Roberto Devereux a co-production of The Metropolitan Opera and Théâtre des Champs-Elysées
Il peut paraître surprenant d’associer le « théâtre de boulevard » – genre jugé mineur par les tenants du bon goût – à une œuvre lyrique sérieuse et dramatique réputée noble comme l’opéra de Gaétano Donizetti « Robert Devereux » crée à Naples le 29 Octobre 1837. C’est le 57ème des 70 opéras du compositeur, un des maîtres du « belcanto » – en français le beau chant – qui désigne en matière opératique une technique de chant fondée sur la recherche du timbre, mêlant virtuosité vocale et utilisation d’ornements, de nuances et de vocalises sur une tessiture la plus étendue. Rossini, en son temps, en fût un bel exemple qui, le premier, codifia cette virtuosité laissée dans les vocalises à l’appréciation des chanteurs qui, bien sûr, rivalisaient dans les ornementations.
Si j’évoque le théâtre de boulevard c’est pour mettre en exergue son aspect prévisible qui repose sur une mécanique rodée d’intrigue convenue et de procédés théâtraux bien huilés qui déclinent à l’infini, grosso modo, toujours les mêmes situations parfois réactualisées dans l’époque.
Car le théâtre de boulevard c’est la déclinaison à l’infini d’un canevas le plus souvent triangulaire entre le mari, la femme et l’amant et accesoirement la soubrette ou le valet de chambre. Les quiproquos, les imbroglios mais aussi les portes qui claquent, les bons mots comiques et les rires forcés visent à brocarder joyeusement la morale traditionnelle et le couple petit bourgeois engoncé dans ses certitudes, ses faux semblants et ses petits secrets qui sont en fait, approximativement, les mêmes que ceux du public qui rit dans la salle !
Dans ces situations convenues, le mari est toujours ridiculisé, l’amant est souvent le meilleur ami du mari et l’épouse toute en savante rouerie bénéficie parfois de l’appui d’une soubrette délurée et complice. Mais jamais l’intrigue ne se termine mal ! Le happy-end est quasiment de rigueur où chacun retrouvera sa chacune en dessinant parfois une nouvelle géographie amoureuse qui convient à tous les personnages….et préserve souvent la morale, les apparences ou les conventions.
Mais la violence est exclue du genre. Pas de crime, pas de bain de sang par la mort de l’un ou l’autre des protagonistes qui aurait été rageusement trucidé au cours d’une violente dispute ! S’il y a duel, il se passe généralement dans les coulisses hors de la vue des spectateurs ! C’est « convenable » et c’est la règle !
Cette situation de « boulevard » destinée à nous amuser du malheur des autres devient avec l’opéra de Donizetti d’une toute autre nature même si elle en garde l’aspect triangulaire. Le sourire devient un rire grinçant et sardonique glaçant d’effroi tant la violence, la haine et la passion occupent le devant de la scène.. On serait tenté d’y voir le boulevard…. du crime. L’intrigue et la situation qui en découle, si elle retrouve le typique trio, – le mari, leS femmes et l’amant – au lieu de nous faire rire nous tire les larmes et déclanche la peur voire l’effroi et la sidération.
Tout se termine dans un bain de sang – il y a un mort – dans un déchaînement de fureur et de larmes – le mari trompé tente de tuer sa femme infidèle qui implore le pardon – et, dans l’au delà de la souffrance, la folie vient étouffer la douleur d’un personnage sous les visions terrifiantes qui détournent le sujet de lui même. En toile de fond la vengeance laisse se profiler la menace puis l’image et la réalité de la mort qui plane tout au long de l’oeuvre.
Nous sommes en 1598, une femme – la reine Elisabeth re – est éprise de son amant Roberto Dereveux, Comte d’Essex, qu’elle soupçonne de lui être infidèle. Sarah, la femme du Duc de Nothingham ami de Roberto, est éprise de ce dernier auquel elle a dû renoncer car son père, sur son lit de mort, l’a contrainte à un mariage dénué de passion avec un pair du royaume qui, lui aussi , commence d’avoir des soupçons sur la fidélité de sa femme.
Deux trios fatidiques sont d’ores et déjà en place pour un affrontement qui ne peut se terminer que dans le sang où les larmes. La Reine soupçonne son amant Roberto d’aimer une autre femme sans connaître son identité. Le Duc de Nottingham, lui, découvre peu à peu qu’il est bafoué par sa propre femme qui, découvrira-t-il, aime son meilleur ami.
Roberto Derveux, Comte d’Essex, guerrier malheureux d’une campagne perdue en Irlande est jugé par ses pairs et condamné à mort. On trouve sur Roberto une écharpe bleue qui se révèle appartenir à Sarah, la duchesse de Nothingham, écharpe que la Reine et le Duc, venu plaider la cause de son ami Roberto, reconnaissent immédiatement.
La vengeance est en marche dans un processus implacable et sans pitié. Tous les ingrédients d’un déchaînement de violence, de haine et de rancoeur sont réunis : l’ami trahi, l’amant démasqué et surtout la femme bafouée : la reine sont en piste pour l’affrontement final. Tuer pour se venger – la Reine, Nothingham – ou tuer pour ne pas être tué : Roberto ! Les passions sont à leur acmée qui ne souffrent aucune demi mesure, aucun état d’âme et pas un soupçon de pitié. Le décor est prêt et les protagonistes décidés à en découdre ainsi qu’à laver leur honneur ou à défendre leur amour.
Sarah, dans une ultime tentative pour sauver celui qu’elle aime veut apporter à la Reine la bague que la souveraine a donné à Roberto comme symbole de sa protection. Nothingham, ivre de jalousie et de douleur, veut empêcher Sarah de le faire et menace de la tuer. Fuyant, elle apporte la bague à la Reine. Celle ci decouvre du même coup sa rivale haïe. La souveraine éperdue de douleur signe la mort de Roberto et s’enfonce dans le tombeau qui s’ouvre sous son trône en proie à des visions terrifiantes et morbides.
Si l’on est effectivement loin du vaudeville et de ses situations cocasses, le trio classique – le mari, l’amant, la femme – est malgré tout reconstitué à l’image des pièces de boulevard mais la situation d’affrontement conduit chacun des protagonistes vers une mort plus ou moins certaine ou vers la désespérance et la folie.
Le metteur en scène David Mac Vicar choisit le décor unique d’une salle d’apparat du palais royal avec mezzanine et colonnades où s’abritent les courisans. Dans les tonalités des tableaux des maîtres flamands se dessine, faiblement éclairée, l’aire de jeu du drame – le cirque ? – dont ils vont être les témoins passifs et anonymes tant ils peuvent être sidérés par le tragique d’une situation poussée au paroxysme de la violence et de la haine. On aura compris que cette mise en scène classique restitue toute la profondeur et toute la cruauté d’un livret écrit par Samavdore Carammano.
Le plateau vocal doit nécessairement être à la hauteur de cette empoignade passionnelle. Il faut donc des chanteurs capables d’éxécuter une partition périlleuse pour la voix mais cela ne suffit pas. Les chanteurs doivent être aussi de remarquables comédiens qui vont pouvoir transmettre les émotions chauffées à blanc de cette partition incandescente.
On peut donc saluer le travail de direction d’acteur instillé par David Mac Vicar. Les chanteurs semblent pris par leurs rôles et vivre les émotions suscitées par la partition. On souffre presque de voir Elïna Garanca, mezzo-soprano, propulsée à l’autre bout de la scène par un Mariusz Kwiecien , baryton, – son époux- ivre de colère et de ressentiment qui s’investit totalement dans l’affrontement avec sa femme. La scène secrète une intensité dramatique exacerbée que les deux chanteurs affrontent avec le même aplomb et la même conviction.
Mathiew Polenzani campe un Roberto Dereveux qui peut paraître plus fade que ses trois autres partenaires. Sa position n’est évidemment pas la même. Il traduit semble-t-il avec beaucoup d’à propos toute l’intensité d’un conflit intérieur qui prend l’allure d’une tempête sous un crâne. Il est, en effet, tiraillé entre des vécus contradictoires et inconciliables : d’une part son amour pour Sarah, d’autre part ses remors vis à vis de son ami le Duc de Nothingham qu’il a bafoué et la culpabilité née de sa trahison de la Reine qui lui inspire la peur la plus insidieuse car il sait que la vengeance de cette dernière sera terrible quelque soit la passion qu’elle lui voue encore.
Sondra Radvanosky, soprano américaine, est considérée comme l’une des plus grandes verdienne de sa génération. Elle est habituée des rôles de la triologie donizetienne des Tudor qu’elle a interprétés au cours de la saison du Metropolitan Opéra de New York. Présente en scène quasiment durant toute l’œuvre elle reprend un rôle ou a brillé Edita Gruberova. Elle allie une maîtrise technique parfaite qui se plie aux exigences de l’intensité dramatique notamment dans la scène finale aux accents déchirants. Les applaudissements du public debout, les papiers lancés depuis les balcons comme pour une parade dans les rues de New York traduisent la chaleur d’un accueil de spectateurs conquis et époustouflés par une prestation vocale et scénique que l’on peut qualifier d’anthologique.
Muarizio Benini au pupitre donne beaucoup de relief à une partition où il met ne relief les temps lents où l’action se pose et se tisse qu’il oppose à de brusques accélérations lorsque la dimension émotionnelle dépasse en quelque sorte les capacités que le sujet a de les contenir.
Une soirée royale à bien des égards !
Jean-Pierre Vidit
WUKALI 27/04/2016
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Illustration de l’entête: Sondra Radvanovsky dans le rôle d’Elisabeth Ire, photo: MET