Il y a trente quatre ans, le monde apprenait, ébahi, la nouvelle de la catastrophe de Tchernobyl. Le 26 avril 1986, une série d’explosions détruisirent le réacteur et le bâtiment de la quatrième tranche de cette centrale nucléaire située en Ukraine, à la frontière de la Biélorussie, qui en fut la principale victime. Bilan pour cette petite république, 485 villages perdus, 2 millions de personnes atteintes dont 700 000 enfants, 264 000 hectares de terres définitivement interdites à l’agriculture. Accroissement monstrueux des décès, des cancers, avortements, arriérations mentales, mutations génétiques, maladies nerveuses et psychiques. Bref, un désastre sans précédent.
Tchernobyl s’offre à nous comme un des exemples les plus effrayants de ce que les Grecs appelaient ὕϐρις, l’hybris,l’orgueil démesuré des hommes. Les humains s’imaginent qu’ils peuvent jouer impunément avec les forces de la nature. Ils pensent qu’ils l’ont totalement asservie. La pandémie que nous connaissons aujourd’hui nous rappelle une nouvelle fois que la nature est loin d’avoir dit son dernier mot et que nous serions bien avisés de nous montrer moins présomptueux.
Tchernobyl, pourtant, illustration de la folie humaine, restera aussi comme l’exemple de l’héroïsme des hommes. Il faut lire les témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch dans La Supplication[1].Des milliers d’hommes furent envoyés à la centrale pour vaincre l’incendie, pour creuser un immense tunnel sous le réacteur afin de protéger les nappes phréatiques, pour poser un couvercle de béton par-dessus, pour racler le terrain sur des kilomètres carrés alentour et enfouir la couche empoisonnée.
Ces soldats, ces pompiers, ces mineurs, ces techniciens, ceux qu’on appela les « liquidateurs » s’exécutèrent sans discuter, pour faire leur devoir, pour la patrie, conformément à l’idéal de sacrifice de l’homme soviétique encore vivace à l’époque. Tous furent contaminés, tous furent atteints de graves maladies. Des milliers moururent rapidement, le corps complètement pourri par les radiations. À leur chevet, il ne resta souvent que les épouses qui les accompagnèrent comme des saintes jusqu’à leur dernier souffle. Les récits de ces femmes à Svetlana Alexievitch sont l’honneur de l’humanité.
Confrontés à la pandémie du coronavirus, on parle d’état de guerre, de scénario catastrophe. Sans doute faut-il garder raison. Ce n’est ni Tchernobyl ni Fukushima.
Ce n’est pas l’apocalypse au sens commun de « fin du monde ». Mais, comme dans toutes les grandes crises, c’est peut-être une apocalypse au sens étymologique. En grec, en effet, ἀποκάλυψις (apokalupsis) signifie « dévoilement, révélation ». L’apocalypse est le moment où se révèle au grand jour la vérité des personnes. Les égoïstes sont égoïstes, les inconscients sont inconscients, les paniqueurs sont paniqués ; mais aussi et surtout, les courageux sont courageux, comme le furent les liquidateurs en Ukraine et au Japon.
Tout cela, nous l’avons constaté une nouvelle fois ces derniers temps. L’exemple du courage, nous l’avons observé dans l’engagement de tous ceux qui, dans les hôpitaux et ailleurs, ont lutté sans ménager leurs efforts pour endiguer le mal. La plupart l’ont fait avec la simplicité des vrais héros, ceux qui accomplissent spontanément leur devoir, sans la ramener, sans demander qu’on les distingue.
Dans les temps difficiles que nous connaissons, rien d’étonnant que nous soyons assaillis par des idées noires. Ne dirait-on pas, cependant, que l’humanité a besoin de crises pour que les vertus assoupies des meilleurs se réveillent et préparent un monde nouveau ?
[1La supplication
Svletana Alexievitch, , Jean-Claude Lattès, 2015
traduit par Galia Ackerman et Pierre Lorrain
Dernière parution d’Armel Job:
La disparue de l’île Monsin » (Robert Laffont, février 2020)
Illustration de l’entête:
Mark Rothko, Blue and Gray (détail), 1962, huile sur toile, 193 x 175 cm, Fondation Beyeler, Collection Beyeler