Passeports s’il vous plaît !
Ils étaient venus à 27 ! Pas moins de 27, pour l’opération « Ecran Plasma» !
Ils avaient atterri à Dubaï le 18 janvier 2010, arrivant séparément de Zurich, Rome, Paris et Francfort. Ils étaient entrés avec des passeports britanniques, irlandais, français, australiens et allemands.
Les Israéliens avaient un problème particulier avec leurs passeports; les autres pays fabriquent de vrai/faux passeports pour leurs agents à l’étranger, mais pour Israël c’est différent: leurs passeports ne leur permettent pas d’entrer dans certains pays, et dans des pays arabes, un passeport israélien est franchement peu recommandé pour rester discret ! Depuis le 11 septembre, il est beaucoup plus difficile de fabriquer de faux passeports. Il faut donc se procurer des passeports étrangers empruntés à des citoyens israéliens ayant une double nationalité, ou obtenus sous une fausse identité, ou volés, ou appartenant à une personne décédée.
Le 15 janvier, lors d’une réunion dans le bureau de Meir Dagan, patron du Mossad, une objection avait été soulevée: l’information sur la venue de la «cible» quatre jours plus tard à Dubaï ne donnait pas le temps de se procurer de nouveaux passeports, surtout pour 27 personnes, et certaines d’entre elles étaient déjà entrées 3 ou 4 fois à Dubaï dans les six derniers mois pour des missions de reconnaissance avec, hélas, les mêmes passeports. Utiliser ces passeports une quatrième ou une cinquième fois en si peu de temps rendrait difficile de faire passer les agents pour des touristes ou des hommes d’affaires; mais d’un autre côté, si on n’agissait pas cette fois-ci, une autre occasion d’assassiner la «cible» ne se présenterait peut-être pas de sitôt. De toute façon, on s’arrangerait pour que la «cible» donne l’impression d’être morte de mort naturelle, et les agents israéliens seraient tous sortis de Dubaï avant que l’on ne découvre le corps. Il fut donc décidé, étant donné l’urgence, d’aller de l’avant en dépit de ce problème de passeports, et voilà pourquoi 27 agents du Mossad se retrouvèrent à Dubaï le 18 janvier 2010.
Mahmoud al-Mahmoud était la «cible»
C’était un haut gradé du Hamas qui faisait entrer des armes en contrebande dans la bande de Gaza, des armes qui arrivaient d’Iran, fournies en particulier par les Gardiens de la Révolution, et qui, débarquées à Port Soudan, traversaient l’Egypte et le Sinaï pour entrer illégalement à Gaza via les nombreux tunnels creusés afin d’échapper à la douane égyptienne. Ces armes comprenaient des missiles Qassam et Katyusha, qui faisaient de gros dégâts sur les communautés israéliennes situées près de la frontière. Des avions israéliens bombardaient certes les convois d’armes lors de raids à longue distance, mais toutes les armes n’étaient pas détruites.
Al-Mahmoud était depuis longtemps sur la hit-list du Mossad, une tentative d’assassinat ratée avait d’ailleurs déjà eu lieu à DubaÏ en 2009, et voilà qu’une nouvelle opportunité se présentait de nouveau à Dubaï, le Mossad ayant appris qu’al-Mahmoud devait s’y rendre le 19 janvier 2010, en provenance de Damas.
Tout le monde n’était pas d’accord pour éliminer al-Mahmoud. Pour assassiner un ennemi sur un territoire étranger, une «cible» devait, selon le code d’Israël, «présenter un risque sérieux pour Israël, et son élimination devait avoir un effet profondément disruptif sur l’équilibre de l’ennemi». Et, selon certains, ce n’était manifestement pas le cas pour al-Mahmoud. Mais Meir Dagan décida d’aller de l’avant quand même. Arrogance ? En tous cas, cette opération allait coûter cher…
Pas de chance Monsieur Al-Mahmoud
Mahmoud al-Mahmoud avait déjà échappé à de nombreuses tentatives d’assassinat. «Vous devez être en permanence sur le qui-vive», avait-il déclaré lors d’une interview sur Al Jazeera. On le surnommait «le renard».
Le 19 janvier 2010, al-Mahmoud entra dans le lobby de l’hôtel Al-Bustan Rotana à Dubaï, prit l’ascenseur et pénétra dans sa chambre, la chambre 230. Trois agents du Mossad l’y attendaient et l’empoignèrent avec force. Al-Mahmoud essaya de résister et de s’enfuir, sans succès. Un des agents du Mossad pressa sur le cou d’al-Mahmoud un instrument à ultra-sons qui permettait d’injecter des substances sans abîmer la peau. Dans l’instrument à ultra-sons, il y avait du chlorure de suxaméthonium, produit qui provoque rapidement une profonde paralysie. Al-Mahmousd s’effondra au sol, encore conscient, entendant et comprenant tout, mais ne pouvant plus bouger; puis il mourut par arrêt cardiaque.
Les agents du Mossad le déshabillèrent et le mirent au lit, puis sortirent de la chambre 230 en refermant la porte à clef de l’intérieur (une technique du Mossad), et accrochèrent la pancarte «Ne pas déranger». Toute l’affaire avait duré 20 minutes, pas plus, puis tous les agents prirent le chemin de l’aéroport et quittèrent Dubaï pour retourner en Israël.
Ce n’est que le lendemain après-midi qu’une femme de chambre découvrit le corps. La police conclut à une mort naturelle par arrêt cardiaque, pas de signe de bagarre, par de trace de coup ni de piqûre sur le corps, et la porte était fermée à clef de l’intérieur. Alors … De la belle ouvrage. On transporta le corps à la morgue et le mort fut enregistré sous le faux nom qui était inscrit sur son passeport. Et le corps resta là.
À Damas, où al-Mahmoud venait de passer avant d’aller à Dubaï, on s’inquiétait. Mais où était donc passé al-Mahmoud ? Le Hamas finit par découvrir que le corps était à la morgue de Dubaï, et moins naïf, conclut à un assassinat. Le Hamas contacta le chef de la police de Dubaï, le lieutenant-général Dhahi Khalfan Tamin, et déclinant la véritable identité du mort (qui avait voyagé sous une fausse identité) lui dirent que, selon toutes probabilités, ce devait être un coup du Mossad.
Khalfan, 59 ans, n’était pas n’importe qui. Il s’était fixé comme mission de débarrasser Dubaï des criminels et des agents étrangers qui considéraient son territoire comme un simple terrain de jeux. «Prenez-vous vous-mêmes, hurla t-il au téléphoneà l’endroit du Hamas, vos comptes bancaires, vos armes, et vos faux passeports de merde, et foutez-moi le camp du pays». Voilà qui était Khalfan.
Khalfan se mit au travail, étudiant la liste des passagers «in and out» du pays, compara ces listes à des listes antérieures, vérifia les registres des hôtels, et les bandes de vidéo-surveillance, et bientôt, bingo, il identifia les 27 agents du Mossad; leurs entrées trop fréquentes avec le même passeport les avaient trahis. Khalfan reconstitua l’opération de A à Z, révéla l’affaire lors d’une conférence de presse, et posta les vidéos sur internet. Il demanda qu’on émette un mandat d’arrêt international contre le Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahu, et le patron du Mossad, Meir Dagan.
Interpol émit bien des mandats d’arrêt contre les 27 membres du commandos, mais sous leur faux noms… On ne sait jamais !
Les pays dont les passeports avaient été utilisés frauduleusement, l’Italie, l’Irlande, l’Australie, l’Allemagne et la France étaient fous de rage. «J’adore Israël et les Israéliens », dit un ancien patron des services secrets allemands, ajoutant un commentaire dont il aurait pu se passer : « mais le problème est que vous dénigrez tout le monde – les Arabes, les Iraniens, le Hamas. Vous êtes toujours les plus malins et vous pensez que vous pouvez tromper tout le monde. Un peu plus de respect pour la partie adverse, même si vous pensez qu’il s’agit d’un Arabe ignorant ou d’un Allemand sans imagination, et un peu plus de modestie nous aurait épargné cet étrange bazar». Un commentaire qui ne s’imposait certes pas, mais qui donne une idée de l’état d’esprit de l’Occident face à cette affaire. En Israël, toutes ces condamnations internationales générèrent un sursaut de patriotisme, les candidatures pour rejoindre le Mossad se multiplièrent. Mais à l’intérieur du Mossad, on avait bien conscience du désastre. Pour Meir Dayan, en apparence, c’était «business as usual», mais finalement trois ans plus tard, il déclarera « j’ai eu tort d’envoyer l’équipe avec ces passeports. Ce fut ma décision et seulement la mienne. Je porte la responsabilité complète de ce qui est arrivé».
0 plus 30
Meir Dagan, le patron du Mossad, et Benjamin Netanyahu, Premier ministre, ne pouvaient pas se sentir. Ils se détestaient. Au fond, ce qui les séparait, c’était le concept d’usage de la force. Jusqu’où l’usage de la force est-il efficace et permet d’atteindre ses objectifs ? «Vaste programme», comme disait le général de Gaulle.
Dans un livre exceptionnel publié par Edward Luttwak en 1985 (**), et auquel je fais référence dans une série sur l’Empire romain publiée sur Wukali ( Radioscopie de l’Empire romain : déploiement stratégique, offensive, défensive et diplomatie, 25 juillet 2020 ), je cite cet auteur qui analyse l’usage de la force par les Romains. Luttwak note que l’utilisation de la force dans la Rome antique était une arme de tout dernier ressort, l’utilisation de la diplomatie étant privilégiée lorsque cela était possible. Cela permit à l’Empire romain de contrôler ses immenses frontières avec seulement 30 légions, soit environ 200 000 hommes, moins que Georges W. Bush n’en envoya en Irak pour combattre Saddam Hussein. Evidemment, loin de moi l’idée absurde de comparer la situation géo-politique d’Israël à celle de Rome, mais l’essence du principe reste la même.
Le problème le plus pressant était celui de l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran qui ne manquerait pas de l’utiliser contre Israël. Les assassinats ciblés ralentissaient certes le projet iranien, mais il ne le stoppait pas. Le ministre de la Défense Ehud Barak et le Premier ministre Benjamin Netanyahu se mirent à penser qu’il était temps d’agir d’une façon décisive. Ils demandèrent aux forces armées et aux services de renseignement de préparer l’opération «Deep Water», c’est-à-dire l’attaque de l’Iran, et 2 milliards de dollars furent dépensés pour y travailler. Dagan trouvait ce projet insensé. Mais en septembre 2010, Netanyahu informa Dagan qu’il plaçait le pays à «O plus 30», soit 30 jours avant le début des hostilités.«Si Israël devait attaquer, Khamenei remercierait Allah…cela unirait le peuple iranien derrière son projet nucléaire et permettrait à Khamenei de dire qu’il avait besoin d’une arme atomique pour se protéger d’une agression israélienne», commenta Dagan. Netanyahu répondit que puisque c’était comme cela, le renouvellement de Meir Dagan à la tête du Mossad n’aurait pas lieu.
( Voir ce très intéressant entretien en anglais avec Meir Gan https://www.youtube.com/watch?v=qi6YDTC0Rb4 )
Dagan, Sharon, et tout l’establishment militaire d’Israël avait cru pendant de nombreuses années que l’usage de la force pourrait tout résoudre; maintenant, ils en doutaient.
Le président Obama fut alarmé par les préparatifs israéliens; en fait, l’administration Obama était terrorisée par la perspective d’une attaque israélienne sur l’Iran. Outre le fait que cette administration ne croyait pas que l’Iran posséderait un jour l’arme atomique, une attaque israélienne enverrait le prix du baril au-delà du plafond, entrainant une récession économique qui mettrait en péril la réélection du Président en novembre 2012.
L’administration Obama entra donc en négociation avec l’Iran, et l’Iran, devant la perspective de dures sanctions, accepta d’abandonner presque entièrement son programme nucléaire. Il ne restait plus à Netanyahu qu’à repousser l’assaut israélien sur l’Iran, puis à l’abandonner complètement.
Lors d’un meeting à Tel Aviv, en mars 2015, devant des dizaines de milliers de personnes, Meir Dayan (qui n’était plus le patron du Mossad), défendit la solution à deux états (un état palestinien et un état israélien), et déclara: «Je ne veux pas d’un état bi-national. Je ne veux pas d’apartheid. Je ne veux pas gouverner 3 millions d’Arabes. Je ne veux pas être l’otage de la peur, du désespoir ni mettre le pays dans l’impasse. Je pense que le moment est venu pour nous de nous réveiller, et j’espère que les citoyens d’Israël ne seront plus les otages de la peur et des angoisses qui nous étreignent du matin jusqu’au soir». Le maître espion finit son discours les larmes aux yeux. Un cancer devait l’emporter peu après, et il le savait.
Ronen Bergman termine son magnifique livre( dont cette série de 5 articles s’est inspirée) par ces mots: « Il fut un temps où la parole d’un général était sacrée…mais Israël a connu ces dernières années des changements drastiques. L’influence des vieilles élites, y compris celle des généraux, sur le public, s’est affaiblie. De nouvelles élites -Juifs originaires de pays arabes, les orthodoxes, la droite- sont ascendantes… le fossé grandissant entre les généraux combattants, qui avaient autrefois «un couteau entre les dents», et la majorité du peuple d’Israël, est la triste réalité au sein de laquelle la vie de Meir Dagan prit fin».
(*) Rise and kill first, the secret history of Israël’s targeted assassinations by Ronen Bergman, Random House 2018
En version française:
Lève-toi et tue le premier : l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman, Grasset, 2020
Illustration de l’entête: sceau du Mossad
Retrouver tous les articles de cette série :
– Épisode 1. Pourquoi Ben Gourion crée les services secrets (cliquer pour lire)
– Épisode 2. Au secours, revoilà les nazis ! (cliquer pour lire)
– Vendredi 9 octobre. Épisode 3. Il ne s’arrête pas aux feux rouges (cliquer pour lire)
– Vendredi 16 octobre. Épisode 4. Vous avez dit start-up nation ? ( cliquer pour lire)
– Vendredi 23 octobre. Épisode 5. De l’usage de la force (cliquer pour lire)
– Un incident informatique a retardé de 24h la mise en ligne de cet article, nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous en excuser.