When comic strips mean resistance against the evil
Edmond-François Calvo (1892 Elbeuf / 1957 Paris), auteur et dessinateur de bandes dessinées, injustement oublié du grand public de nos jours, reste un des grands précurseurs d’avant-guerre pour tous les fans du neuvième art.
L’artiste est issu d’une famille de commerçants normands il dirigea d’abord une fabrique de sabots, puis fut aubergiste jusqu’en 1938, tout en collaborant au « Canard enchaîné » comme caricaturiste (1919/21). Après la vente de son auberge, il réalise son rêve de devenir illustrateur et dessinateur de BD à plein temps.
Cette histoire en deux albums (La Bête est déchaînée et La Bête est terrassée) raconte la Seconde Guerre Mondiale sous forme « démarquée » dans le monde animalier. Le scénario est de Victor Dancette, éditeur de livres pour la jeunesse.
L’immense succès de cette œuvre fera que Walt Disney lui proposera de travailler pour ses studios, ce qu’il refusera mais l’influence des dessins animés de Disney est évidente sur son travail. C’est Calvo qui formera un jeune homme, inconnu et timide, venu le regarder travailler et lui demander conseil : Albert Uderzo, le père d’Astérix et Obélix…
Cette bande dessinée réalisée sous l’Occupation est exceptionnelle par son sujet « réalisé dans la gueule du Grand Loup (Hitler), au groin du Cochon décoré (Goring), et sans l’autorisation du Putois Bavard (Goebbels) », par la mise en page des planches originales combinant de une à six cases, par l’utilisation de couleurs directes sur les dessins finis, par l’aspect étonnant de l’incrustation des textes car Calvo n’utilisera aucun phylactère tout au long de son œuvre, par la caractérisation des espèces animales en lutte : le dog anglais, la hyène italienne, le loup allemand, le chien danois, le lionceau belge, le lion éthiopien, le kangourou australien, les singes jaunes japonais, le bison américain, l’ours polaire russe et la grenouille, la cigogne, le lapin et l’écureuil français, sans oublier le léopard des troupes coloniales de la République, les bergers suisses, les chats iraniens, les buffles et dragons chinois…
Notons aussi les parodies de noms tristement célèbres : la ligne Livarot (Maginot), la Barbarie (l’Allemagne du Troisième Reich), le pays des dix plaies (l’Égypte), le commentateur de radio-Paris : On-ne-sait-pas-qui (Jean Herold-Paquis), les collaborateurs devenant des rats et des crapauds..
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Tous ceux qui ont vécu la Libération, même les plus illettrés comme ma grand-mère, émigrée russo-polonaise analphabète, ont vu et connu les deux tomes de cette page d’histoire contemporaine. La force qui s’en dégage est d’une puissance percutante dépassant, et de loin, le simple cadre classique de la BD pour devenir archétype de la victoire sur le monstre nazi décrit dans son ignominie la plus profonde : que l’on regarde dans le tome 1 : la case 5 de la planche 21, la case 2 de la planche 6, la case 2 de la planche 22 ou encore les cases 4 et 5 de la planche 23…Et cela n’a rien d’exhaustif…Quant aux singes japonais, ils en prennent aussi pour leur grade : case 4, planche 5 du tome 2 !
Mais les sommets épiques de l’œuvre, car il s’agit bien de cela, ce sont les formidables scènes de bataille s’étalant sur une planche entière, quelquefois deux : l’attaque de la ligne Livarot par les loups ( en vérité la Wehrmacht la contourna), la défense de Bir-Hakem par les hommes de la France-Libre (ici des lapins) qui fut connue très tôt en métropole, l’écrasement des loups par les ours dans Stalingrad où le débarquement des bisons et des dogs en Normandie chassant devant eux les loups en fuite…
Mais, paradoxalement, existent d’autres « images frappantes » qui n’ont pas grand-chose de guerrières, qui sont même franchement nostalgiques : au début de l’ouvrage (planches 1 à 4) quand Calvo décrit le monde d’avant-guerre avec les congés payés en vacances en bord de Seine, les familles heureuses dans leur logis, le travail pour tout le monde et les parties à Robinson avec leurs guinguettes… La forêt où se promènent les amoureux devenant accueillante, souriante malgré les racines énormes et les arbres immenses qui pourraient vite devenir agressifs… Tiens ! C’est curieux car la planche 5 nous montrent les préparatifs des loups à l’entraînement dans une forêt gigantesque où tout semble lié à l’enfer, où souffle le vent du diable en vert-de-gris… Celle-la est d’un repoussant hivernal… Serait-ce un hasard ? Naturellement, non ! Cette opposition de style, d’une planche à la suivante, dépasse les mots par sa démonstration d’efficacité. On ne peut faire plus clair, plus simple, plus lisible, même pour quelqu’un possédant mal la lecture… D’où cette connaissance, partielle parfois mais réelle, qu’en avait la population.
Ces quatre premières planches nostalgiques sont à mettre en rapport avec l’esprit et la forme des dessins d’Albert Dubout (1905/1976), légèrement plus jeune que Calvo, qui expriment la même nostalgie du « bon temps » de la troisième République, période idéalisée, parfois à tort, pendant les années noires de la guerre…
On remarque un emprunt artistique et historique à un tableau universellement connu que j’ai eu le redoutable honneur de commenter sur Wukali: « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix. Il sert même de présentation intérieure au deuxième volume (La Bête est terrassée) avant d’être repris pour montrer la Libération de Paris, sous un aspect plus souriant que le tableau : sur celui-ci la Liberté encourage les hommes de toutes les classes sociales à monter à l’assaut et à conquérir leur liberté, ici elle affiche sa joie, tandis que le lapin-Gavroche comme celui des beaux quartiers et le lapin-ouvrier hurlent leur bonheur. C’est un événement parisien comme le montre la présence du Sacré-Coeur de Montmartre. La page suivante montre un char Sherman, dénommé Iéna (victoire de Napoléon Ier sur les Prussiens) dans une rue étroite près de Notre-Dame (les tours en sont visibles à l’arrière-plan), l’équipage appartient à la France Libre (en réalité, il s’agissait de républicains espagnols engagés depuis 1940) et l’enthousiasme populaire est paroxystique… Preuve, s’il en était besoin, que le dessinateur se considère comme appartenant à la classe laborieuse.
La verve patriotique du récit, qui peut paraître excessive aujourd’hui, étant l’expression de la haine et de la frustration de ces années d’Occupation : le rejet de l’Allemand persistera longtemps dans la mémoire collective de ce pays, j’en fus le témoin oculaire encore dans les années 1960/65 quand, en découvrant la France en auto-stop, je rencontrais des jeunes d’outre-Rhin de mon âge, venus ici pour découvrir le passé incroyable de leur nation dont, pour eux, l’histoire étudiée à l’école ou au collège s’arrêtait en 1933…
Il n’y a pas de « nuances » dans cette histoire, il n’y a que les bons et les méchants : c’est bien normal pour 1944 !
Ce que Calvo montre le plus dans ses dessins, ce sont les horribles souffrances vécues par les peuples occupés : que l’on regarde les planches consacrées à l’exode de 1940 pour s’en convaincre. Tout au long de l’histoire, les malheureux animaux des pays envahis subissent le joug des loups assassins, tous des barbares et des sadiques aux obsessions de tueurs, voulant toujours plus « du sang des innocents », qui se repaissent dans le meurtre, le vol (voir la retraite devenue fuite, puis déroute, de la Normandie) et dont l’inhumanité profonde était une partie intégrante, à l’époque, de la conscience collective germanique fanatisée par le nazisme.
Quant on referme le deuxième album, aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par ce décalage avec notre temps, tout au moins dans nos démocraties… Et de se dire : « plus jamais cela »… D’où l’importance historique de « La Bête est morte » illustrée par Calvo, et son impact en 1944/45.
Jacques Tcharny
WUKALI 20/08/2016, précédemment publié le 18/02/2016
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