participer à notre Agora, adressez-nous vos articles à l’adresse suivante: contact@wukali.com
Pierre-Alain Lévy
Francis Benoît Cousté est pianiste et agrégé de l’université. Longtemps directeur de publication du Bulletin de l’Association des professeurs d’Education musicale (APEMu).
Il a aussi été rédacteur en chef et éditorialiste de la revue L’Education musicale (1985-2012).
Invité Francis-Benoît COUSTÉ
« L’art est-il utile ? »
Pour lever d’emblée le suspens, sachez qu’à cette question, je répondrai non. Quoique… Et c’est bien autour de « ce quoique-là » que portera l’essentiel d’un propos que j’ai souhaité aussi peu académique que possible.
Voici les principaux points que j’aborderai : nature de l’art, sa place dans le monde contemporain, l’art et l’expression de soi, et la morale, et le politique, et la vérité, et le sacré… Vous voudrez bien, d’autre part, me pardonner si j’emprunte force exemples à la musique, domaine qui m’est assurément le plus familier…
Examinons, tout d’abord, ce qui différencie la Nature de la Culture.
Pour ce qui ressort à la nature, je n’insisterai pas. Sinon pour rappeler que lorsqu’on parle de la « beauté du monde », c’est par excès de langage. De grands amas de cumulo-nimbus ne sont sublimes que dans l’œil de celui qui les contemple. Et ne savons-nous pas – grâce à René Girard – qu’au-delà de la pulsion génésique, toute passion amoureuse est d’origine mimétique, que son objet nous est d’abord désigné par le désir d’autrui… Rappelons enfin que la nature est, en soi, dépourvue de signification, qu’il lui suffit d’être. « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu ’elle fleurit» disait Angelus Silesius. Et Gertrude Stein de renchérir : « A rose is a rose, is a rose, is a rose, is a rose, etc. »
Pour ce qui est du domaine culturel, je distinguerai culture ethnologique (celle qui a une visée pratique, incluant armes et outils) et culture artistique (sans visée pratique). Même s’il est avéré qu’à l’origine tous les arts avaient des fonctions magiques ou religieuses, dont ils se sont – du moins sous nos climats – peu à peu libérés. Reconnaissons également que la beauté peut se nicher dans l’outil le plus fonctionnel. Une simple clef, par exemple, dont Maurice Maeterlinck disait : « Il n’y a rien de plus beau qu’une clef, tant qu’on ne sait pas ce qu’elle ouvre ».
Nature de l’art
Alors que la science vise à simplifier, modéliser, l’art vise à diversifier, complexifier. Au grand dam, bien entendu, des marchands ; ainsi un industriel du disque préférera-t-il toujours vendre 10 millions d’albums d’un même artiste que 20 000 de 500 autres…
Alors que la science vise à instaurer l’ordre, l’art vise à instaurer le désordre – ou ce qui apparaît comme tel, mais n’est, en réalité, que l’ordre à venir… Toute création est donc subversive, paradoxale (allant à l’encontre du sens commun, de la doxa).
Autre caractère antinomique : alors que sciences et techniques progressent linéairement – comment pourrait-il en aller autrement, comment désinventer ce qui a été inventé ? -, les arts se transforment sans qu’il y ait progrès, sinon dans l’intendance, l’outillage. Ainsi Calder n’est-il pas supérieur à Michel-Ange, Stockhausen à Beethoven, René Char à Rabelais, Houellebecq à Shakespeare… Chacun de nous peut, en outre, refuser l’art ou s’en déprendre. L’art n’est aucunement nécessaire : il peut ne pas avoir lieu !
Il y a, en outre, deux manières d’appréhender le monde : l’une sèche (faisant appel à la ratio), l’autre humide (à l’intuitio). L’une soulevant notre intérêt, l’autre notre émotion… Ne pourrait-on ajouter, paraphrasant Gramsci : « Pessimisme du sec, optimisme de l’humide » ? À la sécheresse des sciences et techniques, on peut en effet opposer l’humide, l’hormonal, le « glandulaire », auxquels ressortissent l’art, l’érotisme, la religion, l’imaginaire – toutes choses qui ne différent, au demeurant, que dans la forme, leur visée commune étant de « donner sens à la vie ».
Qui connaît le mieux la pomme, du chimiste qui l’analyse ou de celui qui la croque ? La femme, de son amant ou de son gynécologue ? Et Victor Hugo de proclamer : « La raison, c’est l’intelligence en action. L’imagination, c’est l’intelligence en érection » (l’auteur d’Hernani ne fut jamais, effectivement, suspect de « faire flanelle », comme on disait alors si joliment pour évoquer certaines défaillances…). Et plaignons, pour reprendre le mot de Roger Caillois, plaignons « les timides et les rassasiés que n’aura tentés aucun abîme ».
[Brève incise : Serait-il physicien ou mathématicien, tout créateur est nécessairement tributaire de l’intuition, d’un saut irrationnel, poétique (qu’il rationalise, bien sûr, a posteriori). Si tel n’était pas le cas, nos ordinateurs, avec leurs milliards d’opérations/seconde, nous auraient depuis longtemps vassalisés.]
Mais parlons clair ! Analyser une œuvre d’art, c’est comme pratiquer une autopsie. Nécrophilie exquise aux… non-poètes ! L’art n’entretient guère, en effet, de commerce avec l’intelligence. Dire d’une musique qu’elle est intelligente – ou bien même seulement intéressante – n’est-ce pas la condamner, même et surtout si son architecture est élaborée ? On ne compose pas pour dire quelque chose. C’est aussi vrai pour les arts visuels, mais à un moindre degré : de tous les sens, la vue n’est-elle pas le plus intellectualisé ?
Quelle que soit sa discipline, un artiste n’exprime jamais que son inconscient, dans lequel il plonge avec délices. Une chose n’est effectivement belle, qu’à proportion qu’elle ne se laisse pas décrire. Domaine de l’ineffable, du nefandum, comme l’on disait au Moyen Âge… Car ce qui constitue l’essence de toute œuvre d’art, n’est-ce pas sa part abstraite, « musicale », de « contenant sans contenu » ? Vous rappellerai-je la formule du peintre Jean Dewasne : « La figuration est parasite dans le domaine plastique » ou bien celle de Flaubert : « C’est parce qu’il est musical que le mot est juste »… Quant à Roland Barthes, il distinguait, lumineusement, écrivain et écrivant : l’écrivain est sensible à la musique du verbe, tandis que l’écrivant, lui, écrit pour dire quelque chose – domaine du journaliste, de l’historien, du philosophe.
Mais revenons brièvement à la musique. À la différence des autres arts, tous plus ou moins chargés de symboles, la musique est dite « autotéléologique » (elle n’a qu’elle même pour finalité) ou bien encore « tautégorique » (contraire d’allégorique : elle ne dit rien d’autre qu’elle même). Là où les autres arts sont « image du réel », la musique est « réel lui-même ». Là où les autres arts disent « cela signifie », la musique dit « cela est ». Aussi est-il absurde de parler de musique hyperréaliste, surréaliste ou bien même simplement réaliste. Tout aussi absurde que de parler de musique cynique… Ce qu’un joyeux disciple de Freud a ainsi résumé : « La musique n’est qu’une hémorragie d’affects, à caractère orgastique » (mais songeait-il alors à l’Art de la fugue ou bien aux diamants que tailla Webern ?)
« Impossible de supporter musique ou poésie exemptes d’un gémissement virtuel » a écrit Cioran. Expression élégiaque, tacite allusion à une espèce de tragédie lointaine et diffuse, faisant probablement écho à l’inflexion à jamais perdue de la voix maternelle – paradis amniotique…
Cela dit, la plupart de nos avant-gardes n’en désirent pas moins tuer le lyrisme – sans heureusement se priver de chanter… Mais certes plus à la manière d’un Byron, Lamartine ou Baudelaire, Chopin, Mahler ou Tchaïkovski, Fragonard, Friedrich ou Delacroix. Pour ce qui est, justement, de nos plasticiens – « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » -, chacun aura été, peu ou prou, influencé par l’art conceptuel, noble héritage de l’urinoir (ready-made baptisé « Fontaine ») de Marcel Duchamp. Qui n’a été un jour interloqué, au Palais de Tokyo ou ailleurs, par l’une de ces expositions promouvant tags, tas de sable ou pyramides d’ordures, bouses de César ou de Piero Manzoni ? Même horreur du lyrisme chez la danseuse Pina Bausch…
Il est toutefois dommage que pour comprendre certains artistes, tel qu’un Daniel Buren, il faille être au fait de toute une problématique technique. Cet art n’est plus accessible qu’aux seuls initiés, à ceux qui en possèdent les clefs (mais reconnaissons que Picasso avait là ouvert la voie).
Dans ce même esprit minimaliste, nous avons les musiques itératives – sorte de tissus imprimés sonores – des américains Steve Reich, Philip Glass, John Adams, Terry Riley, Morton Feldman, etc., aussi bien que la house music ou la techno… Mais là, il y avait eu de grands précurseurs : Erik Satie, Thelonious Monk et, surtout, John Cage – père du happening et de la musique aléatoire.
Place de l’art dans le monde contemporain
Que ce soit pour s’en réjouir ou le déplorer, il nous faut bien constater l’esthétisation galopante de notre environnement. Dissolution de l’art dans le cosmétique ou le design, lesquels nous « interpellent » bien davantage que les chefs-d’œuvre du passé. Ronds-points fleuris de nos carrefours ou morphing de nos écrans d’ordinateur nous dispensent d’aller visiter Nicolas Poussin. Vaporisée, micronisée sur toute chose, cette esthétique porte un nom : le post-postmodernisme. Emballages et matériaux font l’objet de tous nos soins ; plus rien n’échappe à l’empire du clean, du design, de la glisse, du fitness, et il n’est plus guère d’ascenseur, de parking, de boutique, de restaurant ou de toilettes d’aéroport qui ne soient sonorisés, tapissés de sucreries. Nous vivons désormais sous le règne du calibré, du pasteurisé, du connivent, du cocooning où chacun n’aspire plus qu’à vivre en extase ! Pour oublier, sans doute, un monde d’épouvante…
D’ailleurs, depuis les ready-made de Duchamp plus rien ne fait scandale : la transgression est non seulement entrée dans nos mœurs, mais est vivement recommandée, considérée comme fort distinguée. Aujourd’hui, même la m… est jolie !
Le post-postmodernisme a, en outre, conféré statut original à la nouveauté : ce n’est plus tellement le nouveau pour lui-même qui est recherché, que le renouvellement. « L’homme veut être étonné par ce qu’il connaît déjà » remarquait Sacha Guitry. Et permettez-moi de rendre ici hommage au show- business qui a réussi à convaincre notre belle jeunesse que le progrès, c’est ce qui vient de sortir, le « tendance », quoi ! Cependant qu’en Allemagne Kultur signifie encore « civilisation » (mais pour combien de temps ?), aux États-Unis et déjà chez nous, Culture est devenu synonyme d’Entertainment…
On se gargarise volontiers d’« universalité de l’art », lequel favoriserait la communion entre les peuples (langue de bois précieuse aux bonnes âmes de la philosophie & de la politique). Or, bien sûr, rien n’est plus faux ! Il n’est d’universel que ce qui est assez grossier pour l’être… Je lisais récemment l’article d’un ethnomusicologue qui bat en brèche l’idée reçue selon laquelle Mozart serait apprécié sous toutes les latitudes, voire dans chaque étable. Ce chercheur du CNRS nous rapporte avoir profondément ennuyé tout un village d’Amazonie en diffusant seulement deux minutes de la Petite Musique de nuit. Même réaction, lorsqu’il fit écouter de la musique amazonienne à des Kanaks d’Océanie… Et nous-mêmes, apprécions-nous vraiment le gamelan balinais ou les ragas indous ? Telle que l’entendait Pierre Bourdieu, la « distinction » sépare, en vérité, plus qu’elle ne rapproche. Il n’est que de voir l’intolérance de tout un chacun vis-à-vis des goûts musicaux d’autrui. Plus qu’aucune autre forme d’art, en effet, la musique touche à notre être profond : critiquer quelqu’un sur ses choix musicaux, c’est l’insulter au plus intime. Alors que l’on peut, bien sûr, le critiquer – sans qu’il s’en formalise autrement – sur ses conceptions philosophiques, politiques, cinématographiques, architecturales, que sais-je… Tout homme a deux métiers, dit-on, le sien et celui de critique musical. A fortiori en France, où la musique a une fonction davantage mondaine que sociale – héritage versaillais… Cet arrogant esprit de chapelle se manifeste dans toute la société, aussi bien chez les mélomanes que chez les praticiens amateurs ou professionnels, aussi bien dans le domaine du jazz – là où l’intolérance est la mieux partagée – que dans celui de la musique de chambre, du tango, du musette, de la world, du sérialisme, de la musique spectrale…
C’est effectivement par nos choix esthétiques que nous manifestons notre identité. D’autant plus volontiers que nous nous faisons une haute idée de nous- mêmes… Et chacun, tel monsieur Prudhomme, de fièrement revendiquer ses choix !
L’art et l’expression de soi
L’artiste est une sorte de médium, mais aussi de démiurge : il crée un univers bien plus satisfaisant – du moins pour lui – que l’univers commun. Tel Dieu, il modèle un monde à son image, et son œuvre est la projection visible des replis de sa conscience – ou plutôt de son inconscience : manifestation d’un état d’être…
Mais, pour le véritable artiste – celui qui s’est créé un monde, forgé une syntaxe – il n’est ni famille, ni contrat social qui prime sa création. Sa psychologie ne relève pas seulement du « narcissisme primordial » (celui qui permet le respect de soi), mais bien plutôt du « narcissisme primaire ». Nombriliste, monomaniaque, l’artiste ne s’intéresse nullement – quoi qu’il en dise – à la création d’autrui, sinon comme territoire de prédation. Il est foncièrement intolérant, et l’oblat n’est pas son cousin. N’a-t-on pu dire, à son propos : « Si l’intolérance ne donne pas forcément du génie, la tolérance lui est à coup sûr fatale » ? Et, en pathologie mentale, n’appelle-t-on pas « artiste » tout être aveuglément, monstrueusement égoïste ?
Permettez-moi ici quelques joyeuses citations. Du grand poète que fut Néron : « Fiat ars ! Pereat mundi ! » [Que soit l’art ! Le monde dût-il périr]. De l’écrivain Michel Tournier : « La vocation normale de l’homme, c’est de créer. Tout ce qui s’oppose à sa création est réactionnaire, néfaste, absolument mauvais. La création est, seule, absolument bonne. » De la romancière Éliette Abécassis, enfin : « Pourquoi l’art, si ce n’est pour exprimer le meurtre dans la société ? L’art ne doit pas servir à louer, à décrire, à donner sens à un monde absurde, ni à nous permettre de nous en évader. Il est là pour dénoncer, pour vomir le monde ! » (Charmant propos, n’est-il pas ?)
Qu’en est-il, en revanche, de l’art pour chacun de nous ? Selon Philippe Sollers, il ne s’agirait, du producteur au consommateur, que de l’« interface d’un narcissisme à un autre narcissisme ». Interface quasiment amoureuse, expliquant – du même coup – l’addiction de bien des amateurs d’art à un seul artiste (fût-ce Johnny ou J. S. Bach). Et Jacques Lacan d’en conclure, de manière toujours aussi brillamment lapidaire : « Nous cherchons tous un maître sur lequel régner ».
À l’instar de tout plaisir, l’émotion esthétique naît d’un jeu dialectique entre le toujours-pareil et le toujours-différent – variations érotiques autour d’un thème génésique. Tout autant qu’entre le dionysiaque et l’apollinien, le classique et le baroque, l’ocnophile et le philobate, le rythme et la pulsation… Clocks and clouds (horloges & nuages) a admirablement formulé l’épistémologue anglais Karl Popper.
Aussi, plutôt que de bon et de mauvais goût, me paraît-il plus judicieux de parler d’états culturels successifs. Aucun d’entre nous n’a, en effet, les mêmes goûts que lors de ses vingt ans, ni probablement que lorsque la camarde viendra le visiter. Et ce que la frileuse bourgeoisie nomme « le bon goût », n’est-ce pas seulement du ton sur ton – camaïeu généralisé ? L’audace créatrice résidant bien plutôt dans l’alliance inattendue d’éléments hétérogènes, la confrontation de caractères réputés incompatibles… Ce qu’en littérature, on nomme oxymores ou koans…
Et je n’insisterai pas sur le fait que le sens de la beauté n’en implique pas nécessairement le goût – cas plus fréquent qu’on ne l’imagine… Ne serait-ce d’ailleurs pas là que réside l’explication de la formule de Lao-Tseu (que beaucoup jugent obscure) : « Tout le monde tient le beau pour le beau, c’est en cela que réside sa laideur » ? Justifiant, du même coup, cette quête obstinée de la « fadeur », que le taoïsme considère comme la vertu artistique suprême…
De par ses vertus réputées cathartiques enfin, l’art nous permet de sublimer la violence, la douleur ou les peurs qui nous habitent, de nous subsumer par identification. Ne payons-nous pas pour pleurer à l’Opéra ou pour frémir au spectacle de La Nuit des morts-vivants ?
L’art et la morale
Pour un artiste donc, le mal absolu serait ce qui s’oppose à sa création. Et l’art ne se justifierait que par la transgression, la dysharmonie d’avec le monde tel qu’il est. C’est, de toute manière, une aberration que de vouloir établir des liens entre l’art et la morale. L’art est foncièrement amoral (à l’instar de l’amour qui, écrivait Nietzsche, « se situe par-delà le Bien et le Mal »), même si l’on considère que le désordre qu’il instaure est la maquette d’un ordre futur – thèse d’un Jacques Attali, dans son essai intitulé «Bruits»… Reconnaissons toutefois que le monde n’a jamais fleuri que par les hommes de désir, ceux qui cédèrent à la tentation – nonobstant les risques qu’ils encouraient ou firent encourir aux autres.
Mais s’il permet d’entrevoir l’avenir, l’art ne modifie guère l’homme ou la société. N’oublions jamais que Néron – qui fut regretté par la plèbe pour la beauté de ses crimes – jouait de la lyre devant l’incendie de Rome, qu’à Auschwitz les nazis diffusaient – pur esthétisme de la mort – l’Hymne à la joie, que le wagnérien délirant que fut Adolf Hitler n’aurait pour rien au monde raté le festival de Bayreuth, que Staline pleurait en écoutant Moussorgsky…
Et que, par ailleurs, le très pieux Charles Gounod ne composa jamais que de fades mélodies saint-sulpiciennes, cependant que Gabriel Fauré – mécréant s’il en fut – écrivait son admirable Requiem, ou bien que le communiste Jean Lurçat réalisait sa magnifique Apocalypse pour l’église d’Assy…
Ce qui nous conduit à nous interroger sur la réelle efficacité cathartique, purgative de l’art, sur le prétendu adoucissement des mœurs par la musique… Non, changer l’homme ou le monde suppose, hélas ! d’autres moyens que l’art.
L’art et le politique
« Éthique & esthétique ne font qu’un » disait le britannique Wittgenstein (autrement dit, le style serait la seule morale possible, en dehors de celles qui se fondent sur des essences a priori, sur des dogmes). Il s’agit certes là d’un idéal séduisant : être présent dans chacun de ses gestes, faire de chacun d’eux une cérémonie, un « phrasé » (comme disent les musiciens). « Dire bien, même le médiocre » recommandait Flaubert… N’est-ce d’ailleurs pas à cet idéal qu’aspirent les adeptes du Tai-chi-chuan ou du Tir à l’arc dans le bouddhisme zen, ou bien encore les grands interprètes – tel que le pianiste Glenn Gould dont la main avait la précision du laser, dans l’extrême ralenti comme dans la fulgurance. Sens du phrasé, idéal aristocratique – certes inaccessible au plus grand nombre, mais auquel chacun devrait tendre…
Cette séduisante conception n’en a pas moins autorisé d’effroyables dérives. Ainsi de l’esthétisme nazi. Souvenons-nous de la prophétie de Léon Blum : « Le fascisme est une esthétique » ou encore de la formule de Walter Benjamin : « Le retour du sacré, à même le temps profane, porte un nom précis : le fascisme ». Et W. Benjamin de conclure : « Il convient de faire apparaître le sacré pour ce qu’il est, c’est-à-dire un espace et un temps de pouvoir qui aliène les hommes par le mensonge ! »
Lénine, quant à lui, se méfiait de l’art : « Je n’écouterai plus jamais l’Appassionata de Beethoven, car elle me donne le sentiment de caresser la tête d’un enfant, au lieu d’écraser celles de mes ennemis ». Mais, là non plus, rien de bien neuf !
Restons en Perse, avec l’ayatollah Khomeiny : « Lorsque le cerveau s’habitue à la musique, il perd son fonctionnement normal, et l’homme devient inutile et parasite. La musique engendre l’immoralité, la luxure et le dévergondage ; elle étouffe le courage, la bravoure et l’esprit chevaleresque. Elle est interdite par les lois coraniques. »
Souvenez-vous enfin qu’en Afghanistan, le pouvoir taliban avait naguère imposé que l’on libérât tous les oiseaux de leurs cages, leur chant risquant de dévergonder les femmes – quant à elles pieusement claustrées… Et qu’un sage proverbe persan recommande : « Quand la poule veut chanter, il faut lui couper la gorge. »
Toutefois, utilisée à bon escient, la musique peut être un outil efficace de mise au pas, de conditionnement, de manipulation, de fanatisation des masses : il n’est que de voir la richesse de nos répertoires militaires, paramilitaires, mercantiles, cultuels… S’il est des camisoles chimiques, il en est de musicales ! Aussi la musique eut-elle toujours la faveur des dictateurs. Écoutons Napoléon (qui pourtant n’était guère mélomane) : « De tous les arts, la musique est celui qui a le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager. »
L’art et la vérité
Donner sens à la vie est assurément l’une des visées essentielles de l’art. Et quand bien même ce serait une chimère, elle n’en mériterait pas moins d’être vécue. Humidité de l’eau qu’avait redécouverte le philosophe Husserl…
[À propos de philosophes, permettez-moi une plaisante citation du bon Calliclès : « La philosophie est une chose charmante, à condition de s’y attacher modérément quand on est jeune… Mais lorsqu’on est assez avancé dans l’âge, philosopher est une chose ridicule : des hommes qui philosophaillent babillent comme des enfants. » Nous lui en donnons, bien volontiers, acte…]
Mais pour en revenir à cette bienheureuse illusion qu’est l’Art, voici le sentiment du poète Pierre Reverdy : « On pourrait découvrir quelques rapports cachés entre l’art et la lâcheté, une certaine déviation d’avidités plus naturelles. » Et le doux Emmanuel Levinas de renchérir : « Il y a quelque chose de méchant, d’égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. » Autrement dit : « Courage, fuyons ! » On peut certes découvrir une dimension d’escapisme dans toute passion artistique – chez le créateur, aussi bien que chez l’amateur. Besoin se réfugier dans un univers rassurant, compassionnel, loin des trivialités du quotidien…
« L’art est un anti-destin » disait Malraux. Musique consolatrice certes, car – indéfiniment reproductible – elle donne l’illusion de la réversibilité du temps, mais aussi – de par ses perpétuelles alternances en tensions et détentes, arsis et thesis comme disaient les Anciens – elle est parfaite métaphore de l’éternel renouveau, du Paradis perdu. Escapisme, tout aussi bien, par la littérature, dont Flaubert disait qu’elle est « le meilleur moyen d’escamoter une existence. » Même point de vue chez Nietzsche : « Nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité. »
Mais il vient toujours, hélas ! le moment où nos yeux se dessillent, où tombent nos plus chères illusions. C’est ce qu’il advint au romancier autrichien Thomas Bernhard lequel, constatant que les écrivains qu’il vénérait (ses dieux, comme il disait) ne lui étaient d’aucune consolation face au drame de la disparition de celle qu’il aimait, les qualifia tous – Shakespeare y compris – de « répugnants » ! Propos que l’on jugea naturellement blasphématoire bien au- delà du microcosme… Ce qui en dit long sur le fait que l’art soit devenu le dernier bastion du sacré. Et Matisse de confesser : « Je crois en Dieu quand je travaille ! »
L’arthérapie est, par ailleurs, à la mode. Nombre de praticiens considèrent que l’art répare quelque chose. Antonin Artaud parlait déjà de « thérapie par le théâtre » – bien que, pour lui-même, le traitement n’ait guère été efficace… Quant au romancier Jean-Marie Le Clézio, n’a-t-il pas été jusqu’à suggérer : « On saura peut-être, un jour, qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine »… Il n’empêche qu’il y eut toujours foule d’artistes à se suicider. Sauf, très bizarrement, chez les compositeurs (où l’on ne peut guère citer que deux cas avérés, celui du Tchèque Ribak et celui de l’Allemand Zimmermann)… De par son abstraction même, la musique ne serait-elle pas parfaite niche schizophrénique, refuge quasi inexpugnable contre les agressions du monde ?
L’art et le sacré
L’art procure l’illusion d’entrer en contact direct avec la transcendance. La musique notamment (nous l’avons déjà signalé) suscite ce sentiment. Il n’est que de voir nos édifices cultuels emplis de pseudo-mélomanes, dégoulinants d’émotion mystique à l’audition – depuis les célestes tribunes – des plus pitoyables récitals… Pouvoirs de la musique, que d’aucuns imaginent bénéfiques ou maléfiques, persuadés, par exemple, que chaque mode possède son propre ethos (charge morale que véhiculerait telle ou telle gamme). Tout cela ressortit naturellement à la pensée magique. Musique également utilisée à la manière d’une vaseline, pour faciliter l’intromission de messages spirituels. « Si quelqu’un doit tout à Bach, c’est bien Dieu » notait Cioran.
Oui, la musique confère indéniablement un sentiment d’éternité – sentiment de l’« ici et maintenant » (hic et nunc), associé au « toujours et partout » (semper et ubique). Fusion des extrêmes obtenue, notamment, grâce à la forme ABA, dite da Capo… Mais aussi grâce à la pulsation, éternel retour du « même », lequel permet à chacun de se complaire en une ipséité délicieusement masturbatoire. Merveilleuse sensation d’équilibre sur ce fil du rasoir qui sépare le passé de l’avenir – temps suspendu, Illud Tempus…
Sentiment du sacré qui peut, en outre, expliquer l’irrémédiable bonne conscience, le messianisme de la plupart des musiciens professionnels et amateurs, leur intime conviction d’être investis d’une mission quasi sacerdotale…
In fine
Mais baste… Si l’œuvre d’art n’a guère d’utilité pratique, elle n’en est pas moins source intarissable de bonheur. Et n’est-ce pas là l’essentiel ? Sauf à, bien sûr, mépriser la chose – à l’instar des samouraïs qui, tel un Yukio Mishima, considéraient que « le bonheur n’est pas une pensée d’homme »…
Mais pour nous qui n’accédons pas à ces hauteurs, écoutons plutôt Yourcenar : « La musique, cette joie des forts, c’est aussi la consolation des faibles. » Et lequel d’entre nous n’aura eu, à son heure, besoin d’être infiniment consolé…
Francis-Benoît COUSTÉ
Cet article de WUKALI (comme d’autres) vous a intéressé, alors cliquez ci-dessous, sur l’icône FaceBook ou Tweeter et partagez-le avec vos amis, merci !
You have liked this article, great ! Don’t forget to click on the FaceBook or Tweeter icons below to communicate it and WUKALI address to your friends, Per advance Thank You !
Illustration de l’entête: Georges Mathieu (1921-2012). St Georges terrassant le dragon. 1961. 150cm x 300