Soirée réussie à l’Hôtel Dorchester de Londres
3 juin 1982 vers 10 heures du soir
Armé d’un WZ-63 de fabrication polonaise, l’homme arriva par derrière et lui logea une balle dans la tête.
La victime, Shlomo Argov, qui entrait dans sa Volvo sedan, s’écroula, gravement touché. Il sortait d’une soirée en smoking organisée par une société de sécurité pour 84 ambassadeurs et de nombreux PDG d’entreprises en vue.
Argov, ambassadeur d’Israël à la Court of St-James’s, c’est-à-dire ambassadeur au Royaume-Uni, venait de discuter avec le patron de presse Robert Maxwell du cadeau qui serait approprié pour la naissance du premier enfant de Diana et Charles.
Les équipes de protection du Shin Bet n’étaient pas autorisées à opérer au Royaume-Uni et par conséquent la protection de Shlomo Argov était assurée par un agent britannique, Colin Simpson. Ce dernier poussa Argov dans la voiture et se lança à la poursuite de l’assassin; il le toucha au cou avec son calibre 38. L’assassin, qui fut capturé et prit 30 ans de prison, se nommait Hussein Ghassan Said, et appartenait à la cellule d’Abu Nidal (de son vrai nom Sabri al-Banna). Abu Nidal était un ennemi juré d’Arafat. L’attaque avait été réalisée pour le compte de Barzan al-Tikriti, chef des services irakiens. Quand à Argov, il restera paralysé à vie.
Menahem Begin se fâche
Pour le Premier ministre Begin, comme il le déclara lui-même à ses ministres, une attaque contre un ambassadeur est une attaque contre l’état d’Israël, et il décida d’anéantir l’OLP d’Arafat.
Les espions d’Israël expliquèrent au Premier ministre que, non, Arafat n’y était pour rien du tout, que l’attaque avait été exécutée par Abu Nidal, qui détestait Arafat, et ceci pour rendre service aux Irakiens. Taper sur Arafat serait se tromper de cible. «C’est tous des OLP», répondit simplement Begin. C’était clair, il aurait la peau d’Arafat. Le cabinet approuva le bombardement massif des bases de l’OLP à Beyrouth.
C’est alors qu’un nouveau personnage entra en scène, et pas des moindres : Ariel Sharon, ministre de la Défense. Le 5 juin, il présenta au Cabinet son plan, «Paix en Galilée», qui consistait en une incursion limitée au Liban (40 kilomètres) dans le but d’éliminer la menace des tirs d’artillerie ennemis sur les communautés du Nord d’Israël. Seul un ministre, Morchedaï Zippori, ministre des Communications, s’opposa au plan, mais tous les autres approuvèrent (Zippori avait quelques suspicions sur les intentions réelles de Sharon…); car Sharon avait bien un plan, mais pas celui présenté au gouvernement d’Israël.
Le plan secret de Sharon ne consistait en effet pas du tout à ce qu’il avait présenté à Begin (une simple petite incursion) et au Cabinet. Non ! Le plan n’était ni plus ni moins qu’une reconfiguration complète de la carte du Moyen-Orient et du positionnement géo-stratégique d’Israël. Ni plus ni moins !!! Et pour parvenir à ses fins, Sharon mentit au gouvernement, le manipula, travestit la réalité, s’opposant au Mossad et à l’AMAN, et au final, détermina à lui tout seul pendant des mois la politique de l’état d’Israël !!! L’attaque de l’hôtel Dorchester lui servit de prétexte, tout simplement.
Il ne s’arrête pas au feu rouge
Il y avait en Israël une vedette du rock, Shalom Hanoch. Agé aujourd’hui de 74 ans, il est le père du rock israélien et s’est produit dans le monde entier. Il écrivit à l’époque un morceau sur Sharon qui s’intitulait: Il ne s’arrête pas aux feux rouges:
«Au petit matin au coeur de la ville, Il arrive dans une si jolie voiture,
Le héros de la Nation fait des signes de la main, auréolé de sa puissance et de son pouvoir,
Mais faites attention, il ne s’arrête pas au feu rouge»
Et en effet, Sharon n’était pas du genre à s’arrêter aux feux rouges. Quel était donc le plan secret de Sharon ?
D’abord, éliminer Arafat. Mais cela, ce n’était pas un secret pour le Cabinet, car Begin voulait en faire autant («J’ai envoyé une armée pour éliminer Hitler du bunker», dira Begin). Pour tuer Arafat, Sharon désigna Meir Dagan et Rafi Eitan, et l’opération prit le nom de code «poisson salé».
Sharon voulait conquérir, non pas quelques kilomètres au Liban, mais tout le pays jusqu’à Beyrouth, détruire complètement l’OLP (et au passage les forces syriennes), installer le chef des phalanges, Bashir Gemayel, au pouvoir au Liban; puis Gemayel expulserait les Palestiniens qui remplaceraient le Royaume Hachémite de Jordanie par un état palestinien, ce qui permettrait de récupérer la Judée et la Samarie sans opposition palestinienne puisqu’ils auraient leur état en Jordanie. Rien que ça !!!
C’est ainsi qu’une armée de 76000 hommes, 800 chars, 1 500 transports de personnel (sans compter les forces navales) pénétrèrent au Liban. Mais au lieu de s’arrêter à 40 kilomètres comme promis, le bulldozer Sharon, sous divers prétextes, continua d’avancer. Les ministres, intimidés par le charisme de Sharon, ne protestèrent même pas !!!
Le 25 juin, les forces israéliennes encerclaient Beyrouth. C’était la première fois depuis la création d’Israël que son armée s’apprêtait à conquérir la capitale d’un autre état souverain. Mais Arafat leur échappait toujours, et Uri Avnery, un journaliste israélien de gauche, se rendit même à Beyrouth pour l’interwiever !!!
Malheureusement, le monde entier regardait. L’invasion du Liban ressemblait de plus en plus à une folle aventure militaire et la popularité d’Arafat dans le monde ne faisait que croître. De terroriste, il était devenu héros.
Le 13 août, sous médiation américaine, Arafat accepta de quitter Beyrouth. Les Israéliens durent promettre de ne pas le tuer. À un certain moment, au moins cinq snipers l’avaient en même temps dans leur ligne de tir, à moins de 180 mètres. Pour prouver leur bonne foi aux Américains les Israéliens produisirent des photos avec Arafat dans la ligne de mire des snipers: ils auraient facilement pu tuer Arafat, ils ne l’ont pas fait, comme promis.
Mais Sharon ne désarmait pas.
Mais où est passé le Premier Ministre ?
Sharon avait bien sûr promis de quitter le Liban après le départ d’Arafat, mais les promesses n’engageant que ceux qui les reçoivent, il n’en fit rien.
Le 23 août 1982, le parlement libanais mit Bechir Gemayel au pouvoir. Ce fut un désastre. D’abord, Bechir Gemayel fut assassiné par les Syriens qui détruisirent le quartier général de la Phalange à Beyrouth. Ensuite, les phalangistes demandèrent permission aux Israéliens de fouiller les camps de Sabra et Shatila, afin de débusquer des membres de l’OLP qui pourraient s’y cacher.
Cette permission leur fut accordée, mais les Israéliens réalisèrent bien vite qu’ils avaient été floués. 350 phalangistes entrèrent dans les camps, massacrant tout ce qu’ils pouvaient -700 Palestiniens selon les Israéliens, 2 750 selon les Palestiniens. L’embarras d’Israël fut extrême, des journalistes du monde entier couvrant le massacre.
Des échanges acerbes, des menaces même, fusèrent à la Knesset entre Sharon d’une part et Yitzah Rabin et Shimon Peres d’autre part.
Mais il y avait pire, bien pire.
Le Premier ministre, se rendant compte qu’il avait été trompé par Sharon, et hyper-sensible aux massacre de femmes et d’enfants qui devaient lui rappeler quelques souvenirs, plongea dans une profonde dépression. Begin n’écoutait plus les briefings, il n’écoutait plus rien d’ailleurs, il s’était retiré en lui-même, anéanti. Dans l’entourage de Begin, tout le monde savait que le Premier ministre ne gouvernait plus, mais on décida de le cacher au public; et donc on le cacha.
Du coup, qui gouvernait, sans aucune entrave ? Pas difficile de deviner !!! Lors des réunions du cabinet, Sharon jouait au Premier ministre, continuant de mentir. Le cabinet pouvait débattre, prendre des décisions, Sharon convoquait le chef d’état major ou le patron du Mossad après la réunion du cabinet pour donner des instructions totalement opposées. La situation était extraordinaire. Certains officiers supérieurs israéliens envisageaient, apprit-on par la suite, de se débarasser de ce prétorien imprévisible.
Mais Sharon était un réaliste, la réalité de la situation ne lui échappait pas. Très difficile d’assassiner Arafat, une des marottes de Sharon.
Pourtant, Arafat prenaient des vols commerciaux et, apparemment, descendre un avion commercial avec des civils à bord ne dérangeait pas Sharon. Plusieurs occasions en or se présentèrent, mais les chefs de l’armée résistèrent, prenant prétexte de ceci ou cela pour ne pas tirer les missiles. Sharon était si dominant que personne ne pouvait lui résister, on ne pouvait que procrastiner.
En 1956, lorsqu’une patrouille de police des frontières avait assassiné 43 personnes dont 9 femmes et 17 enfants, se réfugiant après coup sous l’argument des ordres donnés, le juge Benjamin Halevy avait écrit, dans un célèbre jugement que «la marque distinctive d’un ordre manifestement illégal est que, au dessus de cet ordre, doit s’inscrire, comme un drapeau noir, un avertissement, disant : interdit ! Pas seulement illégal dans la forme…mais une illégalité qui frappe les yeux et met le coeur en furie, si les yeux ne sont pas aveugles ni le coeur obtus ou corrompu».
Cette leçon est en principe profondément ancrée chez chaque soldat israélien, à qui cet épisode est systématiquement enseigné, et c’est sans doute la raison pour laquelle aucun avion commercial ne fut abattu en dépit des multiples occasions qui se présentèrent et en dépit des ordres formels de Sharon; même si dans certain cas on passa très près de la catastrophe et du crime de guerre. Finalement, sous la pression du public, et des critiques internationales, une enquête fut ouverte sur les massacres de Sabra et Shatila: la commission Kahan. Cette commission rendit ses conclusions en février 1983. Certes, le crime avait été perpétré par la Phalange, mais des Israéliens étaient également impliqués. Begin fut jugé partiellement responsable, mais le blâme principal tomba sur la tête du ministre de la Défense Sharon, du chef d’Etat major Eitan, et du patron du Mossad Admoni. La commission recommanda de renvoyer Sharon sans tarder. Sharon refusa de démissionner, mais Begin, qui avait repris du poil de la bête, le renvoya, purement et simplement. Puis Begin démissionna peu après.
Résultat : la poursuite d’Arafat avait lamentablement échoué, et ce dernier avait pris une stature internationale; plus question d’y toucher maintenant. Ainsi Sharon avait obtenu le résultat strictement inverse de celui recherché, mais l’honneur d’Israël était sauf.
(*) Rise and kill first, the secret history of israël’s targeted assassinations by Ronen Bergman, Random House 2018
En version française:
Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman, Grasset, 2020
– Illustration de l’entête: Soldats de Tsahal ___________________________________________________________________________________________________________
Retrouver tous les articles de cette série :
– Épisode 1. Pourquoi Ben Gourion crée les services secrets (cliquer pour lire)
– Épisode 2. Au secours, revoilà les nazis ! (cliquer pour lire)
– Vendredi 9 octobre. Épisode 3. Il ne s’arrête pas aux feux rouges
– Vendredi 16 octobre. Épisode 4. Vous avez dit start-up nation ?
– Vendredi 23 octobre. Épisode 5. De l’usage de la force