Lampooned and now celebrated and even cherished
« Rien ne pousse à l’ombre des grands chênes », c’est avec ce commentaire qu’un jeune homme quitte l’atelier de [**Rodin*], trois jours après y avoir été accepté. Chose curieuse, compte tenu du tempérament du « Maître de Meudon », ce dernier ne lui en voudra pas… Quelques temps plus tard, le débutant présente ses travaux au Salon. Tous les artistes attendaient le passage du vieux Titan de la sculpture qui arrive enfin… Il se promène et s’arrête devant ce que lui propose ce novice. Il bougonne : « pas mal, pas mal ». L’apprenti insiste : « Maître, j’attends de vous autre chose »,
Rodin le regarde fixement puis ajoute : « Ah oui ? Alors travaillez beaucoup et exposez peu ! »…
Issu d’un monde primordial pour qui la magie a une permanence certaine, ainsi que d’une tradition multi-millénaire de la taille du bois, Brancusi est un révélateur capable de faire « avouer » au matériau qu’il utilise « l’essence cosmique de la matière ». Il est en prise directe avec les grands mythes de la nature, de la Mère-Terre, ceux que l’on raconte en chuchotant les soirs d’hiver à la veillée, ceux que son imagination recréa au terme de sa vie, dans un délire fantastique et fantasmagorique. Il sent la présence du sujet de la sculpture dans le matériau : elle est préexistante et il doit la révéler. Curieusement, [**Michel-Ange*] avait la même vision créative
C’est tellement vrai que je me permettrais un souvenir personnel. En qualité d’expert, j’ai eu de nombreuses sculptures entre les mains, dont quelques supposés travaux de Brancusi. Tous étaient faux… Sauf un ! C’était un marbre non signé d’un modèle connu de l’artiste. Au regard, j’ai eu la sensation qu’une âme était cachée au cœur de la pierre : le créateur l’avait piégé de sa puissance vitale. La force expressive qu’il dégageait venait de l’intérieur, irradiant vers l’extérieur, telle une solfatare surchauffée. Je n’ai plus eu qu’à vérifier l’unicité du travail du marbre pour que cette impression devienne une certitude. Ce qui advint…
– « Ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle mais l’essence des choses. Partant de cette certitude, il est impossible à quiconque d’exprimer le réel en imitant la surfaces des choses ».
Par conséquent l’artiste renonce aux compositions statiques au profit de l’ellipse, de la courbe, de l’ovale, de la parabole. Agissant ainsi, il conférera à ses œuvres le dynamisme de notre époque. Ce n’est pas un hasard si la forme elliptique de ses oiseaux a été adoptée par les fusées : leur aérodynamisme adapté aux conditions spatiales rejoint les recherches de Brancusi.
A l’équilibre des masses de la sculpture classique, il substitue l’équilibre des forces, plus apte à exprimer le dynamisme de notre civilisation. C’est la spiritualisation de la sculpture, en totale opposition avec l’abstraction. Sa sculpture s’insère dans une dimension universelle liée à sa compréhension des mythes fondamentaux…En toute conscience, l’artiste tente d’abolir toute expression ou sentiment personnel vis-à-vis de son modèle, pour privilégier une forme élémentaire, universelle et intemporelle, d’un esthétisme presque hédoniste.
De tous les sujets qu’il traitera, peu nombreux, la série des « oiseaux dans l’espace » est celle qui incarne le mieux son rapport au monde comme ses recherches. Il tentera, toute son existence, de saisir l’essence du vol qui symbolise l’ascension spirituelle. Pour lui, c’est la définition du bonheur.
L’artiste ne pouvait concevoir son atelier autrement qu’étant une œuvre d’art par elle-même : il y exposa et y vécut sa vie entière. Là, chaque sculpture y occupe une place bien définie. En déplacer une serait un sacrilège : cela romprait l’harmonie régnante. Par son testament, il donna son atelier, avec tout son contenu, à la République Française… A condition que rien ne soit changé. On transféra donc, à l’identique, le lieu et ses trésors sur l’esplanade devant le [**Centre Pompidou*], à Paris.
Si ses premiers essais ( Buste d’enfant, Femme agenouillée dite parfois La douleur…) sont traditionnels et dans la mouvance de Rodin, il évolue très vite vers ses conceptions personnelles, profondément novatrices, avec « Le baiser », « Le commencement du monde », et surtout avec ses recherches spatiales : La MaÏastra, L’oiseau dans l’espace…
– « J’ai voulu que la MaÏastra relève la tête sans exprimer par ce mouvement la fierté, l’orgueil ou le défi. Ce fut le problème le plus difficile et ce n’est qu’après un long effort que je parvins à rendre ce mouvement intégré à l’essor du vol ».
Entre 1910 et 1944, il a créé 29 oiseaux. La MaÏastra est le premier. Elle narre d’extraordinaires contes de sa terre natale. Cet oiseau de légende est apte à prendre de nombreux aspects, tous différents, protéiformes. Brancusi en tire l’idée de travailler sur les notions d’unité et de métamorphose. Il va alors tenter de mettre en place ses œuvres dans l’espace environnant, utilisant les socles comme éléments à part entière de la sculpture. Il y a donc fusion des deux puisque socle et sculpture sont intégrés, la hiérarchie devenant alors inexistante. La forme du socle, lourde, tend à maintenir la sculpture au niveau terrestre alors que la forme pure et ovoïde de la poitrine de l’oiseau est tendue vers le ciel.
L’oiseau dans l’espace de [**1923*] marque la continuation de cette recherche de la forme pure. L’oiseau est étiré, il souffle, tête et pattes rejoignant la verticalité de l’ascension.
Avec L’oiseau dans l’espace de [**1925*], Brancusi parvient à créer une pure montée ascensionnelle, irrésistible. Toutes les parties de l’animal se fondent dans un ovale, littéralement aspiré par le ciel. Les pattes sont, alors, de purs ondoiements.
Par la qualité du travail du polissage, la forme devient quasiment immatérielle : le bronze poli apparaissant comme l’éclat insaisissable d’une flamme. Le marbre absorbe la lumière qui courre sur sa surface, l’effleurant. Le bronze étincelant « boit » l’espace.
Matière, forme et lumière s’engendrent mutuellement, apparaissant en métamorphose permanente aux yeux du spectateur : « le corps de l’oiseau est fait de l’air qui l’entoure, sa vie est faite du mouvement qui l’emporte »([**Gaston Bachelard*]).
Comme il est aisé de le comprendre à la lecture de ce qui précède, les créations de l’artiste sont uniques. Rien de tout cela n’existait avant lui, rien ne sera plus pareil après lui. L’influence qu’il eut sur la sculpture du vingtième siècle est incommensurable mais, et c’est facilement compréhensible, nul n’a jamais réussi à continuer dans la voie qu’il avait ouverte parce que [**UNIQUE*], justement. A contrario, la référence à son œuvre est implicite chez les plasticiens constructeurs :[** Ipousteguy, Gilioli, Stalhy, Adami*]….
Je tiens à rectifier une affirmation que l’on rencontre souvent dans les livres consacrés à l’art moderne : celle qui consiste à affirmer que ce sont les peintres, et seulement eux, qui créèrent l’art moderne. C’est un mensonge, ni plus ni moins : ils ont eu leur part, bien entendu, mais les sculpteurs aussi ! A commencer par Brancusi…
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WUKALI 14/08/2017 (Précédemment publié le 04/02/2017)
Illustration de l’entête: La Muse endormie, 1910. Bronze poli, 16 x 25 x 18 cm