1991. Le dialogue a lieu au Palais de l’Elysée.
François Mitterand est président de la République. Le sherpa du président, Jacques Attali, celui qui prépare les conférences internationales, vient de partir à Londres comme président de la BERD. François Mitterand convoque dans son bureau une jeune femme qui occupe un petit poste à l’Elysée : chargée de mission pour l’économie internationale et le commerce extérieur. Il l’a repérée, il lui propose le poste de sherpa ainsi que celui de Secrétaire générale adjointe de l’Elysée (le poste qu’occupera quelques années plus tard Emmanuel Macron), cumulant ainsi les deux. On assiste donc à ce dialogue, la jeune femme résiste à accepter le poste :
-La jeune femme: «Je suis jeune, j’ai 31 ans»
-Le Président: «Et moi, à 27 ans, j’étais ministre»
-La jeune femme: «Je ne parle pas bien anglais»
-Le Président: «Vous apprendrez»
-La jeune femme: «Je n’y connais rien»
-Le Président: «Là encore, vous apprendrez»
-La jeune femme: «Pourquoi tenez-vous à me nommer sherpa?»
-Le Président: «Parce que vous savez dire non avec le sourire»(*)
Une jeunesse française
Petite-fille de menuisier, fille d’un professeur agrégé d’histoire et d’une assistante sociale, Anne Lauvergeon est née à Dijon (tiens, encore Dijon…) le 2 août 1959.
La famille Lauvergeon est une famille de la classe moyenne, sérieuse, qui croit aux valeurs républicaines, et en particulier à la méritocratie. Il faut réussir ses études, passeport pour le succès et l’élévation sociale. «Le travail, l’honnêteté, le sens social et moral, l’égalité des sexes, le respect des autres, Nous leur disions que les études étaient très importantes», dit Solange, la mère (*).
Anne aura deux frères, l’un sera polytechnicien, l’autre sera centralien. Anne sera reçue à Normale Sup’Sèvres, puis elle intégrera l’École des mines de Paris. Un parcours supérieurement élitiste.
L’élitisme, justement. Une fois le précieux diplôme en poche (Normale Sup’, l’ENA, Polytechnique, et surtout si l’on sort «dans la botte»), on entre dans une caste, et on est suivi par des «parrains» qui veillent sur vous tout au long de votre carrière. La France est un pays où une élite minuscule en nombre se partage presque tous les postes de l’État, de l’Industrie et de la Finance, une caste de gens à l’opposé de Marc Simoncini, dont la carrière fut précédemment décrite («Improbables destins (5) : «J’vous ai apporté des bonbons »). Cet élitisme forcené, combiné avec le jeu des réseaux, provoque, selon moi, de terribles dégâts dans la société française. Dans le cas d’Anne Lauvergeon, si elle n’avait pas réalisé ce parcours scolaire exceptionnel, rien de part ses origines familiales qui ne disposaient d’aucun réseau ne la prédisposait à occuper d’éminentes fonctions.Mais elle se retrouva à l’Elysée.
Là, elle devint la confidente du Prince -en l’occurence François Mitterand- qui lui délégua beaucoup jusqu’à sa mort, ce qui donna à Anne Lauvergeon, qui n’avait pas 35 ans, d’immenses pouvoirs occultes qui provoquèrent beaucoup de haine à son égard. Mais Anne Lauvergeon aimait la castagne, elle était naturellement clivante, la bagarre ne la dérangeait pas, et même, elle la recherchait. C’est ainsi qu’elle devint très jeune une femme extrêmement puissante, quoique peu connue du grand public.
A sa sortie de l’Elysée, elle a 36 ans, elle fait ce que tout haut-fonctionnaire aux dents longues doit faire : un passage dans la banque d’affaires. Emmanuel Macron passera par Rothschild, Anne Lauvergeon passera par Lazard. Mais, une fois dans la vénérable banque d’affaires, elle entre en conflit violent avec Edouard Stern, gendre du PDG Michel David-Weill. « La violence des propos, des attitudes, des gestes a atteint un tel degré que, pour la première fois de ma vie, je me suis surprise à penser : s’il m’arrive un accident, ce ne sera pas par hasard »(**).
Elle quitte Lazard deux ans plus tard, elle a perdu.(Edouard Stern sera finalement évincé par Michel David-Weill et assassiné à Genève de 4 balles de 9mm tirées à bout portant par sa maitresse Cécile Brossard. Son corps sera retrouvé sanglé et revêtu d’une combinaison en latex utilisée dans les jeux érotiques sado-maso. Mais ceci est une autre histoire…).
Cependant jamais un membre éminent de la caste à laquelle appartient Anne Lauvergeon ne reste longtemps sur le carreau. Après deux ans chez Alcatel, bombardée Directrice Générale Adjointe de la branche télécommunication, Anne Lauvergeon, 39 ans, rencontre enfin son destin : elle est nommée Présidente de la Cogema,exploitation minière, enrichissement de l’uranium, retraitement. Ainsi commence la véritable carrière d’Anne Lauvergeon, future «Atomic Anne». Cogema, chasse gardée du corps des Mines ! Anne Lauvergeon y est propulsée grâce au soutien de… Dominique Strauss-Kahn.
Un destin… atomique
Au début, elle va y faire merveille, intégrant, en dépit de multiples résistances, toute la filière en mettant la main sur Framatome (construction de réacteurs) et sur CEA-Industrie. Cogema devint alors Areva, nom tiré de l’abbaye d’Arévalo, sise en Castille et Léon (les mauvaise langues font remarquer que l’Abbaye d’Arévalo est dédiée au malheur, les pèlerins se prosternant devant Notre-Dame des Angoisses. Mais cela, Anne Lauvergeon ne devait pas le savoir).
Areva, grâce à la vision d’Anne Lauvergeon, devient le numéro un mondial du nucléaire (9 milliards de chiffre d’affaires, 50 000 employés), et le rival d’EDF, qui, étant également dans le nucléaire, n’appréciait pas du tout ! Anne Lauvergeon voulait créer une entreprise nucléaire totalement intégrée, depuis l’extraction d’uranium en Afrique du Sud jusqu’à la construction des centrales nucléaires, alors que dans la filière, on pensait plutôt en termes de spécialisation. Sa vision était un peu celle de Messier qui voulait intégrer, dans la filière Internet, les «tuyauteries» avec le contenu qui passe dedans, ce qui sera un lamentable échec.
Ce fut la guerre. Ses collaborateurs la surnommèrent «la street fighteuse», la bagarreuse de rue. Mais Anne Lauvergeon est un succès quoiqu’en conflit avec un peu tout le monde : son nouveau siège social hors de prix, sa rémunération, ses choix stratégiques et en particulier le développement des EPR jugés trop coûteux, tout fait polémique (la vente d’un EPR à la Finlande n’en finira pas de pourrir l’atmosphère, et deviendra une catastrophe financière jusqu’à ce jour). Elle est également en conflit avec Thierry Breton, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, etc… Le bilan commence à se ternir un peu.
Mais qu’importe! Pour contrer les écologistes opposés au nucléaire, Anne Lauvergeon mise sur la com: elle se met en scène, devient le visage souriant, rassurant, féminin, de l’énergie nucléaire française. On ne voit plus qu’elle: en 2001, elle se retrouve à la 21ème place des businesswomen européennes les plus influentes selon le Wall Street Journal, elle fait la couverture du magazine Fortune, en 2006 le magazine Forbes la place au 8ème rang des femmes les plus influentes au monde, est invitée du talk-show de Charlie Rose aux USA etc… Et en plus, elle est très populaire auprès des salariés d’Areva, et surtout à la CGT qu’elle cajole.
Pourtant, c’est une incroyable affaire qui va gripper la machine.
Un invraisemblable polar
Cette histoire, un des plus sensationnels polars des 30 ou 40 dernières années, est merveilleusement bien racontée par l’écrivain Vincent Crouzet (***). C’est une histoire aux ramifications internationales encore à ce jour peu élucidées car sans doute étouffées par bien des gouvernements. Tout commence par l’achat de trois mines d’uranium en 2005 et 2006: –Gulf Investor Trading, qui contrôle des gisements à Trekkopje en Namibie, – Mago Resources qui contrôle les gisements de RystKuil, en Afrique du sud, -et Bakouma, qui contrôle un gisement en République Centrafricaine. Le tout racheté par la société UranCo BVI (qui deviendra UraMin BVI), enregistrée aux îles Vierges Britanniques pour une trentaine de millions de dollars.
Le cerveau de l’affaire, un certain Steven Dattels, un homme de l’Ontario, membre d’une fratrie de businessmen, dont un «raider»et un directeur du FMI, est lui-même donateur à diverses universités, à la Fondation Clinton, à une fondation pour la préservation du Grand Nord Canadien. Sa spécialité : valoriser une compagnie minière junior et la revendre au meilleur prix. C’est ce qu’il va faire avec UraMin, cette société qui possède des gisements d’uranium… qui en fait ne valent pas grand-chose. Il suffisait de lire la presse canadienne pour découvrir que plusieurs des affaires de Dattels avaient mal tourné.
UraMin est transformée en mariée magnifique, cotée au dernier grand Far West financier du monde: la bourse de Toronto ou Toronto Stock Exchange, ou TSX, une place financière «borderline», comme on dit, parfaite pour des manipulations de ce genre.
Or, Areva était intéressé par le rachat de mines d’uranium. En effet, la mine de Cigar Lake au Canada (détenue à hauteur de 37% par Areva) était inondée et le cours de l’uranium flamba. Pendant ce temps, Dattels et ses amis organisèrent une spéculation autour d’UraMin, dont le cours flamba lui aussi.
Passons une série depéripéties ubuesques, comme le recrutement de Daniel Wouters en tant que responsable des acquisitions par Areva… alors qu’il est lié à Dattels et consorts, pour arriver en 2006.
UraMin propose à Anne Lauvergeon son rachat pour 471 millions de dollars. Elle refuse… Pour finalement acheter UraMin contre…1.8 milliards d’euros. Les mines d’uranium rachetées par Areva se révéleront vite totalement improductives et l’aventure coûtera 2 ou 3 milliards d’euros (auxquels s’ajoute au moins un milliard pour les EPR).Une bonne partie de cet argent a disparu dans la nature… on ne sait pas bien où.
L’ Assemblée Nationale, la Cour des Comptes, les services de renseignements français, la justice, tout le monde se mêlera de cette affaire. Anne Lauvergeon sera d’ailleurs mise en examen en 2016 et elle sera débarquée d’Areva en 2011.
Mais les réseaux veillent: après Areva, elle présidera le Conseil de surveillance du journal Libération. Des rumeurs la prédisent ministre de François Hollande. Elle sera nommée à la tête de plusieurs comités et commissions par le gouvernement Ayrault. Elle sera nommée membre du conseil d’administration d’EADS et de Rio Tinto, de plusieurs start-ups, etc…etc…
L’aventure d’Anne Lauvergeon n’est pas terminée.
(*) «Anne Lauvergeon, le pouvoir à tout prix», Jean-Louis Pérez, Seuil 2014
(**) «La femme qui résiste», Anne Lauvergeon, Plon 2012
(***)«Radioactif», Vincent Crouzet, Belfond 2014 ,« Une affaire atomique, UraMin/Areva, l’hallucinante saga d’un scandale d’état», Vincent Crouzet, Robert Laffont 2017
Ecole des mines de Paris
Anne Lauvergeon, l’enfant gâtée de la République. Envoyé spécial. France 2. 2 février 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=a4oexmLEznk