Comme chacun sait, Léonard de Vinci a du créer une petite cinquantaine de peintures. A peu près la moitié est parvenue jusqu’à nous. Certaines sont des travaux d’atelier chez Verrocchio, d’autres entièrement autographes, encore d’autres furent ébauchées par lui et terminées par ses élèves, enfin quelques unes ne sont que de lointains reflets de son génie… De la même manière, si le corpus de son œuvre est très restreint, les inventions y sont innombrables.
Nous allons nous intéresser à trois aspects particuliers des travaux du Maître : sa manière de réaliser une composition pyramidale, sa vision du respect du à la divinité et ses jeux de mots picturaux.
Avant-tout, rappelons la symbolique de la pyramide : c’est l’image de la perfection de la synthèse, donc de la convergence spirituelle. D’où son inclusion dans le concept de la composition picturale.
Qu’entend-on par « construction pyramidale » ?
La composition d’un tableau est la science de la répartition des formes à l’intérieur de l’espace pictural disponible. Ce qui crée une hiérarchie entre les divers composants : un élément( ou plusieurs) est plus important que les autres.
La composition est basée sur des lignes directrices, ou lignes de force : les directions principales suivies, qui orientent l’œil du spectateur.
La construction d’un tableau est toujours faite suivant un schéma, plus ou moins précis. La question devient alors : « pourquoi l’artiste a-t-il procédé de cette façon ? ».
La composition pyramidale est celle qui montre les masses principales comprises dans un triangle. Généralement, elle est utilisée pour appuyer la hiérarchie : un personnage, ou un phénomène naturel, domine les autres. De ce fait la démonstration de la puissance, du pouvoir, de la gloire ou de la majesté du héros, ou du phénomène, est sans réplique. L’effet est très démonstratif, surtout pour les représentations de Rois ou de Dieux.
Regardons ce que ça signifie en prenant un exemple chez Léonard : « La Vierge aux rochers » conservée à Paris.
Dans une grotte ouverte sur un fond de paysage aux transparences douces, la Vierge agenouillée introduit Jean-Baptiste, en génuflexion, devant l’enfant Jésus qui le bénit. Un ange assiste à la scène.
Le triangle de la composition pyramidale se décompose comme suit : la partie haute est la figure de Marie, Jean-Baptiste en est le côté gauche, tandis que le droit est formé de l’enfant Jésus et de l’ange.
Il y a un autre aspect à ce triangle surprenant : il est positionné dans un espace où la profondeur existe. La Vierge est située plutôt vers le plan central, Jésus et l’ange en extrême avant-plan, Jean-Baptiste en plan médian.
Ce qui implique une distorsion de l’espace puisque la ligne droite reliant la Vierge à Jean-Baptiste est plus courte que l’autre. Le spectateur ne s’en aperçoit pas : Léonard, à coups d’artifices colorés, réussit à rendre invisible cette déformation !
En revanche, quel apport à la solidité de la construction : l’œil se fixe immédiatement sur les personnages. C’est seulement a posteriori que le regard se pose sur le reste du tableau, pourtant situé dans la partie haute de la composition.
Tout cela est très logique : cette scène religieuse est une démonstration, de très haut niveau et de qualité toute aussi exceptionnelle, de la spiritualité chrétienne dans sa plus grande pureté. Ce que seul un génie peut réussir à transcender, pour en donner une image à la perfection absolue.
« La Vierge aux rochers » de Londres, beaucoup plus tardive et en partie réalisée par l’atelier de Léonard à Milan, présente une composition pyramidale similaire, sans être identique.
Les personnages sont nettement plus grands, d’aspect plus démonstratif, pratiquement vus sur le même plan spatial, leur monumentalité est plus affirmée, tandis que la vie étouffe dans cet environnement dimensionnel inerte où ne circule aucun courant d’air.
Tout cela donne une moins grande cohésion au triangle, dont les lignes constructives deviennent plus floues. La distance entre les deux enfants est réduite, l’ange et le baptiste sont séparés, la scène décrite plus terre-à-terre car elle ne s’appuie pas sur ce qui donne toute sa splendeur mystique à la première : la création de l’espace du rêve, qui dépasse le réel pour atteindre l’intemporel.
Comme quoi ces deux exemples d’un même sujet, qui paraissent si proches, ne le sont plus quand on s’attarde à les analyser. Ce qui nécessite un effort de la part du spectateur…
Regardons maintenant « La Vierge, sainte Anne, l’enfant Jésus et l’agneau », tableau conservé au musée du Louvre.
La composition pyramidale y est évidente. Le triangle est très différent de celui montré dans les deux peintures précédentes. La Vierge est positionnée assise sur les genoux de sa mère. Elle cherche à retenir son fils, alors que le geste de ce dernier est très clair : lui veut s’éloigner d’elle en saisissant l’agneau. Ce mouvement de retrait a, toujours, été interprété comme une prémonition du destin de Jésus…
En tout cas le triangle ainsi créé (invention certaine de Léonard bien qu’il y ait eu collaboration dans l’élaboration picturale et que certains détails soient inachevés), sort de toute banalité : il est formé des deux personnages avec Marie assise sur les genoux de Sainte-Anne, et de son extension constituée de l’enfant divin et de l’animal. La puissance qui s’en dégage est donc censée être doublée. En réalité elle est décuplée, conférant solidité incomparable et rayonnement spirituel à l’œuvre. Ce genre d’exploit porte la marque de Léonard.
Rajoutons que la Sainte Anne est axée sur une verticale fixe, alors que Marie l’est sur une diagonale mouvante d’environ 60 degrés. Le débordement sur la droite de l’enfant et de l’agneau densifie la composition, tout en accentuant plus fortement sa stabilité.
« L’adoration des mages », conservée aux Offices à Florence, présente une composition pyramidale triangulaire plus relâchée, parce que les trois personnages la formant ( la Vierge à l’enfant sur ses genoux, le mage accroupi de droite offrant un présent, les deux derniers mages agenouillés à gauche) sont plus éloignés les uns des autres et leurs actions multiples. La conséquence en est que la hauteur du triangle est bien inférieure à celles des peintures regardées antérieurement.
Si « La Cène », à Milan, montre une composition globale rectangulaire, il n’en demeure pas moins que le Christ est présenté en composition pyramidale : un triangle est bâti sur son visage et l’écartement quasi-perpendiculaire de ses bras. Là aussi une raison logique en est la cause : c’est le fils de Dieu qui est le centre psychologique de l’œuvre.
Intéressons-nous, en les prenant ensemble, à « La Belle Ferronnière » et à « La Joconde ». Sous l’aspect que nous étudions : la composition pyramidale, nous sommes frappés par la similitude de position du corps : derrière une barrière, constituée d’une balustrade pour la première et du bras d’un fauteuil pour la seconde, apparaît la figure féminine vue sous un angle identique, tournant autour de 45 degrés, l’épaule droite au premier plan vers l’extérieur droit, l’épaule gauche en arrière-plan vers la gauche mais plus centrée. La densité volumétrique fait le reste, insufflant la vie à la composition pyramidale par la puissance donnée au triangle formé de la tête et des bras. Cette ressemblance de conception du tableau ne doit rien au hasard : elle est issue du mental de l’artiste et exprimée de la même manière. C’est bien normal : les deux peintures sont de la main de Léonard.
La composition pyramidale est donc une constante léonardienne, puisque nous avons établi qu’elle dirige l’élaboration de cinq peintures et en oriente deux autres, toutes de la main du Maître.
Le respect dû à la divinité
Le rapport au divin peut s’établir sous toutes sortes de formes : instrumentalisation soumise des personnages, obéissance structurelle des éléments naturels, etc.
Pour ce qui a trait à notre génie florentin, la vision est plus discrète, plus fonctionnelle et plus aimable : il introduit une distance physique naturelle, correspondant à l’inégalité mentale et psychologique séparant l’adorateur de son Dieu.
Le premier exemple proposé sera recherché dans « La Vierge aux rochers » de Paris.
La scène est montrée avec un décalage vers les fonds car, devant nous et nous en séparant, serpente une rivière. Pourtant le prodige( un mirage?) nous paraît si proche ! Serait-ce une sorte de rite de passage que les élus devraient accomplir ? En vérité l’humain ne peut pas accéder au divin : la différence est de nature, pas d’intensité.
Tout ce que peuvent faire les privilégiés de l’esprit (sain?) et futurs élus(?), c’est apercevoir la terre promise. Ils n’y accéderont pas de leur vivant…Après leur mort ? Peut-être…
Cette partie peinte est une démonstration de technique picturale et de grandeur spirituelle : une rivière d’un calme absolu, s’écoulant doucement, littéralement mystique avec ses couleurs miraculeuses à base de teinte vert d’eau, où se reflètent la lumière céleste et les éléments du paysage…Tout est équilibre, harmonie, sérénité…. Le spectateur est tellement surpris qu’il en ressent un malaise : surtout ne pas déranger…Ce qui tient au miracle de la création artistique de Léonard de Vinci….
Analysons maintenant la version de Londres de « La Vierge aux rochers ». Ô surprise : l’eau a disparu, laissant la place à un précipice fait de pierres de toutes tailles dont on pourrait faire l’inventaire géologique.
La transformation de l’obstacle originel, l’eau d’une rivière, en puits sans fond, en dit long sur l’évolution psychologique de Léonard, alors à Milan, et sur son attrait pour l’art pictural à l’époque !
Et, comme c’est curieux, cette période est marquée du dégoût de l’artiste pour la peinture : la prépondérance est passé à l’art des fêtes, notamment avec la création de multiples automates mécaniques ; à un degré moindre à l’architecture et à la sculpture.
Ce qui implique certaines conséquences et explique quelques constatations : à Milan, Léonard avait pris la fâcheuse habitude de se reposer de plus en plus sur son atelier, en arrivant à vendre sous son nom des tableaux auxquels il n’avait, parfois, jamais participé. Ou, tout au moins, participé qu’en partie : les dessins, les mises en place, les ébauches et l’élaboration des couleurs pouvaient être de lui, mais pas les couches picturales finales…
Nous sommes là aux limites de l’escroquerie, du filoutage et de la tromperie sur la marchandise. Ce fut le travail des dix-neuvième et vingtième siècles de rendre à chacun ce qui lui revient. Nous en sortons à peine… Revenons à la nature de l’obstacle chez Léonard de Vinci.
En regardant « La Vierge, Sainte Anne, l’enfant Jésus et l’agneau » du Louvre, on voit le bord et les premières pierres de ce même précipice, par lequel les personnages semblent sur le point d’être avalés( à la manière d’un trou noir ?), car leurs positions paraissent bien instables.
Ce précipice on le retrouve, esquissé, sur le carton(1*) autographe de Londres : « La Vierge, Sainte Anne, l’enfant Jésus et Saint Jean-Baptiste »,ainsi que sur la « Léda Spiridon » (travail de l’atelier auquel Léonard n’a pas mis la main mais dont il a surveillé la réalisation), où nous l’apercevons caché sous un parterre de fleurs au premier plan et, vaguement reconnaissable, sur le « Bacchus » conservé au Louvre, qui n’est même pas un tableau de l’atelier mais d’un épigone qui eut la chance d’être resté anonyme.
A six reprises on rencontre cet obstacle naturel chez Léonard, il s’agit donc d’un effet récurrent qui est spécifique à l’artiste et que d’autres essayeront d’utiliser, généralement sans succès et sans en saisir la portée…C’est dire son influence sur la peinture du temps, alors que son corpus pictural est si réduit… La notion d’obstacle est, chez lui, une distanciation respectueuse du divin. Les effets gratuits sont de la science-fiction pour notre florentin.
Deux autres peintures, elles entièrement autographes, possèdent cette distanciation : la « Joconde » et « La Belle Ferronnière », toutes deux exposées au Louvre. Que l’on regarde la première avec attention et l’on verra qu’elle est assise : le bras gauche de « Mona Lisa » repose sur un accoudoir de fauteuil, ce qui stabilise son corps et encourage le mouvement de rotation de sa tête vers le spectateur, plutôt accueilli avec bienveillance.
A contrario, « La Belle Ferronnière » nous considère comme des intrus détestables. Son courroux va exploser. Pour s’en convaincre il suffit que notre œil accuse réception du regard qu’elle nous lance : il est meurtrier…
Mais ce qui nous importe c’est la distanciation. Alors observons le positionnement de cette belle dame qui fut la plus jolie femme de la cour de Ludovic le More, ainsi que sa maîtresse fidèle : Cecilia Gallerani. Une balustrade de bois sépare notre monde du sien. C’est derrière cette rambarde que nous la voyons, pas directement. Grâce à quoi elle paraît à l’abri des outrages du temps et des hommes, étant à la fois si proche et tellement lointaine…
Dans un tableau authentique de Léonard, rien n’est jamais du au hasard. Tout y est calculé, mesuré, calibré. A partir du moment où l’amateur cultivé se pose des questions sans réponses sur une œuvre attribuée à Léonard, c’est soit que les repeints la rendent illisible, soit qu’elle n’est pas complètement de lui, voire pas du tout…
C’est donc la distanciation nécessaire du divin face à l’humain qui est mise en valeur par cette invention du précipice, ou ce « truc », au sens étymologique du terme, de la rambarde. Ce que nous préférerons appeler ici le respect dû à la divinité.
Les jeux de mots picturaux
Mais qu’est-ce à dire, « jeux de mots picturaux», que bien peut signifier ce charabia ? Quelques exemples sont nécessaires. Les voici :
–« La dame à l’hermine », conservée à Cracovie (Pologne), fut longtemps une énigme : qui était-elle ? Nul ne le savait exactement bien que le champ des recherches fut restreint : la cour de Milan. Enfin, on comprit et fit la relation entre le mot hermine qui se dit « galé » en grec et Cecilia Gallerani, la maîtresse de Ludovic le More, dont elle fut le plus bel ornement de cour. Sa beauté, son esprit et ses vertus étaient célèbres et reconnus à l’époque. Elle était liée avec Léonard.
C’est elle également qui posa pour « La Belle Ferronnière », comme on peut le constater : les deux portraits montrent la même femme, avec une dizaine d’années d’écart.
Ceci n’est qu’un exemple, il en existe bien d’autres. Naturellement les quelques uns que nous citons ne sont qu’une faible minorité.
Au château Sforza de Milan existe une salle appelée : « la Sala del Asse ». Dans les années 1960 on y découvrit, derrière des meubles et une ancienne tenture, un morceau de peinture en camaïeu typiquement léonardesque : des amas de rochers partent du sol, des racines sinueuses de petites plantes apparaissent, dont la « thifa latifolia » que chérissait Léonard… Naturellement Léonard ne prit pas part à l’exécution de cette décoration( il était bien trop occupé), mais il en fournit le modèle…
Regardons, une nouvelle fois, « La Vierge aux rochers » de Paris. Le vent souffle, gonflant les drapés rouges du manteau de l’ange et l’intérieur orangé-jaune de celui de Marie, retourné vers l’avant, donnant le même effet que dans « La Madone à l’œillet »conservée à Munich. Or Léonard savait très bien qu’en hébreu ancien les mots « vent » et « esprit » sont désignés par le même vocable : « rouarh » רוּחַ. Le jeu de mots pictural en devient d’une clarté limpide !
Certes il ne pratiquait pas l’hébreu, mais de nombreux humanistes, réunis à la cour par la volonté de Ludovic le More, l’étudiait. C’est grâce à eux que Léonard acquis, beaucoup plus tardivement qu’on ne l’imagine (autour de 40 ans), sa culture que nous qualifions d’universelle. Et c’est d’ailleurs à cet âge qu’il parvint à maîtriser parfaitement le latin.
Intéressons-nous maintenant au tableau « Ginevra Benci », un portrait de femme conservé à la National Gallery of Art de Washington. Le modèle est peu souriant. A sa gauche est un buisson : c’est un genévrier…L’allusion est transparente.
Y compris dans « La Joconde » on rencontre ce genre de rébus. Son sourire, que personne n’a jamais pu expliquer complètement, le prouve : le mot « gioconda » signifie joyeuse en italien…
Nous arrêtons là cet inventaire à la Prévert. Mais il est bien évident que l’on pourrait continuer longtemps…
Dans cet article, notre seule ambition fut d’ouvrir des portes secrètes, inconnues de la plupart des lecteurs. A chacun de continuer sur ce chemin pavé de bonnes intentions et d’innombrables cachettes. Il en restera tout ébaubi… Alors bon voyage !
-1* Un carton est une ébauche, à l’échelle ou en dimensions réelles, à partir duquel la peinture sera réalisée.