Ces derniers jours, l’université Milano Bicocca a demandé à l’écrivain italien Paolo Nori de reporter le cours qu’il devait donner sur Dostoïevski « pour éviter toute forme de polémique dans ce moment de forte tension ».[1] Dans une vidéo publiée sur Instagram, Paolo Nori au bord des larmes a déploré qu’être un Russe fût désormais considéré comme une faute, quand bien même le Russe en question eût été condamné à mort en 1849 pour son appartenance à un cercle progressiste opposé au régime tsariste.
Comme on sait, la peine de Dostoïevski ne fut commuée que le jour même de l’exécution, épreuve qui devait le marquer jusqu’à la fin de sa vie. Il fut condamné au bagne en Sibérie où il vécut au milieu des prisonniers de droit commun pendant quatre ans avant que son exil ne fût prolongé en tant que simple soldat. Il se lia alors d’amitié avec un magistrat local avec qui il put converser et partager les livres que celui-ci lui procura.
Dans un ouvrage récent, le philosophe hongrois Laszlo Földényi[2] imagine que Dostoïevski prit de cette façon connaissance des Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel. Très schématiquement, on se souvient que Hegel professait qu’à travers les soubresauts de l’histoire un Esprit, une raison universelle, se met en place progressivement. Les grands conquérants, tout en semblant obéir à leurs passions, sont les instruments inconscients de cet Esprit. C’est ainsi qu’ayant aperçu Napoléon à Iéna en 1806 Hegel le qualifia d’âme du monde.
Or, dès le préambule du texte que Dostoïevski tenait en main, Hegel précise qu’il exclut certaines régions du monde de ce mouvement universel, à commencer par la Sibérie, territoire impropre, comme l’Afrique et d’autres régions primitives, à devenir un acteur particulier de l’histoire. Laszlo Földényi imagine la scène et nous montre Dostoïevski fondant aussitôt en larmes. Ainsi, la Sibérie, ses habitants, ses prisonniers, lui-même ne faisaient pas partie de l’humanité ! Ainsi, sa vie, les idées qui lui avaient valu sa condamnation, ses souffrances depuis tant d’années comptaient pour rien dans l’histoire du genre humain.
Földényi suggère que c’est après cette crise que Dostoïevski développa sa propre vision de l’histoire humaine. À ses yeux, la véritable humanité est tout le contraire de ce que pense Hegel. Le rationalisme hégélien n’est qu’un hochet pour intellectuels. L’humanité véritable, celle dont il va témoigner dans ses œuvres, n’est pas emportée par le flux d’une Raison supérieure, pour laquelle les individus ne comptent pas, dussent-ils périr par milliers. Au contraire, elle est faite du destin singulier de chaque personne avec son lot de souffrances, d’angoisses, de paradoxes particuliers, au milieu du tumulte absurde des événements.
L’invasion présente de l’Ukraine par un dictateur convaincu d’écrire l’histoire prendrait aisément sa place dans la logique hégélienne. Et sans doute tirerait-elle à Dostoïevski de nouvelles larmes. Sa pensée irait douloureusement à tous ces malheureux Russes abusés par la propagande, à ces jeunes soldats qui téléphonent en sanglotant à leur mère, à ces résistants isolés, traqués par la police, emprisonnés.
L’une des pires outrances de la guerre, c’est de transformer sans distinction l’adversaire en monstre. Si nous voulons le rétablissement de la paix, loin de jeter le discrédit sur un peuple entier, il nous faudra compter sur tous les hommes de bonne volonté, quel que soit le camp où la folie des puissants les a pour un temps répartis.
[1] Information du Courrier international extraite du Corriere Della Sera du 3 mars 2022.
[2] FOLDENYI L., Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, Actes-Sud, 2017
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