An exhaustive study of verismo in opera
C’est sur cette interrogation que se termine notre série en six articles consacrée à l’étude de l’opéra vériste. D’Italie en France, sur les plus grandes scènes d’opéras, au coeur même des tourments, des passions et des soubresauts des sociétés au tournant du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, compositeurs et écrivains ont bouleversé la sensibilité lyrique et porté la scène d’opéra vers d’autres incandescences, d’autres horizons et d’autres drames.
Avez-vous aimé, cela vous a-t-il intéressé, faites-le nous savoir ! Vous trouverez une discographie ainsi que le récapitulatif des études précédentes en bas de cette page.
Merci à Danielle Pister pour ce travail admirable.
P-A L
La production vériste et naturaliste couvre à peine une décennie, entre 1890 et 1900, de [**Cavalleria *] au doublet [**Tosca et Louise.*] On peut étendre la durée jusqu’à 1918 pour y inclure [**Adriana Lecouvreur*] et[** Il Tabarro,*] même si, en ce début de XXe siècle, les principaux compositeurs véristes ont changé d’orientation et si, dans une acception courante, le terme de vérisme recouvre souvent tous les opéras de la Jeune école italienne écrits entre 1890 et 1910, quels qu’en soient le caractère, l’époque ou le lieu. Ce qui peut signifier que les limites du genre ont été vite atteintes et qu’il était destiné à aboutir à une aporie.
L’émergence de ce type d’opéra s’explique à la fois par des raisons musicales – rompre avec les modèles obsédants de Verdi et de Wagner – mais aussi politiques : l’unification italienne n’a pas comblé toutes les attentes du pays et elle accentue l’opposition entre le Nord, plutôt opulent et le Mezzogiorno déshérité, qui se sent méprisé et prend musicalement sa revanche grâce à Mascagni. L’opéra ramené à l’expression « d’une tranche de vie », loin des sujets nobles fournis par l’histoire, la mythologie ou la tragédie, change la manière de restituer les déchirements de la passion dans une sorte d’emportement lyrique « naturel » qui doit susciter, chez l’auditeur lui-même, la violence des passions éprouvées par les personnages. Quand l’art classique fait appel à la raison pour créer une distance entre la scène et le spectateur afin qu’il rejette loin de lui ces élans et les crimes qu’ils entraînent, le vérisme, au contraire pousse à une identification par le biais de l’émotion générée par la musique, et surtout par le chant qui correspond à la respiration même de l’être humain. Aussi les compositeurs, soucieux également de toucher un public sans grande culture musicale, ont-ils pu être tentés par des effets faciles mais efficaces : la mélodie cède alors la place à la parole ou au cri, au râle, au sanglot. C’est surtout sur l’impact de la voix, lancée à pleins poumons, comme dans l’ultime scène d’[**Andrea Chénier,*] que l’on compte pour remuer l’auditeur jusqu’aux entrailles. D’autres, au contraire, joueront sur la sobriété et la brièveté, rompant brutalement avec la violence qui a précédé pour mieux frapper les esprits, comme à la fin de[** Paillasse.*]
Faut-il affirmer avec le musicologue René Dumesnil que « Le vérisme a flatté les instincts et les goûts les moins nobles et c’est sa tare. » et que « cette musique superficielle et lâchée ne s’adresse point à l’âme et se contente de parler aux sens » ? Certes, les années 1940 et 1950, ont donné sans doute trop d’exemples de chanteurs qui, faute de savoir utiliser les inflexions ou les couleurs de la voix pour traduire la souffrance des personnages, ont usé et abusé de moyens histrioniques avec force sanglots et hurlements. Cela tient à un chant qui se resserre sur le haut medium, sans fioritures ni vocalises, sans recours à la « messa di voce », technique propre au chant baroque qui consiste à attaquer une note pianissimo, à en augmenter progressivement le volume puis à revenir graduellement au pianissimo initial, le tout sans reprendre son souffle. Le vérisme facilite l’émission de la voix, en privilégiant la puissance dans le registre médian. Cette « école du rugissement » s’est développée, pour des chanteurs sans technique, hors répertoire vériste.
Reste le paradoxe du vérisme. On l’a vu, il est parfois difficile de décider ce qui fait la spécificité d’un sujet et d’une musique véristes, en dehors de quelques types de personnages et de situations et de quelques procédés musicaux. Cela tient plus à une évolution de la sensibilité du public qui accepte que l’on mette sur la scène des personnages exclus jusque-là par bienséance, du moins dans les premiers rôles, et que l’on montre ce que l’on cachait jusque-là. C’est l’acceptation du mélange de tons et l’effacement entre les genres de l’opéra et de l’opéra-comique. C’est aussi la mise
sur le même niveau d’importance du texte et de la musique (héritage wagnérien ?), quand l’opéra romantique privilégie la musique et la pure virtuosité vocale. Mais les compositeurs finirent par éprouver, au bout d’un temps relativement bref, le besoin de se tourner vers autre chose. La raison essentielle vient de la contradiction fondamentale à laquelle le vérisme se heurte : le « vrai » peut-il se confondre avec l’art, dont l’étymologie renvoie à l’idée d’une technique, à quelque chose que l’on fabrique ? Chaque époque a cherché à donner une réponse, aucune ne peut prétendre en avoir trouvé une définitive. De plus, il a manqué à cette école, un véritable renouvellement de l’écriture musicale qui, pour l’essentiel, a repris les chemins du romantisme ou du wagnérisme, à l’exception d’un Puccini qui se fraie un chemin personnel. Ceci explique peut-être l’affirmation péremptoire de Mascagni, en 1910, surprenante venant de lui : « Le vérisme assassine la musique ; seule la poésie, le romantisme, peuvent donner des ailes à l’inspiration ». Cela conforte l’idée que le vérisme semble aboutir à une impasse. Aurait-il manqué la voie ouverte par Bizet, définie par le musicologue italien, Rodolfo Celletti : « sous l’influence de Carmen et des éléments réalistes apportés par cette oeuvre, le conflit entre l’Homme et le Femme s’est substitué au conflit romantique entre le Bien et le Mal » ?
Frankfurter Museumsorchester, director: Sylvain Cambreling, Wozzeck: Dale Duesing, Marie: Kristine Ciesinski
Il ne faut pas se cacher que le plaisir de l’auditeur, dans ce dernier cas, sera plus intellectuel que sensuel ; aussi ce répertoire, depuis un siècle, n’a pas pu conquérir un public aussi vaste que celui du vérisme italien. Il ne s’agit pas de les comparer. Se pose une autre question qui serait de savoir s’il n’y a pas eu au XXe siècle, une disparition du plaisir apporté à l’auditeur par la musique et la voix, par cette éradication du lyrisme, dans le sens banal du terme. Ce qui contrevient au concept même d’opéra, tel qu’il a été conçu à ses origines. Mais comme l’écrivait Rudyard Kipling : ceci est une autre histoire…
Danielle Pister
Précédents articles
Le Vérisme (1), Puccini, Mascagni, Leoncavallo et quelques autres
[Le Vérisme (2) L’opéra en Italie au tournant des XIXè et XXè siècles->http://www.wukali.com/Verisme-2-L-opera-en-Italie-au-tournant-des-XIXe-et-XXe-siecle-2504#.V2LgoMc03Vo
]
Le Vérisme(3) André Chenier, Adrienne Lecouvreur et autres opéras
Le Naturalisme français (5). Massenet, Charpentier et Louise…
[*À écouter*]
[**Cavalleria rusticana *] : Impossible de faire le tour de tous les enregistrements disponibles.
Notons la version dirigée par Mascagni lui-même, à la Scala de Milan, pour les 50 ans de la création de l’œuvre (1940), avec le Turrido de Beniamino Gigli et le Tonio de Gino Bechi (EMI repris par Naxos).
Chez EMI-Warner, la Santuzza de Maria Callas, dirigée par Tullio Serafin, en 1953, est impressionnante. Tous les grands ténors,depuis l’après-guerre, ont enregistré l’intégrale et leurs interprétations sont disponibles sous différentes étiquettes (au moins trois avec Plácido Domingo). Luciano Pavarotti a enregistré Cavalleria rusticana en 1977, chez Decca, avec Julia Varady en Santuzza. C’est affaire de préférence, leurs partenaires étant corrects dans l’ensemble, sans s’imposer particulièrement. Si l’on veut un grand chef et un ténor stylé, Karajan et Carlo Bergonzi s’imposent chez Deutsche Grammophon (1965) : c’est assurément le meilleur choix, couplé avec un Paillasse de grande qualité.
[**I Pagliacci *] : Même remarque que précédemment. Il faut avoir entendu Gobbi impressionnant en Tonio. On le trouve aux côtés de Callas qui n’a jamais chanté Nedda à la scène, chez EMI-Warner, dirigée par Tullio Serafin, en 1953.
Sur tous les supports DVD et Blue Ray, de même que sur quelques CD audio, [**Cavalleria et Paillasse *] sont systématiquement couplés. On peut ainsi peut retrouver Karajan chez Deutsche Grammophon, avec un exceptionnel Jon Vickers dans I Pagliacci. Quant à Plácido Domingo, mis en scène de façon surchargée par Zeffirelli sous la baguette de Georges Prêtre, il souffre de partenaires souvent impossibles dont la très discutable Elena Obraztsova dans Santuzza (CD et DVD : Philips repris par Decca). Au festival de Pâques en 2015 à Salzbourg, Jonas Kaufmann, également dans les deux rôles de Turridu et de Canio, est dirigé par Christian Thielemann à la tête de l’exceptionnelle Staatskapelle de Dresde mais dans scénographie hors de propos (Sony).
[**Andrea Chénier*] : Decca a publié une version avec Renata Tebaldi et Mario del Monaco, la version de référence dirigée par Gianandra Gavazzeni avec le Chœur et l’Orchestre de l’Académie Sainte Cécile Rome, dans un son excellent (1957).
Plácido Domingo, Renata Scotto, Sherrill Milnes et James Levine à la tête du National Philarmonic, Philharmonic Orchestra et le Jon Alldis Choir offrent une équipe solide mais pas exceptionnelle (RCA-Sony 1976).
Pour les inconditionnels de Luciano Pavarotti et de Montserrat Caballé, Leo Nucci, Decca offre une nouvelle version, en 1984, sous la direction de Riccardo Chailly à la tête
du Welsh National Opera Chorus et du National Philharmonic Orchestra de Londres.
[**Adriana Lecouvreur*] : on ne peut ignorer Magda Olivero dans un rôle auquel elle s’est identifiée, même s’il n’existe que des prises de son très précaires sur le vif.
Chez Lirica, Oliviero de Fabritiis dirige l’orchestre de la RAI, avec Juan Oncina, Maria Rota, Mario Basiola. La version avec Tebaldi et Del Monaco reste la référence moderne chez Decca.
En DVD, à la Scala de Milan, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, on écoutera Mirella Freni, Fiorenza Cossotto, Peter Dvorsky.
[**Fedora *] : il ne faut surtout pas se priver de l’unique enregistrement de Magda Olivero, en 1969, chez Decca, avec Mario Del Monaco, Tito Gobbi, l’orchestre de Monte-Carlo dirigé par Lamberto Gardelli.
Mirella Freni et Plácido Domingo se retrouvent en DVD, en 1993 (TDK), dirigés par Gianandrea Gavazzeni, à la Scala, et en 1996 (DGG), dirigés par Roberto Abbado, au Metropolitan Opera.
[**Louise*] : pour les amateurs de vieilles cires, la version Eugène Bigot Ninon Vallin, Georges Thill, André Pernet (1935) chez Naxos fait renaître un pan de l’histoire de l’opéra et du chant français.
En version moderne, Plácido Domingo, Ileana Cotrubas, Gabriel Bacquier,dirigés par Georges Prêtre chez Sony (1976) nous livrent un compromis acceptable.
[**Wozzeck *] : Pierre Boulez dirige de façon convaincante le chœur et l’Orchestre de l’Opéra de Paris avec Walter Berry, Isabel Strauss Carl Dönch, chez Sony (1971).
[*À lire*]
• Avant-scène Opéra : Cavalleria rusticana / Paillasse, mars 1983, n°50 ; André Chénier, juin 1989, n°121 ; Adrienne Lecouvreur, 4e trimestre 1993, n°155.
• Gérard Denizeau, Les Véristes, Paris, Bleu Nuit, 2011.
• Manfred Kelkel, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra de
1890 à 1930, Paris, Vrin 1984, rééd. 2002.
WUKALI 29/06/2016
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Illustration de l’entête : Roberto Alagna dans le rôle de Des Grieux et Kristine Opolais dans celui de de Manon Lescaut de Puccini. ©MET