Quête de Dieu ou de l’un de ses innombrables substituts nés du désespoir face à la mort et, surtout, du ciel vide ! Sans juridiction suprême, désespérante est, en effet, notre solitude… « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas.» Stendhal
Aussi, depuis toujours, l’homme se conte-t-il de belles histoires, se rassure-t-il avec d’aimables ersatz – espérant se survivre, qui par sa postérité, qui par sa création [artistique, scientifique ou littéraire], qui dans le souvenir de ses proches ou de ses disciples ! Et autres balivernes…
Dérisoires consolations – dont personne n’est jamais, d’ailleurs, totalement dupe… Mais l’horrible perspective de devoir passer du statut de sujet à celui d’objet (un cadavre fut-il jamais autre chose ?) nous est tellement insupportable que tout est bon pour nous dissimuler cette abomination !
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » professait Dostoïevski. Certes, hormis Dieu, comment pourrait-il y avoir un quelconque absolu ? Ne subsistent dès lors que des valeurs relatives – nécessaire contrat social, puisqu’il nous faut bien vivre avec nos semblables…
Le Bien et le Mal n’étant jamais – à la différence du bon et du mauvais – que vues de l’esprit…
Platon, lui-même, ne s’illusionnait guère : « Les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les méchants font en réalité». Les bons seraient donc – selon le philosophe – les frileux, les timorés, ceux qui n’ont pas le courage de passer à l’acte, de s’accorder à leurs rêves…
Et François de La Rochefoucauld, de renchérir : « Les vieillards aiment à donner de bons conseils, pour se consoler de n’être plus en âge de donner de mauvais exemples ». Pareille sagesse serait donc, pour notre moraliste, fille de l’impotence…
Sempiternel procès de toute société constituée envers la tradition anarchiste, envers ces hommes de désir qui refusent toute compromission, vomissent les tièdes et passent ordinairement à l’acte : nihilistes, fauves solitaires, parfois en couple (Bonnie & Clyde…) ou en groupe (Bande à Bonnot, mafiosi…). Asociaux intimement persuadés qu’il n’y aura jamais pour eux – hormis problèmes de basse police – ni récompense, ni châtiment !
Tout homme n’a-t-il pas seulement, pour lui, d’être là – hic et nunc? Pris dans un étroit réseau de causalités, ontologiquement conditionné… Illusoire liberté, donc ! Et quand bien même il serait libre, cela changerait-il quelque chose au tragique et à l’absurde de sa condition ? Cependant que la nature ignore, quant à elle, les catastrophes – lesquelles ne demeurent que dans la mémoire des survivants…
Rares sont toutefois ceux qui, du moins en Occident, osent affronter cette solitude ontologique – éblouissante évidence du néant ! Pour nous en tenir aux seuls écrivains, citons : Nietzsche, Dostoïevski, Darien, Montherlant, Yourcenar, Klíma, Cioran… Tellement éblouissante évidence qu’il n’y aura jamais – à la discrétion des tièdes, des timorés ou des bien-pensants – assez d’écrans pour la masquer… La mort n’est-elle pas ainsi l’ultime tabou de notre société ?
On dit souvent qu’aux environs de leur septième année, les enfants auraient une fulgurante intuition du néant. Âge de toutes les épouvantes, des pires cauchemars que réussissent heureusement à conjurer les contes de fées – certes effroyables et sanglants, mais tellement rassurants puisqu’ils renvoient l’horreur au domaine de la fiction, du chimérique, de l’affabulation. Adolescents et adultes immatures préférant, quant à eux, se shooter, se mithridatiser à l’hyperviolence des séries américaines…
De toute manière, ne sommes-nous pas tous foncièrement innocents ? Ne pouvons-nous toujours, dans nos gènes ou notre prime enfance, trouver une justification à nos actes ? Fussent-ils les pires… « Tout le monde a ses raisons » plaide un sage dicton. Se justifier, certes, mais devant quelle instance ? Nous avions jadis, pour cela, créé Dieu à notre image. Mais Nietzsche nous a fait part de son décès…
[Plaisante revanche : il y a quelques années, je lisais (inscrit à la craie sur le Pont des Arts) : « Nietzsche est mort, signé Dieu ».]
Et Nietzsche d’enfoncer le clou : « Soyez sincères ! Ne dites pas que vous croyez à la nécessité de la religion, dites plutôt que vous croyez à la nécessité de la police ! »
L’une des premières fonctions de toute religion n’est-elle pas, en effet, de police ? De police des mœurs notamment (cf. Les Dix Commandements), assortie de fonctions judiciaires : ordalies, tribunaux d’Inquisition, confessionnaux, etc.
À leurs derniers instants, nombre de nos esprits forts « craquent » et font appel aux « secours de la religion » ! Tel l’illustre lexicographe et franc-maçon Émile Littré qui – tout libre-penseur qu’il fût – céda, in articulo mortis, aux instances de sa pieuse épouse, acceptant de se faire baptiser puis extrême-onctionner… Aux portes de la mort, il peut, en effet, sembler injuste de ne pas devoir comparaître ! Cependant que – quel que soit son âge – tout soldat agonisant murmurerait, dit-on : « Maman… », intercessrice souhaitée, dernier recours face à l’horrible vide…
Art, Amour, Religion et Philosophie ne différent que par la forme. Leur objet est identique : la quête d’éternité – i.e.contre l’injustice immanente du destin, une quête de sens, de transcendance (cf.Malraux : « L’art est un anti-destin »).
L’ Art, autrement dit : « Courage, fuyons ! », réfugions-nous dans un univers qui nous satisfasse pleinement – idéal certes utopique… Nietzsche (encore lui !) n’avait-il pas déclaré : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » ?
De ce point de vue, la Musique n’est-elle pas le plus parfait des refuges – puisque « signifiant sans signifié », pur langage, libre de tout concept ? Cela expliquant, sans doute, que soient si rares les compositeurs à s’être suicidés. Ayant à leur disposition cet univers abstrait, cette possibilité de repli, cette idéale « niche schizophrénique » qu’est la création musicale…
Mais parlons aussi d’Amour, « grande découverte du Moyen Âge » (selon le médiéviste Gustave Cohen). Sublime tentative [parfois pitoyable] d’avoir accès au domaine enchanté des contes, légendes, poèmes et romans… Combien de gens, en effet, exalteraient-ils ce sentiment s’ils n’en avaient d’abord entendu parler, s’ils n’avaient lu, vu ou entendu Tristan et Isolde,la Passion selon Saint-Matthieu, La Princesse de Clèves, Autant en emporte le vent…? [Il s’agit là, bien sûr, d’Amour avec un grand « A » – valeur réputée transcendante, pour laquelle aucun homme bien né n’hésiterait à donner sa vie… Et non pas, fi donc ! de sexualité.]
La Philosophie, enfin ! Nous en débatouillons certes volontiers, nous ressourçant, nous cocoonant dans cette plaisante « niche écologique de bavardages » (comme disent les sociologues)… Mais philosopher comme nous le faisons d’ordinaire, n’est-ce point fuir, en quelque sorte, devant les réalités, nos responsabilités, voire… Xanthippe !
[Ainsi Socrate répudia-t-il son épouse Xanthippe afin de pouvoir tranquillement débattre de la mort avec ses disciples. Cependant que l’un d’eux, le joyeux Calliclès, constatait amèrement : « La philosophie, c’est une chose charmante, à condition de s’y attacher modérément quand on est jeune. Mais lorsqu’on est assez avancé dans l’âge, philosopher est une chose ridicule – des hommes qui philosophaillent babillent comme des enfants. »]
Quant aux nobles valeurs dont nous débattons tous avec componction, ne nous permettent-elles pas d’acquérir aisément bonne conscience ? Nous permettant, de surcroît, d’oublier la patiente Camarde, de conjurer (comme disait Brel) « l’horloge du salon »…
Mais revenons-en à notre incoercible besoin d’être jugés – et si possible absous, aimés, sinon préférés ! Et cette quête d’admiration n’exprime-t-elle pas l’exigence d’une instance supérieure qui – du moins potentiellement – nous jugerait, nous donnerait sens, nous reconnaîtrait ? L’admiration étant acte de foi, élan envers quelqu’un à qui l’on se livre, s’abandonne… Forme d’amour, de confiance éperdue – qui peut instantanément se transformer en haine, pour peu que l’objet de cette dévotion nous ignore…
Ne cherchons-nous pas tous, plus ou moins, « un maître sur lequel régner » (Lacan) ? À l’instar du paranoïaque qui n’est jamais – pour son bonheur – en manque de Juge, voit du sens à toute chose, à tout événement et d’abord, bien sûr, à lui-même ! Imperméable, dès lors, à toute forme d’humour, d’autodérision – impouvoir consenti, lèpre du sens…
À la différence du Don Juan de Molière – foncièrement pervers -, le Don Giovanni de Mozart – être de pur désir – n’éprouve pas le besoin d’être jugé ! Vivant dans l’instant, il est sans passé et sans avenir ; lorsqu’il déclare sa flamme, il est toujours sincère. Aussi, lorsque s’avance vers lui l’Homme de pierre, est-il simplement étonné. Tout sentiment de culpabilité lui étant étranger, il refuse d’être jugé par un quelconque Être suprême – qu’il aura d’ailleurs l’incroyable force et privilège de mépriser… Mais Don Giovanni n’est, hélas ! qu’un mythe – projection fantasmatique, « pur rêve de femme » a-t-on pu suggérer.
Voici ce qu’écrivait Emil Cioran : « On est et l’on demeure esclave aussi longtemps que l’on n’est pas guéri de la manie d’espérer ». Peut-être… Quoique, fort heureusement, Éros et le désir, la pulsion de vie et d’autoconservation nous incitent à toujours avancer, voire à nous dépasser. « Élan vers le pire », ironisait notre philosophe ! Il n’empêche que, bien qu’atteint de la maladie d’Alzheimer, ce chantre du suicide ne passa jamais à l’acte, espérant -confusément, sans doute – se survivre dans l’admiration de ses lecteurs présents et à venir !
Foutaise, bien sûr, que cet espoir, si l’on veut bien considérer ce qu’écrivait Céline : « Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots » !
Mais, aussi longtemps que survit sa libido, comment interdire à notre corps, « cette guenille », d’espérer ? Seul du règne animal, l’Homme sait qu’il va mourir. C’est sa seule certitude ! Bien qu’armé de ses douces chimères, il lui soit heureusement loisible d’échapper à son destin [Clocks and Clouds]… Sauf à vouloir expliquer « l’incompréhensible par l’absurde » (Flaubert)
Illustration de l’entête: Pierre-Yves Trémois. Les limites de l’humain, Réseau sanguin. Eau-forte et aquatinte. Tirage 180. Vélin de Rives. 1971. 58cm/46cm. Imprimeur: Lacourière et Frelaut, Paris. Du livre : Les limites de l’humain de Jean Rostand illustré par Trémois.