A la suite d’Oreste Macri, critique littéraire et poète lui-même, la poésie italienne du siècle dernier a été divisée en quatre générations. Dans cette classification, on retrouve Mario Luzi au premier plan de la troisième génération qui correspond aussi à la deuxième génération hermétique. Difficile de s’y retrouver ! Peu importe puisque l’essentiel est de lire Mario Luzi, lui qui est né en 1914 à Castello en Toscane et mort à Florence en 2005.
Il a connu toutes les guerres, tous les conflits du vingtième siècle et en a été profondément marqué. Son œuvre qui débuta par la publication en 1935 de La Barque à l’âge de vingt et un an, s’est conclue en 2004 par Doctrine du complet débutant à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Poète, auteur de pièces de théâtre et critique, il a été un intellectuel influent tout au long de sa vie au point d’être nommé sénateur à vie par le président de la République Carlo Azeglio Campi. Il ne dédaignera pas, à ce poste qu’il n’a occupé que quelques mois juste avant sa mort, de rentrer dans le combat politique en s’opposant fermement à Silvio Berlusconi.
Parmi tous les recueils et ouvrages qu’il a publiés, Mario Luzi en a regroupé six sous le titre Le Juste de la vie. Avec La Barque, Avènement nocturne, Une libation, Cahier gothique qui lui sont antérieurs et Honneur du vrai qui lui succède, Prémices du désert en fait partie. Tous ces recueils ont été écrits entre 1935 et 1957. Ils correspondent donc aux débuts puis à la maturité du poète.
Prémices du désert est celui dans lequel il abandonne partiellement l’hermétisme lié à la nécessité de contourner la censure imposée par la dictature fasciste. Il va alors se tourner vers une écriture plus conventionnelle mais il n’abandonnera jamais totalement l’hermétisme auquel il restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie. L’un de ses derniers ouvrages publié en 1994, Le voyage terrestre et céleste de Simone Martini en sera l’exemple le plus abouti.
Prémices du désert constitue une des clefs pour rentrer dans la poésie de Mario Luzi. Le poète va chercher à rendre compte de sa façon de vivre, du sens de la vie telle qu’il la conçoit tout en réfléchissant sur le temps qui nous enveloppe, nous entoure et nous impose bien des interrogations. Pour lui, il y a une ouverture quelque part et c’est le rôle du poète que d’en parler, de la faire voir et découvrir au lecteur. Mais contrairement à ce qu’on pourrait attendre, cette ouverture dans la vie n’est pas synonyme de bonheur immédiat ni d’épanouissement facile. C’est une ouverture qui ne console pas, qui n’est pas immédiatement donnée et dont on pourrait se passer. Cette ouverture débouche quand même sur une espérance sans que l’on sache de quelle espérance il s’agit :Insoupçonné, l’espace fleurit/ éclate depuis le germe pur à l’intérieur des astres. (p.204). Cette citation est tirée du poème Invocation dont le seul titre évoque une prière. A la lecture de ce long poème, on comprend que l’auteur s’adresse à une femme dont on ne connaîtra pas l’identité mais qui pourrait être la Vierge Marie – Mario Luzi était un chrétien profondément croyant- ou toute autre femme disposée à avoir une écoute bienveillante. Ce poème est lui aussi une des entrées dans la pensée de l’auteur.
Divisé en quatre parties, Invocation commence par expliquer que le poète va explorer des chemins inconnus j’entre dans l’ombre, / je doute, je m’égare dans les sentiers (p203) et que cette recherche est hors du temps il n’a pas de source, le mouvement / pur qui m’entraîne au loin (p.203). Cette façon d’appréhender le temps et son mystère était déjà dans le premier poème du recueil, Le temps non plus où il reconnait notre patrie désolée, celle/de notre naissance sans origine/et de notre mort sans fin (p.198). Le temps de Mario Luzi n’est pas celui que nous connaissons, celui dans lequel nous vivons. C’est un temps intemporel, sans début ni fin d’où il va prendre la parole mais qu’il oublie et dont il revient aussi parfois. Sa poésie est souvent faite d’aller et retour de ce temps inconnu vers le nôtre.
Plus loin, toujours dans Invocation mais dans une seconde partie, on devine que la femme à qui il s’adresse pourrait aussi être Béatrice, la femme à laquelle Dante consacre la Divine Comédie et qu’il retrouve au paradis après avoir traversé l’enfer. Et dans cet enfer, Dante place les suicidés, condamnés parce qu’ils ont manqué de respect vis-à-vis d’eux même. Ils sont transformés en arbre et perpétuellement meurtris par des harpies qui se nourrissent en leur arrachant des feuilles ce qui les fait souffrir atrocement. C’est la raison pour laquelle ils poussent des gémissements sans fin. C’est notre forêt inextricable, / écoutes-en les feuilles vives (p.204) est une claire allusion à ce septième cercle de l’enfer de Dante. Au milieu de ces plaintes et de ces gémissements croît dans le vent d’automne un pâle/printemps pendant si longtemps refusé, / floraison de larmes, de grappes, / nids d’indicible, ruches (p.204) Le moins que l’on puisse dire est que le froid succède au chaud et vice versa et que, s’il y a une issue, elle est aussi pâle que le printemps dont il est question. Ceci d’autant plus que l’issue est cachée voire insoupçonnée comme on l’a déjà vu plus haut.
Dans la troisième partie d’Invocation Mario Luzi quitte le « je » pour adopter un « nous« qui fait référence à l’humanité tout entière. Là encore l’espérance qui est aussi pâle que tout le reste, le dispute à l’absence d’espoir et à une situation bloquée dans une atmosphère sombre. Si l’on est accueilli dans une maison, dans une chambre plus précisément, ce n’est pas synonyme de liberté : après l’absence le pas dans la chambre, / après l’éblouissement l’obscurité et la citerne (p.205) De même, le temps doit être repensé, il est fait de contradictions puisque nous fûmes la fixité dans le mouvement (p.205).
Mario Luzi reprend ensuite la posture qu’il avait adopté au début du poème. Il est celui qui commente la vie, ses interrogations. Et c’est la poésie qui va nous sortir parfois des impasses dans lesquelles nous sommes plongés : Seule parfois s’en évade une pensée, / comme une balle, lancée trop haut, / ne revient pas et disparaît dans la gouttière (p.206). Rien n’est simple, quand une pensée porteuse d’espoir et d’ouverture apparait, elle finit dans le caniveau mais elle a au moins le mérite d’exister. C’est aussi à ce moment-là, qu’il s’adresse de nouveau à son interlocutrice blesse-toi et saigne, toi aussi (p.207). Il reprend une injonction qu’il lui avait déjà faite après avoir évoqué la forêt des suicidés. C’est dire s’il tient à ce qu’elle partage nos plaies et nos blessures.
Pour terminer son poème, le poète oscille encore et toujours entre les deux pôles qui constituent un des axes de sa poésie. Il oscille, il hésite entre le positif et le négatif, entre l’espoir et l’absence d’espoir, entre l’ouverture et l’interrogation sur l’existence de cette ouverture qu’il cherche à nous faire partager : le long d’idées limitrophes, une lumière / avance vers la clarté comme / sur le fond des noires routes luisantes (p.207). Il existe une possibilité de sortir de toutes les impasses dans lesquelles nous nous trouvons mais il faudra aller aux limites du possible, aux limites du langage et de la poésie. Et il faudra rendre compte de cette possibilité quoi qu’il en coûte. La nature et la Toscane avec Sienne et Florence, très présentes dans les premiers recueils, laissent progressivement la place à des interrogations essentielles qui traduisent les angoisses du poète.
Après Prémices du désert, Mario Luzi n’a pas terminé sa carrière de poète. Loin s’en faut. Il produira encore bien d’autres recueils mais ce qui le rend si attachant et si proche par-delà les difficultés que l’on peut ressentir à le comprendre à la première lecture, c’est cette position du côté des hommes, à nos côtés donc. Lui qui était si attaché à sa foi chrétienne, ne cesse d’interroger notre position dans le monde sans s’adresser à un quelconque Dieu. Il porte toutes les questions que tout le monde se pose un jour et sans imposer aucune solution ni vouloir nous orienter vers une quelconque issue, il s’interroge sans fin sur la vie. A lire donc et à relire à tout âge.