Last exit to eternity !
Depuis qu’il vivait à Rome, Henry n’avait rien gardé de son passé. Celui-ci ne l’intéressait plus. Il s’occupait uniquement du présent puisque le futur ne signifiait rien pour lui : il n’avait aucun problème matériel et était sans attache. Il y avait bien les enfants de Blanche mais ils étaient mariés et chargés de famille. Ils étaient donc très occupés et il les connaissait peu. Avouons-le : cette situation l’arrangeait bien, il était, et se savait, profondément égocentrique.
Il aimait partager avec sa compagne à qui il avait fait rencontrer ses amis romains : Alfredo et Alexandra ainsi que Carlo et Ivanka. Elle connaissait déjà Hermann, Fernando, Gilbert et Catherine les happy few de son époque parisienne.
Comme nous l’avons dit, ceux-ci passaient de temps en temps par Rome. Dans ces moments-là, c’était la fête pour Henry et il essayait de les accueillir de la meilleure manière possible. Le reste de l’année, et c’était la majorité du temps, il était seul avec Blanche et ne voyait que ses amis romains.
Depuis leur aventure avec le Bacchus, Carlo avait acheté un superbe appartement face au Palais Farnèse. Il était devenu père de famille, Ivanka avait accouché d’une petite fille. La Bulgare était devenue plus fréquentable du point de vue d’Henry : plus humaine, plus réaliste, moins imbue d’elle-même. L’âge ? La sécurité ? La maternité…?
Le couple de Français était donc un habitué des réceptions et des soirées de l’Italien et de sa femme. Chose curieuse, Alfredo et Carlo ne se connaissaient pas. Le libraire n’avait jamais vendu de documentation à l’antiquaire et ils ne résidaient plus dans le voisinage l’un de l’autre. En revanche, les deux couples connaissaient bien l’appartement d’Henry et Blanche dans le Trastévere. La vie de ces deux derniers était celle d’un couple de bourgeois rentiers. Ils se laissaient vivre…
Blanche avait fini par contracter le « virus romain » comme elle disait souvent en désignant ainsi la passion de son compagnon pour la Ville et ses environs. Le rythme immuable du temps n’avait aucune prise sur notre héros. Il continuait à passer ses journées à se promener, à regarder, à écouter, à observer. Il avait découvert de nouvelles trattorias derrière la villa Borghèse, qui proposaient des cuisines locales de différentes régions d’Italie : les Abruzzes, les Pouilles, la Calabre. Il n’était plus le gros mangeur d’autrefois aussi revenait-il fréquemment explorer les menus.
L’égocentrisme d’Henry était très poussé mais pas au point de ne pas se poser la question de sa mort. Non pas que cela le préoccupât le moins du monde : il s’en moquait éperdument. Mais la situation de Blanche, si elle lui survivait comme c’était probable, devait être mise au clair. Il lui avait dit, sans qu’elle lui ait posé la moindre question que c’était prévu et réglé. Ce qui était vrai. Elle l’ignorait mais elle était son unique légataire. Cette décision de notre ami était tout à son honneur, avouons-le. Il savait parfaitement qu’il avait des difficultés physiques de plus en plus évidentes mais, à soixante-cinq ans, il ne pouvait pas s’en étonner. Peut-être pourrait-il continuer à vivre ainsi quatre ou cinq ans après…Qui pouvait prévoir ?
Ces années romaines l’avaient apaisé. La présence de Blanche aussi. Une forme de calme, de sérénité, de stabilité lui avaient fait oublier les duretés, les ennuis, « la course au fric » qu’il avait connus à Paris. Il refusait de penser encore à cette période de sa vie d’autant plus que les images de Véronique et d’Ariane s’y superposaient. Il ne pensait jamais à ces deux femmes sans un frisson d’angoisse et de dégoût pour leur attitude à son égard. Enfin, tout cela était loin. Il ignorait les lendemains difficiles, les échéances à payer et les déclarations d’impôts. C’était le meilleur côté de sa vie actuelle : ne plus s’occuper de son quotidien. Quel bonheur…!
Henry était excessivement fatigué par rapport à l’existence qu’il menait. Il appela son copain Gilbert, médecin retraité, il lui confia ses doutes. Son ami lui conseilla de faire des examens et de modifier son alimentation. Dans l’intervalle de temps qui le séparait des résultats de ses analyses, il décida de raconter l’histoire de sa vie et de ses ballades romaines. A peine avait-il commencé qu’il se jeta sur stylo et papier, passant des heures voire des soirées entières à écrire et décrire ses vies parisiennes et romaines, ce qui ne lui était jamais arrivé. Blanche était inquiète de la tournure que prenait le comportement de son compagnon. Arrivèrent les résultats des analyses. Sans qu’il s’en soit rendu compte, il souffrait d’une grave maladie coronarienne. Son espérance de vie était réduite, quelques mois, un an peut-être…
Un grand changement se fit en lui. Paradoxalement, il se sentit libéré de tout lien avec le monde. Il avertit ses amis de sa fin prochaine. Il désirait les revoir une dernière fois. Il raconta à Blanche l’histoire du Brancusi et celle du Michel-Ange. Ils firent un ultime voyage ensemble, cette fois vers un minuscule état européen où l’argent du Français était placé. Elle en recevrait la totalité après sa mort, charge à elle de faire éditer ses mémoires car il ne voulait pas réaliser ce projet de son vivant. Il semblait joyeux ce qui sidérait sa compagne. Il passa les derniers mois de sa vie à lui transmettre le savoir qu’il avait acquis tout au long de son existence. Il organisa une grande soirée pour ses amis romains. Alfredo et Alexandra rencontrèrent enfin Carlo et Ivanka. Ils eurent un bon contact. Tous les quatre étaient époustouflés par l’attitude d’Henry face à la mort : se moquer, jouir de ses derniers moments en tout bonheur était inhabituel, voir choquant, pour des Italiens. Il revit Fernando, Catherine et Hermann… Qui reprit le personnage de Jacques Schwartz, caricature d’Henry Duplessis, qu’il avait utilisé dans une histoire, vingt-cinq ans plus tôt. Lequel héros mourrait à la fin de ce nouveau récit.
Il acheta une sépulture. Blanche exigea qu’il y ait deux places car elle voulait être enterrée près de son compagnon. Elle décida de continuer à vivre à Rome, quoi qu’il arrive. Six mois plus tard, il s’alita et comprit que c’était la fin. Encore deux semaines et il s’éteignit simplement, tranquillement, heureux comme il ne l’avait jamais été. Son visage rayonnait dans le cercueil. Il semblait apaisé, ravi. Blanche fit mettre sa photo sur sa tombe, son identité, ses dates de vie et graver cet épitaphe : « Ci-gît le piéton de Rome ».
Les plus certains de sa présence fantomatique, ce sont les chats des jardins du Palais Corsini car le banc où il s’asseyait est toujours vide alors que les autres sont occupés en permanence par ces félidés. C’est le plus bel hommage qui puisse lui être rendu, Il en sourit, les Romains en sont sûrs.
Une dizaine d’années plus tard, Blanche le rejoignit pour l’éternité. Elle fit déposer dans son cercueil, près de son visage, un exemplaire de l’édition des « Mémoires » d’Henry Duplessis. Elle eut le temps et la joie de voir des universitaires s’intéresser au livre et rédiger des thèses qui auraient surpris le piéton de Rome. Ce qu’il devint alors dans l’imaginaire collectif romain, l’équivalent de deux autres piétons célèbres, celui de Lisbonne : Fernando Pessoa et celui de Paris : Léon-Paul Fargue.
FIN
Jacques Tcharny
WUKALI 05/03/2016
Courrier des lecteurs : redaction@wukali.com
Illustration de l’entête : Festivités pour le 500è anniversaire de la création de la Garde suisse. St Pierre de Rome, Vatican, photo IX invicta 5
Récapitulatif général
Le Piéton de Rome
Premier chapitre : Au nom de Bacchus (1)
Deuxième chapitre: Au nom de Bacchus (2)
Troisième chapitre: Petit hommage au grand Vélaquez
Quatrième chapitre: A l’assaut de l’Ambassade-
Cinquième chapitre Le Palais Colonna
Sixième chapitre La Leçon du musée d’art moderne
Septième chapitre Une arcane au Vatican
Huitième Chapitre Face à face avec Léonard
Neuvième chapitre Les rivaux de Rome
Dixième chapitre. Une semaine caravagesque
Onzième chapitre. Une visite à Moïse
Douzième et treizième chapitre. De la Villa d’Este à l’Inde
Quatorzième chapitre. Le mystérieux Monsieur Duplessis
Quinzième chapitre. Le Héros du Capitole
Seizième chapitre. Au Carrefour des temps
Dix-septième et dernier chapitre. La Dernière ballade