Mahmoud Darwich est poète et palestinien. Né en 1941 à Al-Birwa, village aujourd’hui en territoire israélien, et mort en 2008 à Houston, il a été et reste le chantre de sa terre natale, la Palestine. C’est à ce titre qu’il est le plus connu avec ses poèmes « Identité » ou « En traversant les mots passants ». A cet égard son engagement lui vaudra une errance et un exil prolongé avant un retour sur sa terre natale à Ramallah en 1995. L’un de ses recueils « Le lit de l’étrangère » ne parle pas des problèmes de la Palestine ni de politique, mais de l’histoire d’un couple, un homme et une femme qui pourraient très bien être Adam et Eve ou n’importe quel couple vivant de nos jours, en Palestine ou non, arabe ou non. Même si Mahmoud Darwich se réclame ouvertement d’une arabité ancienne et contemporaine, son recueil vise à l’universel.
Au début de toute chose, il y a une rencontre et surtout un départ. Les premiers vers sont : « Partons tels que nous sommes:/Une dame libre/Et son ami fidèle. / Partons ensemble dans deux chemins ». Tout au long de ces deux chemins qui n’en font qu’un, qui seront celui de la vie et du temps qui passe, l’homme et la femme vont aller l’un vers l’autre. Leur identité sera respectée tout au long de ces deux chemins. Cependant l’homme sera toujours pour la femme un étranger, et la femme sera toujours, pour l’homme, une étrangère. En somme il n’y aura pas de fusion mais un dialogue dans une séparation permanente et inhérente à notre condition humaine.
Mahmoud Darwich nous emmène dans une relation complexe dans ce couple où l’un ne domine jamais l’autre mais où il y a toujours une relation, qui, même si elle est parfois asymétrique, ne comporte jamais de domination et encore moins de violence. En effet c’est l’homme qui va essayer de comprendre la femme, qui va essayer de comprendre son esprit et c’est normal puisque « Ce qui n’a pas été féminisé est…vain ». A cet égard Mahmoud Darwich inverse la création de la femme à partir de la côte d’Adam : « Naîtrai-je de ta /Côte, femme ne se souciant que des atours de ton univers ? ». Ici, c’est l’homme qui naît de la côte de la femme et non l’inverse comme dans la Bible.
La parole est, elle aussi, création. Dieu crée la femme par une parole ultime « J’ai rêvé que tu étais la dernière parole dite/ A moi par Dieu lorsque je vous vis en rêve et qu’advint le … »
Il y a un respect total de chacun dans une atmosphère pleine de délicatesse, de fragilité et de bonté. « Partons ensemble/Et soyons bon » clôt le premier poème intitulé « Il nous manquait un présent ». Le présent est le point de départ mais ce présent-là peut survenir à n’importe quel moment depuis l’origine des temps. Tout est lié et le passé se retrouve dans le présent. Il y a « un hier qui s’achève dans mon lendemain ». Le passé est assumé et s’accomplira dans l’avenir, dans ce qui adviendra plus tard. Aussi chacun est à sa place et en tout temps, le poème n’est pas daté de même qu’il n’est situé dans un lieu bien défini. Il est universel.
Et ce qui est universel, hors du temps et de tout lieu, c’est l’amour. En effet l’amour c’est d’abord sortir de soi puisque « Nous n’avons pas de nom, l’étrangère, /A l’heure où l’étranger se retrouve dans l’étranger ». Se retrouver en soi est donc une impasse et il n’est même pas possible de trouver un nom à cette attitude. Par contre « Nous sommes un en deux, nous deux. ». Le mouvement et le retour de l’un vers le deux, le mouvement ou l’aller et le retour de deux termes complémentaires voire contraires l’un vers l’autre, le mouvement et l’échange dans tout couple, est présent dans tous les poèmes du recueil. Le couple formé d’un homme et d’une femme, comme tous les autres couples n’est jamais fusionnel. Chacun reste ce qu’il est et il demeure une question qui ne sera jamais résolue. « Et j’habite en toi, vers toi et pour toi. / J’aime la clarté nécessaire de notre énigme partagée ». En conséquence c’est l’énigme qui est partagée et qui est claire, pas la solution. Il n’y a pas de solution, c’est ce qui permet à l’amour d’exister. « Que l’amour soit une figure du mystère et/Le mystère une figure de l’amour ». L’amour et son mystère sont à respecter et il ne faut pas dévoiler le mystère. Il faut le laisser à lui-même, il est plein de délicatesse et de fragilité, il pourrait se déchirer facilement « C’est un amour qui va sur ses pieds de soie ».
Finalement, la femme et la poésie sont l’écho l’une de l’autre et peut-être une seule et même chose. C’est pourquoi Mahmoud Darwich fait parler l’une et l’autre sans que l’on sache toujours qui est qui. Ce qui se rapporte à l’une peut se rapporter à l’autre et elles ont toutes les deux une relation avec le ciel et donc avec Dieu. « Tu as poignardé le ciel avec la corne de la gazelle et les mots ont coulé ». Aussi il ne s’agit pas de blesser le ciel mais de permettre aux mots qui appartiennent et viennent du ciel de s’écouler et de rejoindre la terre. Alors la paix est à la fois sur terre mais aussi au ciel, cette paix s’adresse à l’amour et à la femme « Et que la paix des cieux et de la terre ouvre toutes grandes ses salles, l’une après l’autre devant toi ». C’est cette même paix venue du ciel qui descend sur terre et qui ne s’obtient pas par la guerre, la lutte ou la violence parce qu’« Un peu de faiblesse dans l’allégorie suffira demain/ Pour que poussent les mûres des enclos et que le glaive se brise sous la rosée ». C’est bien la douceur qui vaincra la violence.
Si la séparation fait partie de la condition humaine et du couple, l’exil est une séparation imposée tout comme le bannissement. De sorte que combattu et dénoncé dans ses poèmes par Mahmoud Darwich, « Le lit de l’étrangère » témoigne aussi de la douleur de l’exil et du souvenir de la terre natale qui est toujours présente. « Et je porte la terre lointaine et elle me porte sur les routes. ». Parfois, le poète trouve un peu de repos « Nous voici amis des créatures/ Merveilleuses entre les nuages… et soustraits/A la pesanteur de la terre identitaire. ». En effet, l’exil est aussi intérieur au couple et doit être accepté. C’est pourquoi la fusion n’est pas de ce monde, l’exil fera donc partie de toute vie sur terre.
La poésie de Mahmoud Darwich est une poésie engagée, c’est aussi une poésie qui témoigne de la vivacité et de la réalité d’une culture arabe très éloignée de l’image que nous en avons en Europe. Aussi le « lyrisme amoureux », selon la belle expression de Jean-Michel Maulpoix, est celui du « ghazal », poésie courtoise arabe adoptée dans ce recueil, au milieu duquel Mahmoud Darwich inclut six sonnets, forme classique de la poésie occidentale. En effet, ces deux formes de poésie sont au cœur du «Lit de l’étrangère » qu’il faut lire longuement, lentement et amoureusement. Un livre qui remplit de bonté.
Le lit de l’étrangère
Mahmoud Darwich
Traduction Elias Sanbar
Actes Sud. 12,50 euros