Suzy Delair vient de nous quitter. Blaise Pascal affirmait, il y a déjà bien longtemps : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »
Assignés à résidence, les Français peuvent méditer à loisir sur la pertinence de cette Pensée, alors qu’ils n’aspirent qu’à aller prendre l’air. Faute de pouvoir le faire librement, pourquoi ne pas s’intéresser à celle dont le nom sonne comme un parfait homophone de ce dont nous sommes privés en ce moment ?
Delair, prénom Suzy, nous a quittés, le 15 mars dernier, jour où la France décréta son confinement. Comme si elle avait voulu en fuir l’idée, elle qui n’avait jamais accepté la moindre assignation à quelque obligation que ce fût.
Elle était née le 31 décembre 1917, un soir de réveillon. Doit-elle à ces circonstances son esprit pétillant, son énergie, la soif de vivre qui émanait d’elle ? À 80 ans, elle regrettait que l’officier d’état civil n’ait pas triché de quelques heures pour la rajeunir d’un an. Les plus jeunes d’entre nous ignorent peut-être jusqu’à son nom ; dans la mémoire de leurs aînés reviendront quelques refrains célèbres de chansons créées par elle ; quant aux cinéphiles, ils aurons gardé le souvenir de certains films des années 40 et 50 qu’elle a tournés et les amateurs d’opérettes à grand spectacle, la reverront briller sur scène.
Fille d’un père sellier-carrossier et d’une mère couturière, rien ne la destinait à une carrière artistique. Enfant, elle écoutait sa mère qui travaillait sur sa machine à coudre en chantonnant des refrains à la mode, ce qui éveilla sa curiosité pour les revues musicales dont elle pouvait au moins admirer les affiches dans la rue. À 13 ans, elle devient apprentie-modiste chez Suzanne Talbot, célèbre maison de l’époque, sans renoncer à ses rêves. Encore adolescente, elle fait ses débuts au music-hall, comme simple figurante dans des salles où se produisent de grandes vedettes (Mistinguett, Marie Dubas), qui attirent un public de célébrités.
C’est ainsi qu’Yvonne Printemps la remarque et l’envoie travailler avec sa répétitrice personnelle. La jeune fille entame ainsi de très sérieuses études de chant, notamment avec la soprano Leïla Ben Sedira, vedette de l’Opéra-Comique, qui avait étudié le piano avec Saint-Saëns quand celui-ci séjournait à Alger, au début du XXe siècle. La jeune Suzy, dotée d’un joli timbre de soprano légère, apprend à placer sa voix. Elle acquiert une diction parfaite, qualité qu’elle jugera toujours comme une politesse due au public, s’impose une discipline de fer pour réussir. Suzy Delair se produira dans toutes les salles de spectacle importantes de Paris : Bouffes-Parisiens, L’Européen, Bobino, Marigny, Folies-Bergères, Châtelet.
Ses débuts
Dès 1930, elle fait de la figuration dans quelques films dont Danielle Darrieux, son aînée de huit mois, est déjà la vedette. Son nom n’apparaît pas toujours au générique. La scène l’intéresse davantage. Un scénariste se met en tête de la persuader de faire davantage du cinéma. C’est Henri-Georges Clouzot qui n’est pas encore passé à la réalisation. Elle sera sa compagne pendant une douzaine d’années. Ce n’est qu’en 1941 qu’elle obtient un premier rôle important, celui de Mila Milou aux côtés de Pierre Fresnay, dans Le Dernier des six, film de Georges Lacombe, d’après un roman du belge Stanislas-André Steeman, scénarisé par Clouzot.
Ce dernier adapte l’année suivante, cette fois comme réalisateur et dialoguiste, un autre roman du même auteur, L’ Assassin habite au 21, avec le même duo de comédiens. D’entrée, le rythme nerveux des scènes, sous-tendu par un dialogue caustique et percutant, crée une atmosphère assez noire que tempère une dose d’humour salvateur. Autant de qualités que l’on retrouve en 1947, dans Quai des Orfèvres, sorte de cadeau d’adieu du cinéaste à Suzy Delair puisque le couple se sépare peu après. Le rôle de Jenny Lamour reste d’autant plus marquant dans la carrière de la jeune femme que le personnage lui emprunte quelques traits : elle incarne une artiste de music-hall, doté d’un caractère intrépide et animée d’une soif de réussite qui mettent en péril le couple qu’elle forme, dans le film, avec Bernard Blier dont la faiblesse le dispute à la jalousie.
Les thèmes abordés – harcèlement sexuel, homosexualité, méthodes discutables des interrogatoires de la police dans des locaux vétustes, personnalité complexe de l’inspecteur (inoubliable Jouvet) célibataire et père d’un enfant métisse -, restent encore d’une étonnante modernité.
Il était prévu que Suzy Delair interprète une chanson, étant donné le métier de l’héroïne. Francis Lopez en propose deux, au choix. La comédienne opte pour « Danse avec moi », valse langoureuse, et rejette l’autre proposition qu’elle juge vulgaire.
Or c’est justement cette dernière, au rythme enlevé, que le producteur veut imposer. La querelle manque d’aller jusqu’à la rupture de contrat. Finalement Suzy accepte de chanter les deux, et c’est celle dont elle ne voulait pas qui devient aussitôt un « tube » (avant même que Boris Vian, qui avait une grande amitié pour cette artiste au caractère bien trempé, n’impose ce terme en 1950) : « Avec son tralala, son petit tralala » court bientôt dans toutes les rues et sur toutes les ondes de radio. On ne cessera plus de réclamer cette ritournelle à Suzy Delair qui l’inscrira dans ses tours de chant, en gardant également celle qui l’avait séduite d’emblée. Preuve que cette obstinée savait aussi s’incliner devant les choix du public.
Le voyage
À condition toutefois de ne pas donner l’impression de se renier. Ce qui peut expliquer son silence sur un voyage problématique qu’elle fait à Berlin, en mars 1942, en compagnie d’autres vedettes du cinéma français, à l’invitation de Goebbels, sous prétexte de visiter les studios de cinéma d’outre-Rhin.
Les actualités de l’époque montrent, sourires éclatants aux lèvres, Suzy Delair, Danielle Darrieux, Viviane Romance, à la fenêtre du train en partance. Darrieux expliquera que c’était le seul moyen pour elle de rejoindre son futur époux, alors diplomate assigné à résidence en Allemagne, Porfirio Rubirosa. Suzy n’avança aucune explication. Si elle devait mériter un prix de Résistance, ce serait pour sa constance à refuser de rendre des comptes à qui que ce soit, sur quoi que ce soit : elle a toujours été réfractaire à tout ce qui menaçait sa liberté d’action et de pensée. Les comités d’épuration, à la fin de la guerre, lui infligeront une simple suspension d’activité de trois mois.
Des films avec de grands réalisateurs
Pendant une dizaine d’années, elle va tourner dans différents films signés Gilles Grangier, Jean Grémillon, Christian Jacque. Dans Lady Paname d’Henri Jeanson (1950), elle est à la fois drôle, émouvante et même bouleversante, mais c’est un échec commercial. Elle est la dernière partenaire à l’écran de Laurel et Hardy, avant leur séparation définitive (Atoll K, 1951). Dans Le Couturier de ces dames (Jean Boyer, 1956), elle incarne l’épouse de Fernandel. La même année, elle tourne dans Gervaise de René Clément, une adaptation de L’ Assommoir d’Émile Zola. Elle y joue Virginie qui ne cesse de tourmenter l’héroïne, au point que celle-ci, pour se venger, la déculotte et lui administre, en public, une fessée mémorable : ce que l’on voit de sa personne à l’écran n’appartient pas à Suzy Delair, mais à Rita Cadillac, célèbre strip-teaseuse de l’époque. Comme quoi, aussi délurée que fut notre vedette, elle se refusait à certaines exhibitions.
Quai des orfèvres. Henri-Georges Clouzot (1947)
Elle apparaît encore dans Rocco et ses frères de Visconti (1960), dans Paris brûle-t-ilde René Clément (1966). Gérard Oury lui réserve le rôle totalement déjanté de l’épouse de Louis de Funès dans LesAventures de Rabbi Jacob(1973) et sa dernière apparition à l’écran date de 1976, dans un film de Michel Wyn, qui fut un échec, Oublie-moi Mandoline. En 1982, Suzy Delair avançait des raisons pour expliquer pourquoi le cinéma la faisait trop rarement travailler : « Sans doute me fait-on payer à la fois de ne pas appartenir à des chapelles, les aventures masculines auxquelles j’ai parfois sacrifié ma carrière, et surtout, mon refus de flirter quand il aurait fallu le faire». Simple constat, sans apitoiement sur elle-même et sans rancune apparente.
Une artiste lyrique
Car à la ville comme sur scène ou à l’écran, elle n’a jamais cessé d’être elle-même, fidèle à ce qu’elle aimait faire, notamment chanter sur scène. Elle a toujours poursuivi sa carrière d’interprète et s’est produite à Paris comme en province, autant de tournées incompatibles avec des calendriers de tournage.
Elle a connu tous les compositeurs qui ont fait les beaux soirs des théâtres parisiens où se donnaient des opérettes : Maurice Yvain, Robert Lehman, Georges van Parys ou Albert Willemetz. Quand, en 1958, Jean-Louis Barrault décide de reprendre La Vie parisienne d’Offenbach au Palais-Royal, dans l’esprit de sa création en 1866, dans ce même théâtre – c’est-à-dire en faisant chanter les comédiens de sa compagnie -, il vient chercher Suzy Delair pour le rôle de Metella qui exige une voix lyrique. Le spectacle connut un grand succès et fut même télévisé… mais sans Delair qui avait refusé de partir en tournée avec la troupe, pour revenir à ses propres concerts.
Elle incarnera, par ailleurs, l’héroïne éponyme de La Périchole du même Offenbach, en 1969, au Théâtre de Paris, en alternance avec Jane Rhodes et, quand cette dernière abandonna le rôle, elle assuma toutes les représentations restantes. Mais c’est la prestation de l’épouse de Roberto Benzi qui fut captée pour la télévision. Delair aborda également des opérettes plus classiques commeVéroniquede Messager. Elle reprit aussi Les Trois valsesd’Oscar Straus, marquées par sa créatrice, Yvonne Printemps. Suzy mit un point d’honneur à ne pas chercher à l’imiter. Entre 1952 et 1976, elle joue également dans quelques pièces de boulevard et, entre 1965 et 1987, elle participe à plusieurs séries pour la télévision.
La reconnaissance de ses pairs
En 2004, elle reçoit le Grand Prix du disque pour Suzy Delair chante Offenbach et pour l’enregistrement intégral desTroisValses. La même année, l’Académie du disque lyrique lui remet l’Orphée d’or du meilleur enregistrement d’opérette et d’opéra bouffe pour son disque De l’opérette à la chanson (Musidisc, 2003) ; la Cinémathèque française, à Paris, présente un cycle de certains de ses films, dont Quai des Orfèvres. Elle a également été promue Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres (1995), Officier del’ordre national du Mérite (1995), Officier de la Légion d’honneur (2006).
Si à 90 ans, elle regrettait encore que le cinéma ne l’ait pas davantage sollicitée, elle aurait pu ajouter qu’on avait aussi sous-estimé son rôle dans la chanson. On a injustement oublié qu’elle a été à l’origine d’un succès international. Comme elle ne l’a jamais enregistré, d’autres ont cueillis les lauriers qu’elle aurait mérités : en février 1948, l’éditeur Paul Beuscher lui propose une chanson pour le premier Nice Jazz Festival qui se tient à l’Hôtel Negresco et auquel elle participe.
Parmi les spectateurs se trouve Louis Amstrong qui s’enthousiasme pour la chanson qu’interprète Suzy. Elle porte un titre prémonitoire : C’est si bon. Le chanteur américain l’enregistre, deux ans plus tard en anglais, tout en gardant le refrain en français. Il obtient un succès international, cinéma et télévision s’en emparent, ce qui pousse la plupart des grands chanteurs dans le monde à la reprendre. En France, Yves Montand, à qui pourtant cette chanson avait été proposée en premier et qui l’avait alors dédaignée, s’empresse alors de la mettre à son répertoire et la popularise en France. Personne n’a semble-t-il eut l’idée de rendre hommage à Suzy Delair pour avoir révélé cette pépite.
Vivre libre
L’exploit le plus remarquable de l’artiste reste celui d’avoir gardé jusqu’à plus de 100 ans, l’alacrité de son esprit et son franc-parler. Son parcours de femme libre, qui n’a jamais étalé sa vie privée dans les gazettes, constitue un bel hommage rendu à son sexe. Il apporte la preuve que la libération de la femme, chasse gardée aujourd’hui de quelques harpies déchaînées, peut s’obtenir par l’intelligence, le talent et le charme. En parodiant une célèbre formule de Guitry, on peut affirmer qu’elle aura choisi d’être « contre les hommes, tout contre ».
Suzy Delair a été inhumée, sans tra-la-la, pour cause de confinement. Mais ses amis ont pris l’engagement de lui rendre un bel hommage dès que possible. Elle l’aura bien mérité pour nous avoir prouvé qu’il a existé autrefois d’autres façons de vivre, bien moins moroses et sectaires que les nôtres.
N. B. : On peut réécouter sur France-Musique, une interview de Suzy Delair, menée par Bruno Duteurtre dans son émission, Étonnez-moi Benoît