Une personnalité attachante, une immense cantatrice
Mirella Freni avait les cheveux blonds des patriciennes de l’Italie du Nord, des lèvres gourmandes et des yeux noirs très expressifs, entre rire réprimé et larmes retenues. Son visage, un peu lunaire, à la Gelsomina, révélait sa grande sensibilité qu’elle mit au service de ses interprétations lyriques. Elle venait d’une famille modeste de Modène : sa mère, ouvrière dans une fabrique de tabac, ne pouvant l’allaiter, confia l’enfant à une nourrice qui s’occupait également d’un certain Luciano Pavarotti. Cette fraternité de lait devait lier d’amitié les deux futurs chanteurs leur vie durant : ils partagèrent bien des productions, en studio comme à la scène, pour le plus grand bonheur des mélomanes.
Comme tous les Italiens, Mirella fréquenta le théâtre de sa ville, dès l’enfance. Elle connaissait tous les grands airs des opéras qu’elle voyait. Elle gagna ainsi un radio-crochet dès l’âge de 10 ans, en chantant « Un bel dì, vedremo » de « Madama Butterfly. » Mais le ténor Beniamino Gigli lui conseilla, si elle voulait garder sa voix qu’il jugea prometteuse, d’arrêter ce genre d’exhibition. Elle eut la sagesse de suivre ce conseil et l’appliqua tout au long de sa carrière, quitte à refuser des propositions de rôles quand elle les jugeait hors de sa tessiture. Ce qui lui valut le surnom de « Prudentissima ».
Elle commence à étudier le chant à 17 ans, notamment auprès du compositeur, pianiste et professeur Ettore Campogalliani. La liste des élèves qu’il a formés témoigne de l’excellence de son enseignement : tous ont brillé par leurs qualités stylistiques et la longueur de leur carrière, de Renata Tebaldi et Renata Scotto à Ferrucio Furnaletto, Carlo Bergonzi, Ruggero Raimondi, Luciano Pavarotti. Très rapidement, à 19 ans, Mirella débute sur la scène du théâtre de Modène, troquant son nom de famille Fregni contre celui de Freni. Elle tient le rôle de Micaëla, comme un clin d’œil à ses origines familiales. Ce fut aussi le premier rôle qu’elle enregistra au disque, sous la baguette de Karajan à Vienne, avec Leontyne Price dans le rôle-titre, en 1964 (RCA).
Mariée en 1955 au chef d’orchestre et pianiste Leone Magiera – qui restera l’accompagnateur fidèle de Pavarotti jusqu’au retrait définitif du ténor -, Freni a une fille pour laquelle elle est prête à quitter la scène si le succès la boude. En 1958, elle gagne un concours de chant et aborde sa première Mimi, rôle auquel le public l’identifiera longtemps, grâce à la sincérité et à la simplicité de son interprétation. Elle laisse plusieurs témoignages dans ce rôle, avec Nicolaï Gedda en 1964, sous la baguette de Thomas Schippers puis avec Pavarotti en 1974, dirigés par Karajan sans compter quelques live.
Dès 1959, sa carrière internationale prend son essor, d’abord aux Pays-Bas et, surtout, dans les saisons 1960-1962, à Glyndebourne, où elle chante le rôle d’Adina dans « L’Élixir d’amour » de Gaetano Donizetti, mis en scène par Franco Zeffirelli. Elle y interprète également la Suzanna des « Noces de Figaro » et la Zerlina de « Don Juan ». Elle séduit par un timbre fruité, une belle ligne vocale et une technique très sûre. À cela s’ajoute, la finesse et le côté piquant de son interprétation que l’on retrouve à son meilleur dans la Norina, redoutable chipie dans « Don Pasquale », dirigée par Riccardo Muti avec le vétéran Sesto Bruscantini dans le rôle-titre (1983). Elle fait des début remarqués à Covent Garden, en 1961, dans la Nanetta du« Falstaff » de Verdi. La Scala de Milan ne tarde pas à l’engager, dès 1963, à une époque où Herbert von Karajan y propose de nombreuses productions. Commence une longue collaboration (concerts et opéras), entre la jeune soprano et ce chef prestigieux. C’est avec lui et Pavarotti, dans les années 1970, que seront produits par Decca des enregistrements, unanimement salués par la critique : « La Bohème », « Madama Butterfly ». Sagement, Freni ne chantera jamais intégralement sur scène ce dernier opéra trop éprouvant pour sa voix. Dans la version filmée par Jean-Pierre Ponnelle de ce dernier opéra, Placido Domingo remplace Pavarotti (1974). Elle donne une interprétation très émouvante du personnage de Cio-Cio-San, à la fois déchirante et déterminée. Autre prestation remarquée, en 1976, avec le même réalisateur, celle des « Noces de Figaro » où elle s’identifie totalement, vocalement et scéniquement au personnage complexe de Suzanna.
Karajan qui, en fin de carrière, aura tendance à sur-distribuer les chanteurs qu’il avait sous sa coupe (ce qu’il fait notamment dans ses enregistrements de Wagner), prit déjà en défaut la sagesse de la jeune soprano en la poussant à chanter sur scène« La Traviata » (1964). Ce fut la seule erreur de la soprano et l’échec qu’elle connut la guérit définitivement de toute récidive. Carreras et Katia Ricciarelli, cornaqués par le même Maestro n’eurent pas la même prudence. Freni refusera encore à Karajan de chanter la Leonora du « Trouvère ». En 1987, dans une interview parue dans Opera News, la soprano précisait : « Je suis généreuse à bien des égards, mais pas quand je pense que cela détruira ma voix. Certains chanteurs pensent qu’ils sont des dieux qui peuvent tout faire. Mais j’ai toujours été honnête avec moi-même et mes possibilités. »
Entre temps, en 1965, Freni avait été réclamée par le Metropolitan Opera de New York où elle reprend son rôle fétiche de Mimi, puis celui de Liù dans « Turandot » (dont Karajan voulut lui faire chanter le rôle -titre !) Elle aborde également le répertoire français : la Marguerite du« Faust » de Gounod (qu’elle chantera à l’Opéra Garnier dans la fameuse mise en scène de Lavelli, en 1975) et la Juliette de « Roméo et Juliette ». Il faut reconnaître que cette soprano a toujours servi l’opéra français, à la scène comme en studio, notamment avec Gounod dont elle enregistrera, outre les œuvres déjà citées, une « Mireille » dirigée par Michel Plasson, avec Alain Vanzo (1980) : elle y fait preuve d’un engagement passionné, mais c’est peut-être un peu tard dans sa carrière et on peut regretter un résidu d’accent italien dont elle ne s’est jamais départie.
Progressivement, Freni est passée des rôles de soprano léger de ses débuts à ceux de soprano lyrique, pour finir ensuite dans un registre plus dramatique. Cette dernière réorientation correspond à une période difficile pour elle, sur le plan privé, puisqu’elle divorce en 1978. Elle refait sa vie avec la grande basse bulgare, Nicolaï Ghiaurov. Tout en continuant leurs carrières, ils participent à la création d’un Centro Universale à Vignola où ils tiendront des master class.
À partir de 1979-1980, elle aborde des rôles verdiens plus lourds : Elisabetta de « Don Carlos », Desdemona d’« Otello », avec Karajan ; Amelia de « Simon Boccanegra » avec Claudio Abbado, Elvira d’« Ernani, » et Leonora de « La Forza del Destino » avec Riccardo Muti ; enfin, non sans imprudence, le rôle-titre d’« Aida », de nouveau en cédant à Karajan. Elle y ajoute les héroïnes de Puccini : « Manon Lescaut » et« Tosca » (au disque seulement pour ce dernier), et enregistre les trois rôles féminins du « Trittico ».
Freni entame alors la dernière partie de sa carrière avec un répertoire qu’elle n’avait pas abordé jusque-là, celui du vérisme. Dans les années 1990, elle chante « Adriana Lecouvreur » de Francesco Cilea à Paris, Milan et New York et« Fedora » d’Umberto Giordano à Milan, New York, Turin et Zurich. Du même compositeur, elle aborde en 1998« Madame Sans-Gêne » au Teatro Massimo Bellini de Catane. Parallèlement, sous l’influence de son époux, elle s’initie au répertoire russe avec Tchaïkovski. Elle chante et enregistre Tatiana d’« Eugène Onéguine » et Lisa de « La Dame de pique » sous les directions respectives de James Levine et Seiji Ozawa.
Le 1er octobre 2000, elle participe au premier concert à la mémoire d’Herbert von Karajan, sous la baguette du chef d’orchestre James Allen Gähres, au théâtre d’Ulm ; elle y chante, avec Nicolai Ghiaurov, des arias d’opéra et des duos de Cilea, Tchaïkovski et Verdi.
En 2005, elle fête, in situ, le 40e anniversaire de ses débuts au Metropolitan Opera et le 50e anniversaire de ses débuts sur scène, au cours d’une soirée dirigée par James Levine. Quarante ans plus tard, Mirella Freni chantait encore magnifiquement la Mimi de ses débuts. Elle termine sa carrière professionnelle sur scène avec« La Pucelle d’Orléans » de Tchaïkovski à l’Opéra national de Washington, le 11 avril 2005. Elle y interprète, à l’âge de 70 ans, le personnage juvénile de Jeanne d’Arc, rôle qu’elle devait reprendre à l’Opéra de Paris, mais cela ne put se faire.
Elle avait publié ses mémoires, Mio Caro Teatro, en 1990 et reçu de nombreuses décorations en reconnaissance de son art, ainsi qu’un doctorat honoris causa de l’Université de Pise pour « sa grande contribution à la culture européenne ».
En 2010, Orfeo a publié un coffret renfermant des extraits d’une douzaine de prestations publiques de la soprano au State Oper de Vienne, allant d’une « Bohème » de 1963 à une « Fedora » de 1995 : trois heures de beauté musicale, selon F. Paul Driscoll qui conclut : « Chaque fois que Freni chantait, c’était une représentation de gala ». Prima donna célébrée dans le monde entier, elle ne s’est jamais comportée en diva. Elle affirmait d’ailleurs, parlant du lien entre l’art et la vraie vie : « J’ai toujours ressenti un lien entre la vie quotidienne et l’art. J’ai toujours su où la porte de la scène était, pour y entrer et en sortir. Certains se perdent dans le labyrinthe. Ma réalité a été ma clé. »
Retirée dans sa ville natale, Mirella Freni est morte le dimanche 9 février 2020, quelques jours avant d’atteindre ses 85 ans, des suites d’une « longue maladie », nous laissant tous ses enregistrements et le souvenir d’un visage lumineux.