The springs of the European project


J’ai dix ans. Je suis à l’école de mon village dans les Ardennes belges. C’est vendredi, le deuxième de septembre, jour de la leçon d’histoire. Le manuel est ouvert au chapitre « Les Gaulois ». Sous mes yeux s’étale en gras une citation de [**Jules César*], à côté de son effigie, la calvitie ceinte de lauriers, le torse bardé d’une cuirasse qui décalque ses pectoraux. « De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves ! »

Notre maître arpente l’estrade dans sa grande blouse grise. « Vous le voyez, mes amis, le plus fameux des Romains, l’homme dont les légions ont piétiné la terre entière, s’est incliné devant la vaillance des Belges ! » On n’est pas peu fiers. C’est comme si l’équipe nationale venait d’écraser la Squadra azzurra. Les éléments de géographie qu’on a déjà reçus nous ont résignés à la taille de la Belgique : riquiqui. Mais, alors, quelle ardeur ! Jules César nous a redressés sur nos ergots !

Maintenant me voilà en quatrième au collège. On vient d’entamer le Bellum Gallicum et, à la troisième ligne, la classe tombe nez à nez avec la citation que tout le monde a apprise en culottes courtes. « [**Horum omnium fortissimi sunt Belgae… *] » Mais, surprise : le texte des livres d’histoire de l’école primaire avait été rabotée ! La phrase latine se prolonge sous nos yeux en une de ces périodes spaghettis dont César a le secret. Si les Belges sont les plus braves, nous dit la première subordonnée, c’est qu’ils sont les plus éloignés de la civilisation romaine ; que personne ne voudrait s’aventurer chez eux, nous prétend la seconde ; et qu’ils passent leur temps à se tanner le cuir avec les Germains, nous assène la troisième. Bref, des sauvages, que les légionnaires ont dû mettre au pas pour les extraire de la barbarie. La fierté nationale vient de prendre une fameuse dégelée.|left>

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Ce n’est pas tout ! Notre professeur accroche une carte au tableau. Ô stupeur, la Belgique des Gaulois déborde de tous les côtés, latéralement jusqu’au Rhin, ce qui fait que Trèves se retrouve en Belgique et, au bas, jusqu’à la Seine et la Marne, si bien que les Parisii – n’allez pas leur répéter – sont à califourchon sur la Belgique ! Mais alors, notre[** Belgique*] actuelle, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Elle a rétréci au lavage ! Elle n’est plus qu’une chaussette qui bâille sur la mer du Nord. Cette fois, nous sommes définitivement douchés.

Cher [**César*], je tiens à vous remercier, même si c’est un peu tardivement. Vous m’avez appris dès mon plus jeune âge deux vérités essentielles en une seule leçon.

– Premièrement, que la vaillance à la guerre était directement proportionnelle à la barbarie des hommes. Plus on aime la castagne, plus on s’éloigne de la civilisation.

– Secundo, que les pays sont aléatoires. Ils apparaissent, s’éclipsent, reviennent, rétrécissent, s’allongent, se transforment, disparaissent. Il n’y a pas de territoire sacré. Un État est une formation qui permet l’organisation du bien commun au bénéfice d’une population donnée, dans un cadre donné, pour un temps donné. Si une meilleure organisation peut être mise en place à un certain moment, il faut changer l’état de l’État.

[**Le projet européen*], à l’origine, a été celui d’un nouvel État qui devait peu à peu se superposer aux États nationaux. Ce qui en freine le plus essentiellement la réalisation, c’est l’attachement viscéral de la plupart des membres de l’[**UE*] à leur autonomie. Inutile de se défouler sur les brexiteers et les nationalistes de tout poil, demandons-nous plutôt où se cachent les visionnaires prêts à envisager un abandon significatif de la souveraineté nationale ? Parler de la « Belgique éternelle » ferait bien rigoler les Belges. Mais qui oserait, par exemple, plaisanter sur la « France éternelle » ?

L’histoire pourtant ne devrait-elle pas nous inciter à un peu plus d’humour ? Qui aurait parié sur la disparition de l’[**URSS*], de la [**Yougoslavie*], de la [**Tchécoslovaquie*], il y a trente ans ? Ne peut-on vraiment envisager qu’une nouvelle organisation politique, plus efficace, plus bienfaisante pour les peuples, succède à nos pays ?

[**L’Europe*] déjà nous a procuré le bénéfice inestimable de 75 ans de paix, c’est-à-dire, pour en revenir à César, 75 ans de civilisation. La Pax Europensis n’est-elle pas le meilleur gage des bienfaits que pourrait encore nous apporter une future patrie multiculturelle ?

[**Armel Job*]|right>


[**Précédente chronique d’Armel Job*]

Kafka, la petite fille et le poupée de chiffon


Illustration de l’entête: « L’Europe notre Patrie – Planche 5. Jean Cocteau. (1961)


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WUKALI Article mis en ligne le 18/05/2019

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