Accueil Agora Entre deux infinis, la chronique de février d’Armel Job

Entre deux infinis, la chronique de février d’Armel Job

par Armel Job

Entre vie et néant

Je lisais l’autre jour sous la plume de l’un de nos philosophes désabusés l’aphorisme rebattu de Schopenhauer, selon lequel la vie des humains n’est qu’une parenthèse entre deux néants, le néant qui précède notre naissance et le néant identique où nous retournons après la mort. Notre vie, au regard des milliards d’années qui la précèdent et qui la suivront dans l’univers, ne serait qu’une étincelle insignifiante. Une conception pas des plus réjouissantes, à laquelle, me semble-t-il, on pourrait peut-être faire quelques objections.

D’abord, sommes-nous réellement sortis du néant ? Déjà les philosophes présocratiques, Parménide par exemple, affirmaient que du néant rien ne saurait surgir. Si mon compte en banque affiche zéro, il ne faut pas espérer qu’il produise un centime. Le centime est l’intérêt d’un euro préalablement placé. De même, nous sommes issus de nos parents en qui nous existions, non pas d’une existence effective mais potentielle avant notre naissance. Nos parents aussi sont nés d’autres parents, et, ainsi de suite de génération en génération, nous pouvons même dépasser l’apparition de l’homme sur la terre et remonter jusqu’à l’origine de l’univers. Loin d’être sortis du néant, nous sommes le produit d’une série prodigieuse de passages de relais. Imaginons que notre père ait raté le rendez-vous qu’il avait convenu avec notre mère le jour de notre conception, et nous passons à la trappe ! Nous ne venons pas de nulle part, nous sommes le terme d’un parcours miraculeux.

Ensuite, retournons-nous vraiment au néant après notre mort ? Éludons l’alternative entre la survie de l’âme et l’abolition de toute forme de conscience après la mort que Socrate a exposé depuis belle lurette dans le Phédon. Admettons que l’esprit disparaisse avec les cellules du cerveau. Serons-nous pour autant rendus au néant ? Non, car pour cela, il faudrait que nous soyons rayés totalement de l’univers et donc que nous n’ayons jamais existé. Or même si nous ne sommes plus, nous avons été et cette existence, rien ni personne, même Dieu – si Dieu il y a – ne sauraient faire qu’elle n’ait pas eu lieu. Comme le dit Jankélévitch : «  La mort ne fait pas que la vie n’ait pas été vécue. » Quand bien même le temps viendra où l’on ne se souviendra pas davantage de nous que nous ne nous souvenons d’un homme des cavernes, nous aurons été inscrits de manière indélébile dans l’histoire de l’univers. Notre présence éphémère continuera à produire ses effets, elle aura pris place dans la chaîne des événements qui avaient précédemment permis notre apparition. Toute existence particulière est un maillon de l’existence en général.

Le problème de Schopenhauer, c’est qu’il se prend pour l’univers. Si nous nous resituons plus justement au sein de l’univers auquel nous appartenons, nous constatons que nous y sommes toujours présents : en préparation, en action, en conséquence. Si fragile que soit notre vie, son avènement comme son prolongement relèvent du fameux effet papillon dont le battement d’aile en Amazonie amorce la tempête qui se lèvera dans la mer du Japon.

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Et n’objectons pas que notre présence au monde n’a aucune importance, que toute autre aurait aussi bien fait l’affaire. Au miracle de la naissance s’en ajoute un autre : il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais deux êtres humains identiques. J’ignore s’il y a des espèces vivantes interchangeables – une fourmi a-t-elle quelque chose de propre qui la distingue des autres fourmis de la fourmilière ? – mais d’humain interchangeable il n’y en a pas.

L’être humain n’est pas une parenthèse dans le néant, c’est l’enfant prodigieux des siècles infinis qui dessine la face de l’univers à venir.

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