Les 500 hectares du Palais d’été de Chengde 避暑山庄, résidence d’été des empereurs Mandchous construite en 1703 par l’empereur Kangxi 玄晔( 康熙), étaient totalement déserts. Nous étions au milieu des années 1990, et à cette époque, aucune route décente n’y menait depuis Pékin. En un mot, il fallait vraiment vouloir y aller. Je visitais ce lieu exceptionnel en compagnie du directeur de Paribas en Chine.
Soudain, au loin, deux petites silhouettes s’avancent vers nous d’un pas hésitant. Alors qu’elles s’approchent lentement, nous reconnaissons un des protagonistes : il s’agit de l’attaché culturel près l’ambassade de France à Pékin. Il est accompagné d’un Chinois, il nous le présente. Ce Chinois parle un français absolument impeccable, nous échangeons quelques mots et décidons de nous retrouver le soir à dîner. J’ignorais que je venais de rencontrer un homme dont le destin fut à la fois des plus improbables et des plus extraordinaires, et j’appris son histoire le soir même.
Fils de mandarin abandonné
René Han est un chinois né à Dijon en 1930. Son père était issu d’une antique famille de mandarins lettrés, un lettré qui aurait dû marcher dans les pas de ses ancêtres et servir le «Fils du ciel» 天子, c’est-à- dire l’Empereur. Mais en 1911, la République avait été proclamée, et le père de René Han, qui voulait servir la Chine éternelle quel que soit le régime, se retrouva à l’âge de 19 ans à l’Académie Militaire de Huangpu 黄埔军校, près de Canton. Le directeur de l’école était un certain Chiang Kaï-shek 蔣介石, et le commissaire politique un certain Chou En-lai 周恩来.
Point capital, le père de René Han se maria en dehors de sa caste, avec la fille d’un riche marchand de Shanghaï. Les marchands, dans la Chine de cette époque, se situaient aux derniers échelons de la société. Or, autant le père de René Han était dévoué à la cause publique, autant sa mère était une jeune femme frivole et avide de plaisir. On va le voir, le caractère opposé de ses parents aura une importance capitale dans le destin du petit René. Le père de René Han sortit diplômé de la première promotion de l’Académie Militaire de Huanpu, et Chiang Kaï-Shek, qui devait devenir président de la République de Chine en 1928, lui demanda de partir en Europe pour parfaite son éducation. Voilà donc la famille Han qui débarque en France en 1929, d’abord à Paris, puis à Dijon. Car Madame Han est enceinte de René, qui naît le 16 août 1930.
La maman de René refuse obstinément de s’occuper de lui et le petit René, à peine arrivé sur cette terre, est placé en nourrice chez la famille Gaudot qui habite dans le village de Perrigny, sur la route de Gevrey-Chambertin. Le couple Gaudot sont des gens extrêmement simples et modestes qui prennent des enfants en nourrice pour quelques mois afin d’arrondir leurs maigres revenus. Mais ce sont aussi des gens fabuleusement généreux et profondément humains. C’est alors que la mère chinoise de René quitte son mari et rentre en Chine avec un autre homme et que son père quitte lui aussi la France, rappelé par Chiang Kai-shek pour une mission spéciale. En partant, il annonce aux Gaudot qu’il reviendra dans quelques mois chercher le petit René mais il ne reviendra jamais et deviendra général de Chiank Kai-shek puis gouverneur de province. René Han ne reverra jamais sa mère et ne reverra son père que 40 ans plus tard. Lorsque je le croisai à Chengde 承德 au milieu des années 1990, il était sur la trace de la famille de sa mère…
Parents de substitution
René Han et la famille Gaudot vécurent dans la terreur que le père chinois revienne chercher son fils, car entre les Gaudot et René se développèrent de profonds liens filiaux : René Han, qui considérait les Gaudot comme ses vrais parents, adora sa famille adoptive, et la réciproque fut vraie; ils furent tous les trois heureux, bien que très pauvres, immensément heureux durant toutes ces années, et René Han fut élevé comme un vrai petit bourguignon. Il se considérait d’ailleurs comme tel, ne connaissant rien à la Chine, ne parlant pas le moindre mot de chinois, et devint intarissable sur les vins de Bourgogne, qu’il connaissait parfaitement.
Le petit René Han devenait donc de moins en moins chinois et de plus en plus français. Un jour, une voiture officielle de l’Ambassade de Chine à Paris vint à Perrigny envoyée par son père, désormais un homme important, pour le ramener en Chine. Il refusa catégoriquement. Plus tard, avec son plein accord, il fut baptisé et prit le prénom de René, qu’il gardera toujours; ce qui ne l’empêcha pas, de temps à autre, d’être confronté au racisme et au doute.
Ascension et apothéose
Si cette histoire s’était arrêtée là, elle aurait déjà été assez extraordinaire, mais ce n’est pas tout, loin de là.
La famille Gaudot, qui aimait tendrement René, avait des ambitions pour lui, pas pour eux, pour lui. Prêts à tous les sacrifices, ils poussèrent René à étudier, parfois contre son gré et quoi qu’il leur en coûtât, afin que leur petit René réussisse. Ils vont se saigner à blanc et René va fréquenter le lycée Carnot à Dijon, puis une institution religieuse, Saint-Joseph.
A 19 ans, René part pour Paris étudier à Sciences-Po, toujours financé par ses pauvres parents pour lesquels aucun sacrifice, décidément, n’était trop grand. Son diplôme en poche il entre à la Radiodiffusion française, et, pour faire court, il deviendra, en 1986, président de FR3. C’est à lui que l’on doit de voir à un début de soirée Thalassa, et des émissions comme «Questions pour un champion», et bien d’autres choses encore. René Han épousera Marie-France dont il aura, si je ne me trompe pas, trois filles, Béatrice, Isabelle et Emmanuelle.
Ses deux livres autobiographiques, «Un Chinois de Bourgogne*» et «Un Bourguignon en Chine», sont extrêmement touchants.
Il écrit :
«Quarante ans après cette époque je mesure combien finalement le destin, malgré des apparences tortueuses, a été généreux avec moi en me faisant naître en France et non pas ailleurs, comme cela aurait dû normalement être le cas. Je suis sûr qu’aucun autre pays au monde n’aurait offert à un canard boiteux de mon espèce les chances qui m’ont été données, ici, de me construire un avenir en dépit de mes handicaps de départ. Aucune des hypocrisies égalitaires que certains pays ont adoptées comme fonds de commerce, en se réclamant benoîtement de Dieu lui-même, ne pourront jamais me convaincre du contraire. Il y a, chez ceux-là, les discours moralisateurs de façade, mais le revers c’est l’hypocrite réalité qui ne donne de chances qu’aux élus de la bonne race. Ici, à l’époque, il n’y avait pas de discours. Mais la réalité quotidienne c’étaient la générosité et la tolérance à l’égard de ceux qui, comme moi, voulaient jouer le jeu».
Voilà ce qu’un petit chinois, fils de mandarin, abandonné et recueilli par une pauvre famille d’ouvriers bourguignons dans un village de 4 000 âmes, devenu PDG de FR3 après avoir refusé de partir pour la Chine rejoindre son père devenu un proche de Chiang Kaï-shek -un père qui l’avait longtemps oublié-, voilà ce qu’il a pu écrire de la France en 1992. Et ma conviction profonde est que cela, malgré tout, reste encore vrai aujourd’hui.
-«Un Chinois de Bourgogne», René Han, éditions Perrin 1992
-« Un Bourguignon en Chine », René Han, éditions Perrin 1994