La Piéta du Vatican de Michel-Ange fut sculptée en 1498/1499. C’est une sculpture en marbre blanc statuaire de Carrare. Le marbre fut choisi, spécifiquement, dans la carrière de Polvaccio, pour sa couleur crème évoquant la chair. Ses dimensions sont : hauteur 174 cm, longueur 195 cm, profondeur 69 cm. Elle est conservée dans la basilique Saint-Pierre de Rome, au Vatican. Le sculpteur Michel-Ange y travailla seul, au ciseau et au marteau.
Suite à l’attentat qu’elle subit en 1972, elle est maintenant placée derrière une vitre blindée. A l’occasion de la restauration, qui dura deux ans, le monogramme de l’artiste : un « M » dessiné sur la paume gauche, est apparu.
C’est la seule statue que Michel-Ange ait signée, sur le bandeau de la Vierge : « MICHAEL A(N)GELUS BONAROTUS FLOREN(TINUS) FACIEBA(T) »(1). C’est dire sa satisfaction.
Au premier contact, ce qui étonne le plus c’est la réfraction de la lumière sur le matériau. Rappelons ici que le mot marbre est d’origine grecque : « marmoros » μάρμαρος, signifiant brillant. Le marbre est un carbonate de calcium, une roche calcaire cristallisée à forte densité ( environ 3,2), composée de cristaux de calcite sur lesquels la lumière se réfracte, jusqu’à 2 ou 3 centimètres de profondeur.
Mais l’explication est insuffisante, sinon toutes les statues de marbre présenteraient cet effet ! C’est que l’artiste, perfectionniste dans son travail de polissage qui a duré des semaines, a utilisé la pierre ponce afin que la statue brille dans la chapelle prévue, où il faisait particulièrement sombre.
Une évidence : la composition du groupe dépend étroitement de la plasticité du matériau, de densité 3,2. On ne travaille pas le marbre comme une quelconque roche. La résultante en est une statue en ronde-bosse(2), pyramidale, de grande taille, au volume important inhabituel pour un pareil sujet dans l’art statuaire. La forme globale de la sculpture est triangulaire, comme les visages. Cela pour rappeler la Sainte Trinité.
La Vierge est assise sur un rocher. Son corps est magistralement placé : il sert d’élément porteur au Christ mort. Lequel est positionné, tendant à l’horizontale sur les genoux de sa mère, bien qu’on y note trois brisures de la ligne droite. Mais celles-ci sont adoucies par la richesse décorative des plis du bas de la robe, sur laquelle on voit un manteau, débordant sur la gauche de Jésus, concentrant ainsi l’esprit de l’observateur sur ce qui compte : la figure masculine, rayonnante et spiritualisée, ouvrant l’espace mental du spectateur sur un univers infini…Quant aux plis du vêtement sur la poitrine de Marie, ils semblent faits de dentelles tellement ils paraissent légers, aériens et suaves.
C’est pourquoi nous ne rabâcherons pas ici ce qui saute aux yeux : la Vierge est montrée beaucoup jeune que son fils. Ce qui fut reproché, ô combien, à l’artiste. On en a cherché le pourquoi du comment, en imaginant n’importe quoi, chacun ajoutant son grain de sel et sa prose inutile. L’artiste lui-même y est allé de son explication, sachant pertinemment qu’il brouillait les cartes : la pureté de la Vierge était telle que sa jeunesse en serait représentative. Le résultat ? L’incompréhension la plus totale !
Alors, la vérité ? Michel-Ange montre que la beauté physique, toute extérieure, n’a rien à envier à la beauté morale, toute intérieure.
La conséquence ? Les deux, harmonieuses et équilibrées, sont indispensables à l’obtention d’un résultat que seul un génie universel peut atteindre : la beauté spirituelle, la plus divine expression créatrice du genre humain.
Ainsi dressée, Marie serait plus grande que Jésus : vue la densité du marbre c’est normal et, aucunement, une erreur technique. On notera que le corps parfait du Christ présente une triple flexion naturelle ( liée à la densité du matériau), mais qu’elle est cachée sous les drapés monumentaux des vêtements de la Vierge(3). Laquelle soutient son fils comme l’Église soutient le Christ.
Indéniablement, la virtuosité technique de Michel-Ange est extraordinaire dans les rendus des plis des draperies, comme dans les finitions du polissage. Il y fait preuve d’une maîtrise totale de son métier de sculpteur sur marbre, toujours en taille directe(4).
C’est qu’en effet on a, quelquefois, parlé d’un conflit induit par la maîtrise de Michel-Ange dans cette Piéta : la ligne et la masse y seraient en compétition.
Or c’est complètement faux : les deux se complètent de manière frémissante. Pour s’en convaincre il suffit de regarder cette montée ascensionnelle, d’essence intellectuelle et spirituelle, du corps et de la figure de Marie ; ou ce rayonnement bouleversant qui émane de la face de Jésus. La beauté sensuelle de leurs visages est de nature céleste. Les deux s’unissent dans une symbiose, énergétique et miraculeuse, que viennent conforter les lignes des draperies de la robe de la Vierge, toutes aussi vivantes que les chairs. La figure du Christ est calme, reposée. Aucune souffrance n’apparaît sur ses traits. La face de Marie paraît très douce, intériorisée.
Observons, la main droite de celle-ci retient le corps martyrisé de Jésus. Sa main gauche tendue, paume ouverte, est la marque de son pardon.
Tout aspect religieux écarté, Michel-Ange a créé, ici, le plus bel homme et la plus belle femme jamais sculptés.
C’est pourquoi nous insisterons sur l’aspect cinétique de l’œuvre. L’œil ne peut pas en prendre possession d’un seul coup : il faut en faire le tour, en saisir sa majesté hiératique( les masses) comme sa fluidité intemporelle( les lignes), pour comprendre à quel point elle est différente de toutes les autres « Piéta » créées avant ou après, y compris celles plus tardives de l’artiste lui-même.
Aujourd’hui, il est de bon ton de considérer comme « supérieure » la « Piéta Rondanini » inachevée, tardive, de l’artiste (Castello Sforza, Milan, ébauchée en 1556). C’est lamentable : cette statue est un triste débris pathétique du à un vieillard sénile dont la puissance créatrice s’est enfuie !
Une preuve ? Il faut aller les voir, se placer face à chacune : Celle du Vatican irradie de l’intérieur sa charge émotionnelle et psychique, l’autre n’en a aucune : elle est morte!
Certes, à la Renaissance le non-fini n’accède jamais à l’infini. C’est notre temps qui use des références différentes…
Quant à la richesse décorative des plis des draperies, elle dépasse l’ornementation, comme l’entendement du spectateur : rien, absolument rien dans la longue histoire de l’art universel, ne peut être comparé aux valeurs créées par cette métamorphose du marbre en tissu ductile, transmutation alchimique sans équivalent.
La sensation de l’observateur, c’est que ce bouleversement vient de l’intérieur du marbre et s’épanche, sans la moindre difficulté, vers l’extérieur : une puissance énergétique incroyable s’en dégage et saisit l’observateur, le transformant en satellite visuel de ce bouleversement stellaire.
Michel-Ange a réussi, là, ce que beaucoup de sculpteurs ont recherché, et qu’infiniment peu ont obtenu (5) : faire ressentir que souffle de l’intérieur de la statue la force mentale de son créateur. Littéralement, Michel-Ange l’a piégée de son âme.
Personne n’a jamais pu, et ne pourra jamais, atteindre une telle altitude grandiose dans l’expression de la spiritualité universelle qui dépasse, et de loin, le cadre de la religiosité. Comme le confirmeront son David (1501/1504), ainsi que le plafond de la Chapelle Sixtine(1508/1512), Michel-Ange a atteint son but ultime : l’accession au niveau de conscience suprême. Celui où demeurent, pour l’éternité, les grandes figures de l’Humanité.
1- « Michel-Ange Buonarotti le florentin l’a créée »
2-Sculpture dont on peut faire le tour, voir les quatre côtés et tous les aspects.
3-Les inventeurs de ce mouvement sculpté furent les indiens de l’Antiquité classique : leur « Tribangha » est passée à l’Histoire.
4-La taille directe constitue à peine dix pour cent de la sculpture en marbre. Elle se pratique par enlèvement de matière, directement dans le bloc à l’aide d’un outillage spécialisé : ciseaux, marteaux, gradines… Sans passer par un état intermédiaire comme un modèle et sans utilisation d’un appareil à reproduire comme le pantographe.
5- On en compte seulement quatre : Ghiberti, Donatello, Rodin et Brancusi. Et seulement dans quelques-unes de leurs œuvres.