En France, au calendrier des cérémonies officielles, figure « la fête nationale de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme », fixée au deuxième dimanche de mai.
Elle fut instituée par le Sénat et la Chambre des députés, le 10 juillet 1920, pour célébrer la délivrance d’Orléans par la Pucelle, le 8 mai 1429. Chaque année une reconstitution de l’entrée de l’héroïne dans cette ville a lieu. Mais l’habitude s’est perdue de voir des cérémonies se tenir ailleurs, si ce n’est ces dernières années celles organisées par un parti politique qui, pour se prétendre « national », n’en a pas moins privatisé cette célébration. Mais même de ce côté, la ferveur semble ne plus être ce qu’elle était.
Or, 2020 marque le centenaire de cette loi républicaine dont le texte précise qu’elle devait être « exécutée comme loi de l’État ». Cette promulgation suivait de peu la canonisation de l’héroïne proclamée par le Pape Benoît XV, le 16 mai 1920, sa fête religieuse étant fixée au 30 mai, jour anniversaire de son exécution à Rouen, en 1431. Rien d’officiel ne semble avoir été prévu cette année pour marquer l’anniversaire de cette reconnaissance, par la nation française, des mérites patriotiques attribués à la Pucelle. Son personnage serait-il un baromètre de l’état moral des Français ?
Pendant une période, Jeanne a capté la reconnaissance du pays, et notamment du roi, pour l’action qu’elle a menée contre les Anglais. De son vivant, l’opinion des contemporains à son égard dépend de la légitimité qu’ils accordent au Dauphin, le futur Charles VII, prêt à renoncer au trône. Certains la soupçonnent d’être manipulée par la cour quand la légende populaire transforme cette fille d’un laboureur plutôt aisé, en humble bergère.
À l’hostilité des Anglais contre elle, s’ajoute, après sa disparition, l’ingratitude du royaume de France : le roi et ses successeurs, n’ont aucun intérêt à rappeler qu’ils doivent leur trône à une femme. Les Anglais traitent cette dernière comme une sorcière, ce qui peut atténuer la honte de leur échec. Quant à l’Église, responsable de sa mort, elle a du mal à reconnaître son erreur de jugement. Cependant, le Roi de France, pour souligner la malignité des Anglais, obtient une révision du procès qui lave Jeanne de tout soupçon, ce qui n’en fait pas pour autant une sainte.
À de rares exceptions, avec le temps, le souvenir de la Pucelle s’estompe même si elle sert de référence aux partisans de la Ligue pendant les guerres de religion. La littérature s’empare de son personnage et elle apparait, vers 1590, dans la première partie du Henry VI de William Shakespeare.Jeanne est présentée comme une guerrière impitoyable, une femme qui n’éprouve de pitié que pour un soldat anglais qui a éveillé chez elle un élan amoureux. Il n’est nullement question de mission divine.
Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, successeur présumé de son grand-père Louis XIV, pour lequel le prélat écrit une histoire de France, ne se réfère jamais à celle qui a sauvé le royaume. Au XVIIIe siècle, Voltaire publie à Genève, en 1752, un poème héroï-comique en quatorze chants dont le titre – La Pucelle d’Orléans -, laisse deviner sur quel point va s’exercer la verve pamphlétaire de l’auteur : que le salut de la France tienne à la virginité d’une jeune fille déchaîne l’imagination iconoclaste de l’auteur. Il n’est pas jusqu’à la monture de l’héroïne, un âne ailé, qui manque de mettre à mal sa vertu .
Ce texte, qui a d’abord circulé sous le manteau, a longtemps été mis à l’Index. Ce n’est pas le plus subtil des textes du philosophe mais c’est un bon indice sur le statut de l’héroïne qui ne fait pas encore l’objet d’un culte national. La Révolution n’aura pas plus de déférence à l’égard de cette patriote puisqu’elle fera détruire, en 1792, le monument érigé en son honneur à Orléans en 1502, pour en faire des canons.
C’est la littérature romantique qui va remettre en lumière la Pucelle d’Orléans, traduction française du titre allemand d’une tragédie de Schiller, Die Jungfrau von Orleans (1801),qui marque un tournant dans l’imaginaire johannique. L’auteur prend quelques libertés avec la vérité historique puisque l’héroïne meurt au combat. Alors qu’elle est prisonnière des Anglais, elle réussit à s’échapper de sa prison anglaise et remporte un ultime combat qui met fin à l’invasion étrangère. En véritable héroïne romantique, elle choisit sa mort au lieu de subir un procès inique. En cela, elle choisit son destin au lieu de subir un sort décidé par l’ennemi.
L’Europe, à la recherche de son propre destin, marquée par l’épopée napoléonienne qui a engendré « le printemps des peuples » à la recherche de leur propre identité, remet au premier plan cette figure souvent caricaturée jusque-là. De nombreusesœuvreslyriques vont s’inspirer de cette version de la vie de Jeanne d’Arc, parmi lesquelles on peut citer la Giovanna d’Arc de Giuseppe Verdi (1845) ; la musique de scène de Charles Gounod écrite pour le drame, Jeanne d’Arc, de Jules Barbier (1873), avant que le même compositeur ne lui consacre une messe (1887) ; La Pucelle d’Orléans de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1881).
Les Français ne seront pas les derniers à s’inspirer de cette figure qui permet de reconstruire l’unité nationale au moment de la Restauration des Bourbons après 1815. Elle va trouver son héraut en la personne de Michelet, républicain et libre-penseur, qui publie en 1841, une Jeanne d’Arc (livre V de son Histoire de France).Ses origines supposées modestes et provinciales, le bon sens de ses déclarations lors de son procès, en font une incarnation exemplaire du peuple de France.
Pierre Larousse, anticlérical, lui consacre, dans son Grand Dictionnaire du XIXe siècle (1870), un article qui souligne son patriotisme ; il met en doute ses visions et souligne l’indifférence du pouvoir royal et la perfidie de l’Église. C’est l’époque où Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, n’hésite pas à évoquer sa sainteté et où Henri Wallon la présente comme catholique et républicaine.
Charles Péguy lui consacre deux ouvrages, entre 1897 et 1910, qui marquent le retour à la foi de l’auteur. Anatole France, en 1908, en strict rationaliste, remet en cause la fiabilité des sources historiques et tous les événements extraordinaires, sans douter de la sincérité du personnage, victime selon l’auteur d’un complot clérical. Il n’est pas jusqu’à Jean Jaurès qui rend hommage à Jeanne, en 1910, dans L’ Armée nouvelle.
Dès1869, Mgr Dupanloup avait lancé le processus de canonisation afin de faire de l’héroïne le symbole de la chrétienne luttant pour sa foi et sa patrie. Il rejette la condamnation de Jeanne d’Arc sur un prêtre déloyal et des universitaires vendus aux Anglais. Le 2 novembre 1874 la procédure est entamée. Elle s’appuie sur l’édition des pièces du procès effectuée par le Directeur de l’Ecole des chartes et ne s’achèvera que le 16 mai 1920.
Entre temps, les relations entre Paris et Rome se compliquent, notamment avec la rupture de 1904, entre la République et la Papauté et la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905. Un premier pas vers l’apaisement est acquis en 1909, avec la béatification de Jeanne. C’est l’élection de la « chambre bleu horizon » de 1920, orientée à droite et comportant de nombreux anciens combattants ayant vécu la fraternisation dans les tranchées entre religieux et laïcs, qui permet de rapprocher les deux parties.
Le pape Benoît XV canonise Jeanne d’Arc le 16 mai 1920 et la France, à l’instigation du député Maurice Barrès, institue la fête nationale de Jeanne d’Arc. L’Église la réhabilite sans reconnaître sa propre responsabilité dans la condamnation de la jeune Lorraine.
Cela relance l’intérêt des compositeurs pour l’héroïne nationale : dès 1920, Camille Saint-Saëns signe un Hymne à Jeanne d’Arc pour chœur et orgue ; en 1931, le chef d’orchestre Paul Paray crée, à Rouen, une Messe pour le cinq centième Anniversaire de la mort de Jeanne d’Arc ; en 1939, Arthur Honegger lui consacre un oratorio sur un livret de Paul Claudel, Jeanne au bûcher et en 1941, André Jolivet écrit La tentation dernière de Jeanne d’Arc, pour récitant, chœurs chantés et parlés et orchestre. Ce dernier revient sur le sujet en 1956 avec La Vérité de Jeanne, oratorio pour solistes, chœur et orgue.
Ce n’est pas pour autant que les querelles franco-françaises s’apaisent : si bien des hommes de gauche adoptent cette figure emblématique de l’histoire de France, il n’en reste pas moins que la droite se reconnaît plus en elle que la gauche. Le régime de Vichy s’est, par exemple, appuyé sur elle pour exalter la lutte contre la perfide Albion. On sait, plus tard, l’usage que fera le Front National de cette icône nationale. Cependant, les présidents de la République, après-guerre, prirent l’habitude de se rendre au moins une fois, lors de leurs mandat, à Orléans, à l’occasion des Fêtes johanniques pour prononcer un discours sur des thèmes de l’unité nationale, de la solidarité entre Français : Vincent Auriol (1947) Charles de Gaulle (1959), Valéry Giscard d’Estaing (1979), François Mitterrand (1989), Jacques Chirac (1996), à l’exception de Georges Pompidou et de Nicolas Sarkozy (mais ce dernier, en 2012, a célébré le 600e anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc en se rendant à Domrémy, lieu supposé de la naissance de l’héroïne). Si le précédent président de la république ne s’est pas rendu à Orléans pour célébrer La Pucelle, Emmanuel Macron y avait assisté aux cérémonies quelques jours avant son élection.
Quelle qu’en soit la raison, il n’est pas sûr qu’en ce mois de mai la France s’intéresse au destin de la bergère lorraine et au centenaire de la reconnaissance de son héroïsme par la République. Les féministes ne se sont pas emparées de son histoire qui montre pourtant une femme plus résolue qu’un souverain. Il est vrai que le danger actuel ne vient pas d’Angleterre mais de Chine et qu’on a besoin, pour protection, moins d’encens que de masques protecteurs. Dommage, les temps présents ont besoin d’exemples galvaniseurs autant que poétiques.
Illustration de l’entête: Les Vigiles de Charles VII, manuscrit de Martial d’Auvergne, vers 1484, BnF, Manuscrit Français 5054, enluminure du folio 71 recto. Enluminure sur parchemin. La capture de Jeanne d’Arc par les Bourguignons lors du siège de Compiègne, le 14 mai 1430.