Ce fut un des plus grands échecs du Mossad
Gamal Abdel Nasser, que les Israéliens considéraient comme une sorte de Hitler contemporain qui les menaçait dans leur existence même, avait développé sous leur nez des armes de destruction massives, et les Israéliens ne s’étaient rendu compte de rien. De rien du tout !!
Le 21 juillet 1962, les journaux égyptiens firent état d’essais réussis de quatre missiles surface-surface, deux missiles Al-Zafer (le victorieux) et deux missiles Al-Qaher (le conquérant). Les missiles défilèrent à travers Le Caire, enveloppés dans des drapeaux égyptiens. La Voix du tonnerre cairote, une radio émettant en hébreu depuis l’Egypte, déclara que «ces missiles sont destinés à ouvrir les portes de la liberté pour les Arabes, à reconquérir la mère-patrie volée par les complots impérialiste et sioniste».
Le public israélien fut stupéfait.
Mais le pire était à venir.
Le retour de Peenemunde
Comment les Égyptiens avaient-ils pu mettre au point de pareils engins alors que, manifestement, leur niveau technologique de l’époque ne le leur permettait pas ?
Il devint clair que quelqu’un avait dû les aider, et ce quelqu’un c’était… des scientifiques allemands. Le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale était encore bien présent dans l’esprit de beaucoup d’Israéliens, et la présence de scientifiques allemands en Egypte agitait sous leurs yeux les fantômes de la SS et des officiers de la Wehrmacht.
Et le pire du pire était encore à venir. Ces scientifiques n’étaient pas n’importe qui: c’étaient des ingénieurs de premier plan, de ceux qui avaient travaillé dans la base de Peenemunde, là où furent développés les V1 et les V2 qui détruisirent une partie de Londres pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et voilà que maintenant ces scientifiques anti-sémites avaient repris du service, ils étaient même aux portes d’Israël et aidaient leur pire ennemi à les anéantir.
«Je me sentis sans défense, déclara Asher Ben-Nathan, directeur général du ministère de la défense, comme si le ciel nous tombait sur la tête». Ben Gourion n’en dormait plus la nuit.
Bref, il fallait faire quelque chose, quelque chose de massif, et le faire vite.
Une incroyable foire d’empoigne
Ben Gourion interrogea le patron du Mossad, Isser Harel; celui-ci fut d’avis d’éliminer les ingénieurs allemands, purement et simplement. Son plan fut approuvé. Il s’en suivit une solide foire d’empoigne où tout le monde mit la main à la pâte, les services israéliens, les services égyptiens, les services russes et même les services français; en effet, ceux-ci aidèrent les Israéliens à fabriquer des lettres piégées destinées aux savants allemands et qui exploseraient, non pas lorsqu’on ouvrirait le courrier, mais quand on retirerait la lettre (montage délicat, destiné à être sûr que la lettre exploserait bien entre les mains du destinataire). En échange, les Israéliens procurèrent aux Français des informations sur les activités du FLN au Caire et des explosifs destinés à être utilisés contre des membre du FLN en Egypte. Toute cette histoire ferait une merveilleuse aventure d’espionnage cinématographique où, à la fin, personne ne comprend plus rien et où Jean Dujardin aurait fait merveille.
Et cela sans compter, bien sûr, sur la rivalité entre les services israéliens eux-même. En effet, il y avait au sein de l’AMAN, l’intelligence militaire, une unité secrète, l’unité 188, qui infiltrait l’ennemi à l’extérieur du territoire israélien. Harel faisait depuis longtemps et sans succès le siège de Ben Gourion afin que l’unité 188 lui rapporte. Mais le chef de l’AMAN, le major général Meir Amit, était plus relax que Harel sur le sujet des missiles et ne pensait pas que les scientifiques allemands représentaient une réelle menace; cependant il entra quand même dans la danse car, comme il le disait, «on ne peut pas ignorer cela». Du coup, entre le Mossad et l’AMAN, c’est à qui tuerait le plus d’allemands.
Bon voyage, Herr Doktor Heinz Krug
Les services israéliens avaient rapidement découvert que deux savants de classe internationale et anciens de Peenemunde, le Dr Eugen Sänger et Wolfgang Pilz, avaient approché l’Egypte en 1959 pour offrir leurs services. Les Égyptiens avaient accepté l’offre et deux autres savants furent alors recrutés, le Dr Paul Goercke et le Dr Heinz Krug, lesquels, à leur tour, recrutèrent 35 autres ingénieurs allemands de haut niveau. Un certain nombre d’entre eux s’installèrent en Egypte, où ils furent royalement logés et reçurent de très confortables émoluments, tandis que les Égyptiens nommèrent le général Isam al-Din Mahmoud Khalil, un proche de Nasser, ancien directeur des services secrets de l’armée de l’air, coordinateur du programme.
En août 1962, Harel annonça à Ben Gourion une terrible nouvelle: le Mossad avait mis la main sur des documents qui montraient que l’Égypte s’apprêtait à fabriquer pas moins de 900 missiles, sans doute destinés à être armés de charges nucléaires ou bactériologiques. Ce fut la panique à Tel-Aviv. Mais Harel avait un plan. Nous n’en raconterons ici qu’une petite partie, sans pouvoir raconter hélas comment deux agents israéliens masculins, sur le point d’être confondus, se prêtèrent à des jeux homosexuels devant le bureau d’EgyptAir de Francfort afin de ne pas être démasqués; ou encore comment une lettre piégée destinée à un des savants allemands et venant soi-disant de son avocat en Allemagne, fut ouverte par sa secrétaire que le savant voulait épouser après avoir divorcé de sa femme. La secrétaire trop curieuse, pensant que la lettre pouvait aussi la concerner, l’ouvrit et fut défigurée à jamais.
Mais revenons au plan de Harel.
10 septembre 1962, 17h30, à Munich
Un homme du nom de Saleh Qaher téléphona au domicile de Heinz Krug, un des ingénieurs allemand qui aidaient les Égyptiens depuis l’Allemagne. Qaher se présenta comme un envoyé du colonel Said Nadim, bras droit du général Mahmoud Khalil, coordinateur du projet. Qaher dit à Krug que le colonel Nadim, qui résidait à ce moment à l’Hôtel Ambassador à Munich,voulait le voir d’urgence. Cela semblait parfaitement crédible et d’ailleurs Krug connaissait bien Nadim. Ce que Krug, en revanche, ne savait pas et ne pouvait pas savoir, c’est que Qaher se nommait en fait Oded, qu’il n’était pas Égyptien mais qu’il était né en Irak, qu’il n’était pas musulman mais juif et qu’il était un agent du Mossad. Oded était allé à l’école à Bagdad avec des petits musulman, avait fuit l’Irak en 1949, et pouvait facilement passer pour un arabe. Ce jour là ne fit pas exception.
Qaher rencontra Krug dans le lobby de l’hôtel Ambassador, et lui dit que Nadim pourrait le voir le lendemain dans une villa de la banlieue de Munich. Qaher et Krug s’entendirent tout de suite à merveille et même sympathisèrent. Tout se déroulait en accord avec le plan. Mais les choses allaient vite déraper pour Krug; en effet, trois agents du Mossad l’attendaient dans la villa et, lorsqu’il entra, le neutralisèrent et le ligotèrent. Un des agents du Mossad, qui parlait allemand, lui enjoint de coopérer sans quoi «il se ferait descendre» ! Krug fut placé dans le compartiment secrètement aménagé d’une Wolkswagen camper, et tout ce petit monde roula jusqu’à Marseille, en compagnie de Isser Harel qui, compte tenu de l’importance de l’opération, était présent lui aussi.
Arrivé à Marseille, Krug fut placé sous sédatif et embarqué dans un avion de la compagnie El Al, direction Israël. Pour passer la douane, les agents israéliens dirent aux douaniers que Krug était un immigrant malade, et les douaniers gobèrent le stratagème sans encombre.
Pour justifier la disparition de Krug, des agents du Mossad répandirent l’information selon laquelle Krug était parti en Amérique du Sud avec la caisse, tandis que d’autres répandirent dans la presse l’information selon laquelle Krug s’était disputé avec les Égyptiens qui l’avaient assassiné. Plus c’est gros…
En Israël, Krug, placé en détention dans un immeuble secret du Mossad, fut interrogé durement, mais coopéra et révéla des tonnes d’informations; il proposa même de rentrer à Munich comme agent du Mossad.
Mais une fois qu’il avait dit tout ce qu’il savait, la question fut de décider ce qu’on devait faire de Krug: le renvoyer en Allemagne était décidément trop dangereux. Isser Harel choisit la méthode expéditive : Krug fut emmené dans le désert et exécuté. Son corps fut jeté à la mer.
Fin de parcours pour Herr Krug.
Les opérations contre les scientifiques allemands continuèrent, certaines avec succès, d’autres échouant lamentablement. En 1963, les progrès de l’Egypte vers la maîtrise de missiles surface-surface continuant de progresser, Isser Harel passa alors à la vitesse supérieure et fit savoir à la presse que les scientifiques allemands aidaient l’Egypte à produire la bombe atomique. Fadaises… Harel devenait obsédé par les ingénieurs allemands, pensant que c’étaient des antisémites déterminés à avoir la peau des Juifs alors qu’ils n’étaient simplement que des nostalgiques de la vie facile sous le 3ème Reich cherchant à se faire de l’argent facile…Mais l’obsession de Harel créait la panique en Israël er Ben Gourion n’arrivait pas à le calmer.
Le 25 mars 1963, une violente dispute éclata entre Harel et Ben Gourion, Harel prétendant que Ben Gourion était trop mou à l’égard de l’Allemagne de l’Ouest, et Ben Gourion rappelant à Harel qu’il était censé appliquer la politique du gouvernement, et non pas la déterminer. Dépité, Harel offrit sa démissionet, à sa grande surprise, Ben Gourion l’accepta.
Exit Isser Harel.
Deux mois plus tard, affaibli par l’affaire égyptienne, Ben Gourion à son tour démissionna. Pendant ce temps, le programme de missiles égyptiens continuait…
Quand le diable en personne entre dans le jeu…
Isser Harel fut remplacé à la tête du Mossad par le brillant Meir Amit, évoqué plus haut.
Pendant plusieurs mois, Amit essaya tout ce qu’il put, assassinats ciblés ou pas, mais rien ne fonctionnait, le programme égyptien continuait de progresser inexorablement, ainsi que la menace existentielle sur Israël. Il fallait trouver de l’aide. Le coordinateur du Mossad à Bonn, Avraham Ahituv, eut alors une idée. Une idée particulièrement baroque: recruter un vendeur d’armes proche du régime nassérien, et cet homme n’était autre … qu’Otto Skorzeny, ancien SS, nazi convaincu et favori, en son temps, d’Adolf Hitler.
L’idée, totalement démente, fut reçue avec consternation par le Mossad (mais l’idée aurait plu, n’en doutons pas, à Jean Dujardin, alias OSS 117, qui, dans Rio ne répond plus, préconise de réconcilier les Juifs et les nazis).
Skorzeny !!! Membre du party nazi autrichien à 23 ans, ayant participé à la nuit de Cristal (Reichskristallnacht), parachuté en Iran pendant la guerre pour saboter des pipe-lines, concepteur d’un plan pour enlever le général Eisenhower, organisateur du Grand Sasso raid pour libérer Mussolini!!! Skorzeny était bien en vue sur la hit-list du Mossad. Le recruter comme agent… même pour le Mossad, c’en était trop.
Il fut pourtant décidé d’approcher Otto Skorzeny via sa femme, la comtesse Ilse von Finckenstein. La comtesse était une très belle femme qui vendait des titres de noblesse, avait des liens avec les services secrets du Vatican, et vendait également des armes. Elle aimait sortir en boîtes de nuit à travers l’Europe où elle passait des nuits fortement alcoolisées.
L’opérateur du Mossad qui fut choisi pour la contacter se nommait Raphael (Raphi) Medan, un bel homme, grand dragueur devant l’éternel. Medan réussit au-delà de toute espérance, se sacrifiant même, selon ses propres termes, pour le bien du pays en couchant avec la comtesse. Le deal que Medan proposa à la comtesse et à Otto Skorzeny était le suivant : en échange d’informations sur le programme de missiles, l’état d’Israël offrait au couple «une vie sans peur»; à savoir: un passeport autrichien à Skorzeny sous son vrai nom, la disparition de son nom de la hit-list du Mossad ainsi que de celle de Simon Wiesenthal, le chasseur de nazis, et de l’argent bien entendu. Une rencontre eut lieu entre le Mossad et Skorzeny à Madrid, le rapport officiel de ce meeting, rédigé par le Mossad, vaut la peine d’être lu (Rise and kill first,page 79 de la version anglaise). C’est ainsi que Skorzeny, le plus antisémite des SS, le chou-chou de Hitler, devint un agent du Mossad.
Il remplit parfaitement sa mission et procura au Mossad des informations extrêmement précises sur le programme égyptien. De son côté, le Mossad envoya aux scientifiques allemands des lettres de menaces à l’encontre d’eux-même et de leurs familles, signées par une mystérieuse organisation qui se nommait «Les Gidéons».
Finalement Shimon Peres, ministre-adjoint de la défense, s’envola le 9 décembre 1964 pour Bonn. Durant une réunion de six heures avec Franz Josef Strauss, ancien ministre de la Défense Ouest-allemand, Shimon Peres exposa tous les détails du programme de missiles égyptiens, des détails obtenus grâce au nazi Skorzeny !!!
Cette fois, c’était gagné, les Allemands allaient officiellement intervenir; les menaces des Gidéons et les pressions du gouvernement allemand eurent raison des scientifiques allemands. L’un après l’autre, ils abandonnèrent le projet de missiles, et l’Egypte ne posséda jamais ses armes de destruction massives.
Merci les nazis!!!
(*) Rise and kill first, the secret history of israël’s targeted assassinations by Ronen Bergman, Random House 2018
En version française:
Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman, Grasset, 2020
– Illustration de l’entête: Missile égyptien Al-Kaher 3 paradant dans les rues du Caire
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Article précédent:
– Épisode 1. Pourquoi Ben Gourion crée les services secrets (cliquer pour lire)
Prochains articles à suivre :
– Vendredi 9 octobre. Épisode 3. Il ne s’arrête pas aux feux rouges
– Vendredi 16 octobre. Épisode 4. Vous avez dit start-up nation ?
– Vendredi 23 octobre. Épisode 5. De l’usage de la force