From Roma with love ! Have a look at WUKALI serial story just dedicated to all art lovers. So snob we are… !
Vous en attendiez la suite, voici donc le deuxième numéro du Piéton de Rome de Jacques Tcharny, notre feuilleton, un récit sensible et amoureux de Rome, une histoire aussi pleine de suspens.
Henry avait connu son ami longtemps auparavant en lui achetant des livres d’art par catalogue, puis passant un jour par la ville éternelle avec Véronique son ex-épouse, il lui avait rendu visite et ils étaient restés très liés. Après son divorce, il avait eu des liaisons assez nombreuses. Il avait vécu trois ans avec une exceptionnelle beauté de vingt ans sa cadette, Ariane, qui l’avait trahi et était partie avec un homme plus riche et plus jeune que lui. A l’époque, il n’était pas assez fortuné pour offrir à cette femme la vie qu’elle désirait. Il en avait peu souffert car il avait compris qu’elle commençait à regarder ailleurs. Ensuite, était arrivé son coup de chance. Il ignorait ce qu’étaient devenues son ex-conjointe et sa jeune compagne volage. Il ne tenait aucunement à avoir quelque information que ce soit sur ces deux femmes. Tout était fini et il escomptait ne jamais les revoir.
Sa relation avec Blanche, qu’il avait vaguement croisée vingt ans plus tôt, avait commencé presque par hasard puis s’était vite approfondie. Lui habitait à Rome, elle à Paris. Ils étaient toujours heureux de se revoir. Chacun avait son quotidien de son côté et une part d’existence en commun. Si elle l’avait voulu, probablement aurait-il accepté de partager sa vie avec elle, dans la ville impériale. Elle ne lui avait jamais posé la question, il n’avait pas eu à y répondre. Prudence ? Confort douillet à conserver ? Des rencontres féminines impossibles ? Un peu de tout sans doute. Pourtant ce n’était pas un lâche. Né couard c’est vrai, il était devenu courageux et savait faire face dans toutes les situations. Il l’avait déjà prouvé. Cela dit, et comme indiqué au début de ce récit, il n’aimait pas le danger et préférait l’éviter. Si cet espoir se révélait déçu, n’ayant pas peur, il l’affrontait.
Arrivé sur la via del Babuino, il flâna en regardant les magasins. Il allait atteindre la piazza del Popolo mais tourna à droite vers la via Margutta, petite rue qui double la via del Babuino, où l’on trouve de nombreux galeristes dont son ami Carlo. Ses pas le conduisaient, sans qu’il s’en rende compte, vers un événement inattendu de son existence d’habitude si régulière.
Il arriva devant le magasin de Carlo. Celui-ci était un véritable antiquaire de tradition, cela se voyait rien qu’en regardant ce que l’on trouvait à l’intérieur. La galerie était grande et cossue. Pour un œil averti, il était facile de comprendre que le jeune homme s’appuyait sur trois ou quatre générations familiales professionnelles : tableaux anciens des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles d’inspiration religieuse et d’origine italienne. Tableaux profanes du dix-neuvième siècle, plus diversifiés. Un peu d’art du vingtième siècle. Beaucoup de mobilier et d’objets en bois doré comme les adorent les italiens. Quelques pendules et sculptures éparpillées. Tout cela ne changeait rien à la valeur personnelle ni aux compétences du propriétaire des lieux.
Les portes d’accès étaient vitrées et blindées. Le spectacle qui s’offrait aux yeux d’Henry ne pouvait que lui convenir : installé à son bureau, Carlo regardait des photos, visiblement perplexe. Ivanka, assise sur une chaise en face du bureau de son mari, le couvait du regard. Dans la deuxième pièce, tout aussi encombrée que la première, la secrétaire tapait sur l’ordinateur. Il la contempla avec envie, elle avait tout pour lui plaire : une belle et grande brune aux longs cheveux, des seins magnifiques, une belle peau…Malheureusement pour lui, elle avait vingt-cinq ans. Aussi appétissante soit-elle, il était trop vieux pour qu’elle s’intéresse à lui. Cela valait mieux se disait-il en pensant à son passé. Ses idées passèrent à un autre sujet. La perplexité de Carlo se poursuivait. Le visage de ce beau gosse qu’était le jeune antiquaire, brun aux yeux bleus, grand, mince, le charme ravageur, marquait une concentration totale. Tellement qu’il ne vit pas, n’entendit pas le français franchir le seuil de la galerie.
Ivanka l’aperçut en premier. Aussitôt elle lui offrit son plus beau sourire et se leva pour l’accueillir. Elle l’embrassa. Lui n’avait aucune sympathie pour elle mais rien dans son attitude ne laissait deviner son rejet de la bulgare. De ce sourire, il n’avait retenu que l’aspect commercial. Elle lui donnait le sentiment d’être face à un tiroir-caisse. Si une caisse enregistreuse pouvait prendre un aspect humain, ce serait celui d’Ivanka il en était certain mais ce n’était pas son problème. Elle était la femme aimée de son ami Carlo et il n’avait pas à montrer d’animosité à son égard. Elle parlait six ou sept langues mais pas le français. Ils discutaient en anglais habituellement.
En revanche son mari était vraiment quadrilingue. Il utilisait indifféremment l’italien, l’espagnol, le français et l’anglais sans le moindre accent, sans la moindre faute. C’était extraordinaire de l’entendre passer d’une langue à l’autre. Il épatait Henry sous cet angle là mais pas uniquement. Le jeune homme avait d’immenses connaissances, sentait la nature profonde des choses, était capable de prévoir l’évolution du marché. Il avait commencé à s’orienter vers l’art contemporain dès l’âge de vingt-cinq ans. S’il n’en montrait pas dans sa galerie, il disposait de nombreux press-books.
Relevant la tête, il vit enfin Henry. Un sourire éclaira son visage. S’adressant à lui en français, il l’apostropha :
-Mon ami ! Tu tombe bien. Comment vas-tu ?
Les deux hommes se tutoyaient. Jamais notre héros n’aurait osé, ni voulu d’ailleurs, tutoyer Alfredo. Avec Carlo cela lui paraissait normal.
-Très bien, merci. Et toi ? Tu ressemblais à une statue élevée au thème de la perplexité. Que se passe-t-il ?
Le regard de l’italien se fit lourd de sous-entendus. Brusquement, son sourire se mit à jauger le parisien. Celui-ci s’en rendit compte mais il fit semblant de rien: c’était au romain à prendre l’initiative, privilège de l’âge, bien sur. Carlo semblait avoir pris sa décision, il s’apprêtait à lui ouvrir ses pensées. Le jeune antiquaire était issu d’une famille de professionnels depuis trois générations, on le connaissait donc partout, dans tous les milieux de la ville et même d’Italie. Dix ans plus tôt, il avait vu entrer le français et sa femme pour la première fois dans son magasin. Le courant était passé. Ils s’étaient revus à Paris et encore à Rome. Quand Henry était venu y vivre, Carlo n’avait pas posé de questions. L’Italien avait deviné que son ami avait réussi un très beau coup et qu’il s’était retiré après. En quoi consistait ce gambit de sortie, il n’en avait aucune idée. Il imaginait simplement, ce en quoi il ne se trompait pas, qu’il devait s’agir d’un des grands noms de la sculpture. Ce qui ne l’étonnait pas vu les compétences de notre héros dans ce domaine
Carlo était un garçon d’une intelligence aiguë. Il savait faire la différence entre les « sachants » et les savants : c’est la mémoire qui fait les premiers, la philosophie les seconds. Lui-même avait accédé au niveau supérieur depuis peu alors qu’Henry en était « un membre actif » depuis longtemps. Tendant à son vieil ami les photos qu’il regardait si intensément quelques secondes auparavant, il lui demanda :
-Qu’en penses-tu ?
L’émigré marqua un temps d’arrêt. Son regard se figea sur l’objet de l’expertise. Il analysait tous les détails visibles et devinait ceux qui ne l’étaient pas. Son œil se fit scanner. Quelques instants s’écoulèrent dans un silence religieux. Le couple l’observait. Quelque chose d’important venait de se passer, c’était certain. Il redressa la tête d’un air interrogateur. Carlo lui expliqua :
-Cette sculpture appartient à un ami de mon père. C’est un héritage et il désire la vendre. Elle est la propriété de la famille en question depuis la nuit des temps. Ces gens l’attribuent à Jean de Bologne. Pas de signature, pas de marque, rien. C’eut été trop beau.
-Qu’elle est sa taille ?
-Une soixantaine de centimètres.
-As-tu une idée du prix ?
-Toute la difficulté est là. Ils ne veulent pas que ce soit déclaré. Si ce point pouvait être acquis, la discussion serait plus facile. Tu comprends ce que je veux dire ?
-Parfaitement. Quand pourrons-nous voir l’objet ?
-Je vais téléphoner. Quelle est ton impression ?
-Elle appartient au seizième siècle, peut-être à la fin du quinzième. Aucun rapport avec une édition du dix-neuvième siècle. C’est un bronze fondu à la cire perdue cela se voit rien qu’à la réfraction de la lumière. La qualité de la ciselure et la beauté de la patine sont bien supérieures à tout ce que j’ai vu hors des musées. La patine laisse transparaître deux couches : vernis et laque…
Carlo comprit qu’Henry réfléchissait tout en lui parlant. Il sentit que son ami avait une idée derrière la tête mais qu’il ne voulait pas l’exprimer pour le moment. Le Romain fut plus explicite :
-As-tu un acquéreur éventuel et à quel prix ? Je suis prêt à m’associer avec toi si cela en vaut la peine. Mais quelle offre faire ? Payable ailleurs naturellement.
-Est-ce que cela te pose problème ?
-Cela dépend de la somme à investir. A ton avis ?
-Deux millions d’euros payables….Il donna le nom d’un minuscule état européen.
-Je ne sais pas si la proposition leur paraîtra alléchante. Tu n’ignore pas que les dernières œuvres de Jean de Bologne ont atteint des prix très élevés à la vente de…chez…Il cita un nom de collectionneur célèbre et celui d’une maison de ventes aux enchères londonienne mondialement connu.
-C’est la crise, mon ami. Tu le sais lui répondit le vieux Français. L’état italien bloquera la sculpture en douane, fera traîner les choses. Ils seront obligés de la déclarer si elle n’est pas préemptée.
-C’est vrai. On va voir. Tu es d’accord sur l’attribution ? Jeta-t-il négligemment dans la conversation
La réponse fusa, catégorique :
-Non, c’est autre chose
Carlo regarda le Français avec une attention soutenue. Inutile d’insister pensa-t-il : il ne dira rien maintenant. Il savait que l’œil d’Henry ne se trompait pas. Le refus de l’attribution à Jean de Bologne l’impressionnait. Lui-même avait eu ce sentiment mais sans certitude. Son instinct le lui disait c’est tout. Il se demanda quelle pouvait être l’idée de son interlocuteur.
-Bien, je prends rendez-vous ajouta l’Italien
-Oui, pour demain si possible.
Ivanka ne comprenait pas notre langue, surtout orale, mais elle avait réalisé que ce bronze était une trouvaille : cela se voyait à la réaction du Français. Elle ne l’aimait pas plus que n’importe qui d’autre excepté elle-même et son mari. Elle se méfiait de ce vieux bonhomme qui, sous des dehors gentils et courtois, cachait un feu intérieur inquiétant. Elle savait qu’il n’hésiterait pas à tuer si nécessaire. Au fond, elle avait peur de lui. Pas son mari, ce qui faisait toute la différence. Elle opta pour le rôle de témoin, pour le moment. On verrait plus tard.
Le trouble d’Henry était vraiment surprenant, pratiquement palpable pourrait-on dire. Carlo désirait continuer la conversation mais en tête-à-tête. Il lui demanda :
-Veux-tu déjeuner avec moi ? Ivanka a rendez-vous avec ma mère et je dois rester dans le quartier pour voir un collègue vers les quinze heures.
-Si tu veux, c’est d’accord.
-Bien, nous irons chez Fausto. Ses pâtes sont les meilleurs de Rome.
Le Français eu un sourire intérieur : le Romain n’invitait quelqu’un chez Fausto, célèbre restaurant de la piazza del Popolo, que pour des événements importants. C’était un homme intelligent, plein de ressources, un excellent ami, un expert en relations humaines aussi. Ils déjeunèrent remarquablement, ce qui paraissait normal chez Fausto. Ce qui l’était moins, c’est qu’ils avaient été installés dans un cabinet particulier et que le patron s’était déplacé lui-même pour leur parler. Carlo savait détendre l’atmosphère. Ils parlèrent de leurs gouts picturaux communs : Caravage, Guardi, Morandi…
Au café, notre héros se mit à dévisager le jeune homme avec insistance. L’Italien comprit que le moment attendu était arrivé. Ils laissèrent sortir les serveurs qui refermèrent la porte derrière eux. Notre ami prenait son temps. Le Romain savait que le vieil homme ne ménageait pas de suspense, il cherchait les mots exacts qu’il voulait prononcer. Toute expression de courtoisie, de gentillesse, d’affabilité avait disparu du visage de l’émigré. Ses yeux plissés devinrent des lames de couteau, une volonté farouche apparut au fond de ses pupilles. Il était métamorphosé, comme possédé par une force brutale indépendante de son être. Il posa ses mains à plat sur la table, signe d’une émotion intense chez lui. Connaissant ce tic, Carlo réagit moins fort à la révélation d’Henry. Celui-ci lui demanda :
-Connais-tu la liste des œuvres disparues de Michel-Ange ?
Le sang-froid de l’Italien stupéfia et impressionna le Français quand il lui répondit le plus tranquillement du monde :
-Pas entièrement. Pourquoi ?
-Parce que nous savons que Michel-Ange a créé au moins une œuvre en bronze pour le roi de France…Un Bacchus grandeur nature probablement fondu pendant la Révolution. Il y a eu un modèle en terre, et pourquoi pas un « modello » comme vous dites ici ? Ce qui signifie qu’un modèle parfaitement fini de petites dimensions a sans doute existé…Qu’il n’a pas été transféré en France…Qu’il se trouvait à Florence à l’époque…Qu’il est peut-être à Rome aujourd’hui…
Un long silence suivi. Le jeune antiquaire semblait perdu dans ses pensées, dont rien ne paraissait sur son visage. Il revint de sa rêverie. Regardant son ami, il lui demanda :
-Une association complète te conviendra-t-elle ?
-Naturellement
-Silence absolu, je suppose ?
-Oui, pour tout le monde. Tu comprends ?
-Parfaitement
Ils prirent un digestif italien et reparlèrent de la remise en état des jardins de la villa Borghèse.
Henry prit le chemin des écoliers pour rentrer chez lui. Il était survolté : la vision de la photo du Bacchus avait provoqué un choc chez lui. Il pensait au rendez-vous du lendemain. Les mains derrière le dos, déambulant le long des quais du Tibre, il traversa l’ile tibérine pour regagner son logis du Trastévere il n’avait pas l’habitude de dîner chez lui, surtout si tôt dans la soirée : vers dix-neuf heures ce soir-là, il avala son repas.
Il n’était pas mélomane : il n’avait aucun goût pour la musique d’une manière globale, à l’exception de Mozart qui lui parlait vraiment. Pourtant, un petit accord de notes très douces raisonnait en lui. De quel coin de sa mémoire surgissait donc cette phrase de cristal ? Sans chercher vraiment, il se rappela : Marieke, la chanson de Brel « Tatatata tatatitatatati… »Oui, c’était cela…L’introduction musicale aux paroles de celui qu’il considérait comme un maître. Il ne l’avait pas connu personnellement, mais avait rencontré quelques personnes qui fréquentèrent le chanteur lors de son exil aux Marquises… « Le temps s’immobilise aux Marquises ». Il avait visité la Polynésie à trois reprises sur la fin des années soixante-dix. Il s’en souvenait avec sympathie mais sans nostalgie. Il avait aimé ce soleil de feu, cet océan aux couleurs mouvantes, ces femmes à la peau cuivrée, ces lagons magiques…
Bien sûr, les souvenirs s’idéalisent avec le temps qui passe, surtout ceux de voyages, mais il savait replacer un événement dans son contexte. Son esprit ordonné et méticuleux passa à un autre sujet : appeler Fernando et Hermann. La voix agitée du Portugais devenu parisien se fit entendre :
-Allo ?
-Bonsoir, c’est Henry. Comment vas-tu ?
-Ah ! Bonsoir, Henry. Ça va, ça va. Sur le grill comme toujours. J’ai de plus en plus de contraintes. Je suis obligé de me disperser plus que je ne devrais. C’est effarant…
-Toujours tes problèmes d’atelier ?
-Oui, c’est insupportable. Si je ne suis pas là, ils font n’importe quoi. Je ne peux pas déléguer. Aucune initiative à attendre d’eux. Je dois tout reprendre en main. J’étais trop occupé avec Londres ces temps-ci.
Le piéton de Rome songea que son ami travaillait beaucoup en Angleterre avec cette grande société de ventes aux enchères et que…Mais non, ça n’allait pas. Il appellerait le courtier à New-York le moment venu
-Quand viendras-tu à Rome, Astérix ?
Soudainement, la gouaille d’Henry Duplessis revenait à la surface. Au temps de sa vie parisienne, notre héros était souvent sorti en compagnie de Fernando : le bar du Ritz, libéré en 1944 par Hemingway, le Harry’s bar de la rue Daunou où se retrouvaient nombre d’américains, chez Pippo petit restaurant italien où se croisaient tant de gens, proche de l’atelier de l’artiste portugais. Cet homme était réellement doué, un artiste plus qu’un artisan contrairement à ce que sa modestie lui faisait affirmer. Il songea au sourire qui devait traverser le visage de son ami en s’entendant appeler Astérix. C’était un surnom qu’Henry lui avait donné des années plus tôt. Un « private joke » ne concernant qu’eux. Il faut avouer que c’était bien trouvé : Fernando était brun, de taille moyenne, mince, il avait l’œil malicieux et fin, il dégageait un charme romantique qui plaisait aux femmes. Ils avaient beaucoup dragué dans Paris le soir…Ce qui avait assez bien marché, se souvenait-il. Ces victoires remportées en commun les unissaient autant que leur complicité naturelle.
-Pour l’instant, c’est exclu mon ami. J’ai trop à faire ici lui répondit amusé son vieux camarade. Mais dès que possible…
-A bientôt, Fernando.
-A bientôt, ami.
Ils raccrochèrent. Henry resta un instant dans le vague, pensif. Reprenant le combiné, il composa le numéro d’Hermann à Bruxelles. Une grosse voix, joviale et tonitruante, s’écria :
-Allô !
-Saluti di Roma. Sono il capo dei tutti capi !
-Ah, salut Henry. Il fait beau chez toi ?
-Superbe comme toujours.
-Ce sont toujours les mêmes qui ont de la chance !
-Viens t’installer. Quand tu veux.
-J’ai mes habitudes. Et puis Adeline se sent mieux avec son fils pas trop loin d’elle.
-Comment vont Yves et sa famille ?
-Ça va, pas de problème. Dis-moi vers le quinze juin, il faut que je vérifie la date. Une seconde…Le seize juin exactement, je serai à Naples pour un salon. J’y resterai trois jours. Tu pourras passer ?
-La journée du dix-sept ?
-Plutôt le dix-huit.
-C’est noté. Tu m’envoie un mail avec l’adresse ?
-Oui, tout de suite.
-Alors au dix-huit.
-Oui. Porte-toi bien
-Au revoir
-Au revoir
Les conversations téléphoniques avec Hermann étaient toujours brèves. L’un et l’autre préféraient la discussion de vive voix…ils l’avaient entamée voilà quarante ans, elle n’avait jamais cessé. Ce type de dialogue permanent, tout au long d’une vie, marque les protagonistes : chacun prend un peu du tempérament de l’autre, une forme d’osmose apparaît, c’est inévitable. Il repensait au temps passé en Belgique. D’abord comme amateur de bandes dessinées ensuite comme marchand d’art à la recherche d’objets de qualité. Dieu sait qu’il en avait trouvés. Il se rappelait qu’un jour en Flandres, chez un des meilleurs antiquaires belges, près de Bruges, il était rentré et lui avait demandé :
-Qu’avez-vous acheté en sculpture ?
L’autre, qui le connaissait bien, lui avait répondu :
-Je ne crois pas avoir grand-chose mais faites votre tour.
Il s’endormit heureux, se réveilla frais et disponible. Habituellement, il dormait peu. Cette nuit fut exceptionnelle sous cet angle. Carlo l’appela. Ils avaient la rencontre prévue dans l’après-midi. Le Romain viendrait le chercher, avec sa grosse voiture ils seraient vite arrivés.
Il passa à autre chose : monter jusqu’au Tempietto de Bramante qui se situait dans son voisinage. Une grimpette un peu rude mais il adorait l’endroit et la vue sur les toits de Rome dont on y jouissait. Au pied de la montée, en passant sous l’arche où elle s’amorce et en tournant à gauche, se trouve la Villa Farnesina que les Français appellent la « Farnésine ». Ce petit bâtiment presque carré, à l’architecture classique, est un des bijoux de la ville éternelle. Les décors peints de scènes galantes et de paysages culminent avec « Le triomphe de Galatée » œuvre de Raphaël, à l’intérieur. Sous la véranda extérieure se voient d’autres peintures dues aux élèves du maître. Si vous montez les rudes escaliers jusqu’au second étage vous pénétrerez dans la salle des trompe-l’œil, plutôt amusante. Mais, dans la petite pièce suivante vous admirerez une fresque usée par le temps « les noces d’Alexandre et de Roxanne », chef d’œuvre incontestable du Sodoma, une merveille par la qualité du dessin et l’expression des couleurs. Cet endroit n’est pas connu comme il devrait l’être.
En traversant la rue vous voici arrivé devant le palais Corsini dont le musée ne s’ouvrira pour vous qu’aux heures fixes de la matinée entre neuf et treize heures. Une jolie collection de sculptures dispersées au milieu de peintures médiocres vous y attendra. Mais l’emplacement vaut le détour : le jardin parfaitement isolé à l’arrière semble hors du temps, perdu dans un espace quasi-oublié des touristes comme des Romains. Asseyez-vous sur un banc et rêvez… Peut-être y rencontrerez-vous notre héros, seul dans le labyrinthe de ses réflexions. En effet il a l’habitude de s’y rendre journellement et de s’y installer pour un long moment. C’est son jardin secret. Quelques personnes s’y perdent en une journée, surtout s’il fait beau. Lui y passe beaucoup de temps. Une orangerie ne fournissant plus de fruits y est bien agréable à regarder. Chut ! Ne dérangez pas les chats qui y sont nombreux. Ce sont eux les véritables occupants du lieu. Ils reconnaissent d’ailleurs Henry : depuis le temps qu’ils le voient passer. Pour eux, il est devenu une figure familière qui fait bien attention à ne pas les perturber…Une bonne entente règne.
L’espace mental d’Henry s’ouvrait brusquement à cet endroit. Pourquoi ici ? Pourquoi pas ailleurs ? Il n’aurait su le dire. Ce qui était certain c’est que là, son monde rationnel et ordonné cédait la place à autre chose. Mais à quoi demanderez-vous ? Et bien, ici et pas ailleurs, il voyait l’univers entier à sa portée. Ici, il le comprenait mieux que partout. Il arrivait même qu’il se pose des questions existentielles. Notre Henry avoir un questionnement de cet ordre ? C’était, purement et simplement, de la science-fiction. Et pourtant : donner un sens à son existence. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Origine et destin de l’univers…Il allait jusqu’à remplacer le mot univers par celui, plus compliqué mais plus précis, d’espace-temps. C’est vous dire qu’à cet instant notre héros devenait un grand astrophysicien et un grand philosophe, à l’instar de Stephen Hawking il y a vingt ans.
Au bout d’une demi-heure, guère plus, il redescendait en prenant garde à la circulation quelque peu embouteillée dans le quartier. Sa crise spirituelle terminée, à peu de frais avouons-le, il redevenait le piéton de Rome que nous connaissons. Ce matin-là, trajet et crise spirituelle respectés, il rentra chez lui sans passer par la Farnésine et après un tout petit arrêt dans l’orangerie du palais Corsini. Même les chats semblèrent lui reprocher ce manque de considération. Mais qu’avait donc notre ami ? Il était surexcité à l’idée de voir le Bacchus, ce qui l’avait perturbé dans son rythme de vie immuable.
Nous nous sentons un peu trop critique à son égard. Un très léger remord nous oblige à rectifier les faits, ou plutôt l’absence de faits : n’importe qui dans cette situation aurait réagi de cette manière et, probablement, plus fort que lui. L’attente est insupportable, chacun s’en aperçoit couramment. Il alla déjeuner dans une trattoria de qualité moyenne mais qui avait le grand avantage de se situer à deux pas de son domicile.
L’habitation d’Henry était un magnifique trois pièces, cuisine, salle de bains et toilettes séparées, située au second étage d’une maison basse dont le premier était occupé par les propriétaires de l’immeuble : un couple de restaurateurs retraités, amis d’Alfredo, le rez-de-chaussée étant exploité par deux jeunes souffleurs de verre. Un couple d’artistes doués d’après le Français. Lui, louait l’étage supérieur à un prix élevé mais raisonnable car il ne s’occupait de rien dans son appartement. La rue était relativement calme, ce qui n’était pas courant à Rome. La domesticité de notre ami se composait de la femme de ménage-cuisinière de ses propriétaires qui se chargeait de tout : nettoyage, achat du nécessaire de maison, de la nourriture. C’était une femme agréable qu’il voyait rarement vu l’ampleur de ses pérégrinations dans la ville. Il lui laissait une liste de commandes et, en rentrant, tout était à sa disposition. Une fois de plus, notre héros prouvait la qualité de ses facultés d’organisation.
Il attendait donc dans son living-room, paresseusement installé sur son canapé mobile. Soudain un klaxon se fit entendre : c’était Carlo qui venait d’arriver. Il descendit plus vite que d’habitude. Le jeune homme lui ouvrit la porte de sa voiture de sport et il s’y engouffra. Étaient-ils partis vers le rêve ? Vers le cauchemar ? Plutôt vers l’espoir dirons-nous.
-Comment vas-tu, ami ? Lui demanda l’Italien.
-Bien, bien. Alors, où allons nous ? S’enquit le vieil immigré.
-A Tivoli, pas loin de la Villa d’Este, où réside l’ami de mon père.
S’il y avait un endroit du monde où il se sentait vraiment bien c’était à la Villa d’Este en question. Au milieu des cascades de jets d’eaux, des plantations en terrasse, sous les ciels des grottes artificielles…
Il se dit que la journée serait passionnante. Carlo conduisait comme un champion, à l’image de ce qu’il faisait de sa vie. C’était un homme parfait. A le voir vivre à longueur d’années, il époustouflait Henry qui le considérait comme un mutant, le prototype de l’être humain d’un futur lointain. Ils discutèrent du Bernin, un sculpteur qu’ils aimaient tous les deux, un maître si bien représenté au rez-de-chaussée de la galerie Borghèse.
Ils arrivèrent à Tivoli. Ils y étaient attendus. La voiture du Romain fut garée dans la cour intérieure d’un petit palais. Ils furent reçus par l’ami du père de Carlo qui parlait assez bien le français. Il leur fit goûter un petit vin local assez doux, puis ils visitèrent les lieux. Ils entrèrent dans un grand salon meublé à l’italienne : sièges en bois doré, commodes larges et ventrues, tableaux religieux…Au centre de la pièce, sur une table à piétement de bois et dessus de marbre, trônait le Bacchus. Il était en excellent état, preuve qu’il n’avait jamais quitté la famille, qu’on ne l’avait pas oublié dans quelque coin sordide.
Une puissance énergétique incroyable se dégageait de cette sculpture. On sentait que l’artiste créateur était frappé du sceau du génie. Par exemple, la représentation des muscles était sidérante de réalisme idéalisé. L’œuvre en devenait « terrible » à observer. L’esprit du sculpteur soufflait de l’intérieur du bronze, il l’avait piégé de son âme. Le personnage était saoul. Jamais l’ivresse n’avait été représentée avec une telle vérité…C’était LA vérité de l’ivresse…Les moindres détails du visage étaient d’une précision diabolique. Les outils utilisés se sentaient encore -les limes notamment- dans les reprises de la pièce après fonte. La re-parure avait été parfaite donnant une qualité de ciselure hors norme. La patine comportait deux couches, laque et verni, comme notre héros l’avait vu sur les photos. Henry n’avait jamais rencontré un bronze d’une telle qualité d’exécution. Il n’avait plus le moindre doute, Carlo non plus au demeurant. Il laissa le jeune antiquaire conclure les négociations. La transaction fut rapidement établie. A un niveau un peu supérieur à son estimation initiale mais c’était réglé.
Deux jours plus tard, la sculpture se trouvait chez le vieil émigré. Pas pour longtemps : il l’examina sous tous les angles, pris d’innombrables notes tandis que Carlo s’occupa des photos. Elle fut ensuite transférée dans un grand coffre d’une banque centrale. Après quoi, un dossier fut préparé dans le plus grand secret. Il appela Alfredo pour savoir quels documents sur les statues disparues de Michel-Ange existaient. A l’énoncé de la question, il y eut une seconde de silence puis le libraire érudit lui dit tout ce qu’il savait sur ce sujet. Il promit aussi de s’informer. Ce qu’il fit mais aucune certitude ne pu être établie…C’était l’objet qui devait emporter la décision. Henry appela le courtier américain du Brancusi. Celui-ci fut surpris de l’entendre mais, très vite, il l’écouta de toutes ses oreilles. Ce que lui disait le « piéton de Rome » lui donnait des sueurs froides : il devait faire vite.
Trois jours plus tard, William Green était dans la ville éternelle. Il trouva Monsieur Duplessis en bonne forme, toujours aussi malin. Carlo l’impressionna, il était rare de croiser ce type d’homme. Il observa le bronze après avoir étudié à fond le dossier qui lui avait été remis. Il en tira ses conclusions. Il rentra aux États-Unis se concerter avec les acheteurs potentiels en nombre restreints : deux ou trois pas plus. L’accord se fit et la valise diplomatique emporta la statuette vers sa destination finale, en Californie. L’argent fut déposé quelque part en Europe sur deux comptes différents à part égales.
L’Italien s’offrit l’appartement dont il rêvait dans le centre historique de la ville. Le Français continua ses promenades dans la cité qu’il aimait tant, conservant le même logement. La vie redevint régulière, ordonnée, claire telle que notre héros l’adorait. Blanche décida de rester plus longtemps près de son compagnon. Elle ne repartit que rarement pour Paris et le piéton de Rome continua à voir ses amis locaux, à recevoir ceux qui venaient d’ailleurs comme si de rien n’était. Ne l’oublions pas : c’était un sage…
La suite au prochain numéro: Petit hommage au grand Velasquez
, mise en ligne samedi 5 décembre 2015, qu’on se le dise … !
Jacques Tcharny
WUKALI 27/11/2015
Courrier des lecteurs : redaction@wukali.com