The statue of a Tsar who wanted a modern Russia
[**Étienne-Maurice Falconet*] (1716-1791) est un des sculpteurs de génie du 18ème siècle. D’origine très modeste, il fut charpentier puis sculpteur sur bois. S’étant présenté chez le meilleur formateur de talent du temps : [**Jean-Baptiste Lemoyne*], ce dernier le prit comme élève. Homme d’un caractère très difficile ne facilitant pas ses rapports avec autrui, il devint le sculpteur attitré de [**Madame de Pompadour*]. [**Diderot*] était son ami intime. Enfin célèbre, il fut recruté par la manufacture de porcelaine de Sèvres au titre de directeur des ateliers de sculpture. Autodidacte, il fit preuve d’une curiosité intellectuelle hors-du-commun, à son époque, pour un sculpteur : il apprit si bien le latin qu’il rédigea des traductions sur, et des commentaires de, différents auteurs de l’antiquité romaine, notamment [**Pline l’Ancien*]. Il les publia de son vivant : en 1761 puis en 1781.
En 1766, sur recommandation de[** Diderot*] et de [**Grimm*], il est engagé par [**Catherine II de Russie*] pour la réalisation du monument à [**Pierre le Grand*], une statue équestre qui occupa douze années de sa vie. Il quitta la [**Russie*] en 1778 alors que l’inauguration du monument n’avait pas encore eut lieu, suite à de nombreuses disputes avec différents membres de l’entourage de l’Impératrice, dont son ministre des beaux-arts et favori [**Betzky*].
L’œuvre est universellement connue. A tel point qu’elle est le symbole de la cité, encore aujourd’hui. En 1833 [**Alexandre Pouchkine*] lui consacra un long poème : « Le cavalier de bronze » dont l’action se déroule lors des terribles crues de la Néva.
La statue équestre de Pierre le Grand se dresse sur la place des décembristes ( anciennement place du sénat). Elle fut inaugurée en 1782 par la despote russe qui voulait honorer son prédécesseur, d’où la courte inscription sur le rocher de granit lui servant de base : « A Pierre Premier- Catherine Seconde. An 1782 ». De l’autre côté, la même inscription en latin : « Petro Primo-Catharina Seconda MDCCLXXXII ». C’était aussi affirmer la légitimité historique de la Tsarine qui, pour s’emparer du pouvoir, avait fait assassiner son mari fou [**Pierre III*].
Dans tous les monuments antérieurs, le souverain est représenté en conquérant, vêtu à la romaine, tenant à la main le bâton de commandement. A contrario de cette conception, Falconet montre le Tsar en législateur : Pierre le Grand est dans une pose dynamique avec son cheval au galop qui gravit un rocher escarpé. Historiquement, cette idée du « souverain législateur » ne convient pas à Pierre le Grand qui était une sorte de génie barbare doté d’une vision du monde à long terme et qui, de ce fait, ne pensait qu’à écraser tous ceux qui s’opposaient à lui, mais elle s’accordait si bien avec ce que l’artiste avait en tête : « Quand on consacre à la mémoire d’un Prince un monument héroïque et que ce prince a fait de grandes choses dans des genres opposés , qu’il a gagné dans la guerre, qu’il a fait des lois sages et des établissements utiles au bonheur de ses peuples dans la paix… Si on donne la préférence aux vertus civiles sur les vertus militaires, cette préférence ne peut être blâmée »(lettre à Diderot).
Dés août 1766, à Paris, l’esquisse en cire était créée. En 1767, il exécuta le petit modèle en terre glaise. La réalisation du grand modèle en plâtre en vue de servir à la fonte fut terminée au printemps 1770. Pour cette création l’artiste fit, comme son prédécesseur [**Bouchardon*], d’innombrables dessins de chevaux sur nature.
Ensuite, il modela son personnage nu, avant de le draper d’un costume de son temps. Ce qui fit dire à [**Custine*] que le Tsar était devenu « un Romain du temps de Louis XV ». Le geste du bras droit est autoritaire mais paternel. La tête légèrement tournée sur sa droite, Pierre semble appeler à lui l’âme de la terre russe ; c’est une des grandes réussites de Falconet dans cet ouvrage. L’Empereur lève doucement son visage, ce qui accentue son air d’autorité. Sa chevelure est ceinte d’une couronne de lauriers. Il porte une longue épée à la ceinture. Le vêtement n’est pas recouvert d’une cuirasse et des bottes cachent ses pieds. La toge de bronze descend jusqu’au corps de l’animal, aidant à maintenir l’équilibre du Tsar. Le tapis de selle semble être une peau d’ours dont on aperçoit les énormes griffes, sa ciselure est extraordinaire de qualité avec de nombreuses reprises à l’outil (un ciselet assez fin). Naturellement, le despote tient les rênes de la main gauche.
Le destrier repose sur ses pattes arrières et sur sa queue allongée jusqu’au serpent qui se détache du sol, permettant ce ré-équilibrage des forces portantes. Canon et mors sont visibles dans sa bouche ouverte, les dents y sont bien marquées. L’œil est net, bien rond sous une arcade sourcilière proéminente. La crinière, où tous les crins se détachent, repose plus du côté gauche. Le museau de l’animal est très vivant, très expressif. Les oreilles paraissent à l’écoute et bougent dans l’espace. Tous les muscles de la bête sont apparents sous sa peau, inclus la tête, à l’instar des veines sur le corps entier. Son large poitrail est d’un naturel allant de soi mais bien difficile à rendre dans une statue équestre cabrée. Le binôme cheval-cavalier est presque parfait sur son rocher où il parade car, comme déjà dit, l’autocrate n’est pas sur le chemin de la guerre.
Comme précisé plus haut, pour assurer la stabilité de l’œuvre il fallait fondre mince le devant de la statue. L’artiste se fit son propre fondeur, métier qu’il avait pratiqué lorsqu’il travaillait dans l’atelier de son patron Jean-Baptiste Lemoyne. La fusion devait se faire d’un seul jet, c’est-à-dire par la technique de la cire perdue*.
Fin août 1775 eut lieu la tentative. Elle faillit se terminer en catastrophe suites à diverses négligences des assistants de Falconet. Sans la présence d’esprit du fondeur russe [**Cayloff*], tout le métal eût été perdu. L’accident obligea à reprendre toutes les parties hautes du bronze jusqu’au niveau des genoux du cavalier et du poitrail du cheval, soit la moitié de la sculpture. Le 15 juillet 1777 eut lieu la seconde fonte. Sa réussite fut totale à l’exception de trois petites défectuosités aisément réparables. La suture entre le bronze ancien et le nouveau fut si parfaite que l’on ne la voit pas. Suivirent alors le nettoyage des scories, l’enlèvement des barbes ou ébarbage du métal, la reprise des différentes coutures, le polissage du bronze et enfin la patine.
Les commentaires des critiques furent très élogieuses, notamment à [**Paris*]. Nul ne conteste ses vertus, d’autant plus en tenant compte des contraintes techniques de l’époque : son aspect grandiose saute aux yeux. L’artiste a su créer un monument à l’échelle de l’immensité de l’espace russe, chose particulièrement spectaculaire pour un homme qui, jusque là, n’avait travaillé que pour des boudoirs parisiens et la manufacture de Sèvres !
Il a su aller au bout de ses idées sans se préoccuper des conseils des autres, y compris ceux de son ami Diderot. Cette simplicité voulue, désirée et obtenue s’unit à l’expression de vie combative et passionnée qui émane des corps du cavalier et de celui de sa monture. Le monument de Pierre le Grand est l’œuvre la plus complète de Falconet. Deux tendances naturelles du sculpteur s’y côtoient, fusionnant presque entièrement : le côté baroque avec son aspect théâtral, sa recherche du mouvement et du pittoresque. Mais sa simplicité est foncièrement classique.
La synthèse atteinte est presque totale, pourtant manque un petit quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui l’empêche d’être parfaite : ce détail absent qui permet la perfection est à rechercher du côté de la position du cheval cabré.
Cela étant, l’artiste a dépassé, et de loin , tous ses prédécesseurs qu’ils soient anciens [**Marc-Aurèle, Donatello, Verrocchio*] ou modernes [**Girardon, Saly, Bouchardon*]. Gloire lui soit rendue!
[**Jacques Tcharny*]
*voir l’article sur le Gattamelata de Donatello
-Bibliographie : Louis Réau Étienne-Maurice Falconet, Paris 1922, éditions Demotte.
-[* À suivre… *]le 14ème article de cette série : [**La statue équestre de Louis XIV par Bosio*], parution prévue : Jeudi 13 octobre 2016
Récapitulatif des articles déjà parus dans cette étude de Wukali sur la statuaire équestre
–[** Les Chevaux de Saint Marc*]
– [**Donatello: Le Gattamelata*]
– [**Verrochio : Le Colleone*]
– [**Leonard de Vinci : Le cheval Sforzza et le monument Trivulzio*]
–[**Pietro Tacca : la statue équestre de Philippe IV*]
–[**Bernin. Louis XIV en Marcus Curtius*]
–[**Girardon. Louis XIV à cheval*]
–[**Coysevox. La Renommée et Mercure sur Pégase*]
–[**Guillaume Ier Coustou. Les chevaux de Marly*]
–[**Edme Bouchardon, Louis XV à cheval*]
–[**Jacques Saly, la statue équestre de Frédéric V*]
WUKALI 06/10/2016
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