La guerre en Ukraine a chamboulé nos prospectives, mis à mal nos prêts-à-penser politiques et ré-introduit l’inquiétude dans les esprits. Le président Emmanuel Macron a à juste titre parlé du « retour du tragique dans l’histoire« .
Il nous a semblé comme une évidence de re-publier l’excellente série de Jacques Trauman consacrée aux trois grands dictateurs et tyrans du XXème siècle, Staline, Hitler et Mao Zedong, (Le XXe siècle, un siècle de fer et de sang) soit 15 articles au total. Ils seront tous mis en ligne à fréquence pluri hebdomadaire.
P-A L
Un dîner qui finit mal *
«Une révolution sans peloton d’exécution n’a aucun sens», avait dit Lénine; une leçon que la joyeuse petite bande du Kremlin avait bien retenue. Les bolcheviks, qui avaient usé et abusé de cette doctrine, avaient maintenant de sérieux problèmes en Ukraine. Staline dira d’ailleurs à Churchill que cela avait été la période la plus difficile de sa vie, plus terrible même que l’invasion nazie : «Ce fut un combat terrible, au cours duquel je dus anéantir une dizaine de millions de vies humaines. C’était horrible et cela dura quatre ans. C’était absolument nécessaire…discuter avec eux ne servait strictement à rien». Montefiore* ne dit pas ce que Churchill lui répondit.
Le Politburo (Политбюро) était très exactement au courant de la situation. Un Ukrainien demanda à Mikoïan si le camarade Staline savait ce qui se passait, lui donnant les précisions suivantes : «Un train chargé de cadavres, des hommes morts de faim, vient d’arriver à Kiev après avoir ramassé des corps pendant tout le trajet depuis Poltava».
Bien sûr, le Politburo connaissait la situation, c’est d’ailleurs lui-même qui l’organisait ! En effet, cette famine épouvantable et absurde était destinée a recueillir des fonds destinés à construire fonderies et tracteurs, résultant en millions de morts, quatre à cinq millions selon les estimations. Cette tragédie est de l’ordre de la terreur nazie ou de la terreur maoïste, dont nous parlerons plus tard.
Nadia Mandelstram, la femme du poète, écrivit dans ses mémoires «Contre tout espoir»: «Ce sont eux, après tout, les hommes des années 1920, qui ont détruit les anciennes valeurs et inventé des formules…pour justifier une expérience sans précédent : on ne fait pas une omelette sans casser des œufs. Chaque nouveau meurtre était justifié par le fait que nous édifions un remarquable monde nouveau».
Staline expliqua un jour à Beria que les bolcheviks étaient «une sorte d’ordre militaro-religieux».
Montefiore ajoute que «l’ordre des «porte-glaives» de Staline ressemblait davantage « à celui des Templiers, ou même à la théocratie des ayatollahs iraniens, qu’à un mouvement séculier traditionnel. Ils étaient prêts à mourir et à tuer pour leur foi dans le progrès inévitable de l’humanité, en sacrifiant même leur propre famille, avec une ferveur qu’on ne rencontre que dans les massacres religieux et les martyrs du Moyen-Age».
La situation en Ukraine rendait Staline hystérique : «on dirait que dans certaines régions, le pouvoir soviétique à cessé d’exister», écrivit t-il.
Mais son épouse Nadia, avec qui Staline entretenait des relations faites de violentes explosions et de tendresse, sombrait elle aussi dans la dépression. Elle était certes fragile, mais l’attitude de Staline à son égard ainsi que les morts en Ukraine, la rendait plus instable que jamais. Irascible et revêche, elle hurla un jour à Staline «Tu es un bourreau, voilà ce que tu es ! Tu tourmentes ton propre fils, ta femme, le peuple russe tout entier». Selon Molotov, Nadia devenait de plus en plus déséquilibrée. Staline raconta un jour à Khrouchtchev qu’il s’enfermait parfois dans la salle de bain, tandis que Nadia cognait contre la porte en hurlant : «Tu es un homme impossible. Il est impossible de vivre avec toi». Montefiore écrit que «cette image de Staline en mari impuissant et dominé par sa femme, tapi dans sa propre salle de bains et assiégé par une Nadia déchaînée, doit compter parmi les visions les plus incongrues de toute la carrière de l’homme d’acier».
8 novembre 1932
C’est le XVième anniversaire de la révolution bolchévique. Dans son bureau au premier étage du palais du Sénat, près du Mausolée de Lénine et de la Place Rouge, Staline, âgé de 52 ans, travaille avec Molotov, Valerian Kouïbychev, responsable de l’économie, et Genrikh Yagoda, vice-Président de la Guépéou ( ГПУ). On parle de nouveaux complots contre Staline, de la situation en Ukraine, et de la manière de «casser les reins de la paysannerie».
Iagoda est un personnage particulièrement sinistre : âgé de 39 ans, fils d’un bijoutier de Nijni Novgorod, petit, sournois, à moitié chauve, avec une tête de furet et une petite moustache hitlérienne, c’était un statisticien de formation, mais aussi un arriviste et un corrompu. Sa plus grande réussite fut la création de l’empire du goulag ( en russe,Главное управление лагерей, Glavnoïé oupravlénié laguéreï) alimenté d’une vaste armée d’esclaves. Toujours en grand uniforme, il aimait les orchidées, les vins français, les gadgets érotiques et la pornographie allemande.
A 19h05, ce jour là, Staline quitta son bureau, laissant les autres continuer à travailler en son absence.
Le banquet
Dans les appartements de Staline, au palais Potechny, dit aussi «palais des menus plaisirs», parce qu’il abrite un théâtre, Nadia s’habillait pour le dîner de gala du soir qui devait réunir tous les potentats bolcheviks. Pour une fois, elle avait décidé de porter une élégante robe noire ornée de roses rouges (que son frère Pavel Allilouïev lui avait rapporté d’Allemagne), et elle avait abandonné son chignon habituel pour une coiffure plus seyante.
Ce soir là était donc une exception. Car Nadia était habitée par une «modestie bolchévique», ne portant que des robes informes et ne se maquillant jamais. Elle était beaucoup plus belle en réalité qu’en photo, elle était honnête et sincère, mais, comme on l’a vu, elle était psychologiquement instable. Jalouse, dépourvue de tout sens de l’humour, elle souffrait souvent de migraines débilitantes. Mais ce soir là, elle était joyeuse.
Vers 20 heures, Staline paru dans l’appartement de Vorochilov, au premier étage de l’aile des cavaliers, où avait lieu le dîner, vêtu de sa tunique du Parti, d’un vieux pantalon, et de bottes de cuir souples. Sa démarche était féline, pesante mais rapide, il était petit (1 mètre 67 ), et il plaisait énormément aux femmes. «Sous le calme inquiétant de ces eaux instables se cachaient des tourbillons mortifères d’ambition, de colère et de malheur», écrit Montefiore.
L’intérieur de l’appartement de Vorochilov était spacieux et douillet, lambrissé de bois sombre, et Staline s’assit, non au bout de la table comme l’aurait fait un chef, mais au milieu, avec Nadia en face de lui. A cette époque, il y avait, aux banquets du Kremlin, amplement de quoi boire et manger : zakouski russes, soupe, poisson salé, agneau, vodka et vin géorgien en grande quantité; le tout alors que le pays souffrait d’une horrible famine, et pire encore, une famine organisée par ceux-là même qui ripaillaient.
Le dîner fut interrompu par de nombreux toasts, réglés par un «tamata» (chef de table en géorgien), mais à un moment, Nadia et Staline commencèrent à se disputer, ce qui n’était pas inhabituel. En effet, Staline n’avait même pas remarqué la belle toilette que portait sa femme. Personne ne prêta attention à la dispute, ni le beau cordonnier juif, Lazare Kaganovitch, adjoint de Staline, ni Mikoïan, ni Mikhaïl Kalinine, ni Nikolaï Boukharine, ni personne en fait.
Nadia, pour essayer de provoquer la colère de Staline, dansa alors avec son parrain géorgien, le louche «oncle Abel».
Staline, en réponse, se mit à flirter avec Galia, actrice de cinéma et (très jolie ) femme d’Alexandre Egorov, un commandant de l’Armée Rouge. Staline s’amusa avec l’actrice en la bombardant de boulettes de pain.
Nadia était irascible, criant fréquemment contre Staline en public, comme l’a rapporté Pauker, le chef de la sécurité, raison pour laquelle la mère de Nadia la considérait comme une «idiote». Nadia allait s’emporter une fois de plus.
En effet, alors que Staline porta un toast à «l’élimination des ennemis de l’état», Nadia, ostensiblement, ne leva pas son verre, car elle désapprouvait la famine que son mari imposait aux paysans.
«Pourquoi ne bois-tu pas ? »,dit Staline d’un ton agressif.
Nadia ne répondit pas. Staline lui envoya des écorces d’orange et des cigarettes en criant «Hé, toi ! Bois un coup !»
«Je ne m’appelle pas Hé, toi», répliqua Nadia en fulminant. Elle se leva et sortit de table.
«Tais- toi, tais-toi», hurla encore Nadia à Staline en prenant la porte.
«Quelle idiote», répliqua Staline.
«Moi je ne laisserais pas ma femme me parler comme ça», dit Boudionny
On ne pouvait laisser Nadia rentrer seule dans ses appartements. La femme du numéro deux du régime, Polina Molotov, enfila un manteau et la suivit.
«Il grogne constamment, et pourquoi a t-il besoin de flirter comme ça ?», dit Nadia à Polina.
Les deux femmes se souhaitèrent bonne nuit et se séparèrent.
La soirée se termine (très) mal…
Le dîner continua chez Vorochilov, même après le départ de Staline. Etait-il allé voir Nadia? Que nenni; car Vlassik, un garde du corps, dit plus tard que Staline était parti dans sa datcha de Zoubalovo, à une quinzaine de minutes du Kremlin, pour retrouver une femme nommée Gousseva (femme de Goussev, un officier). Une femme que Mikoïan, qui la connaissait, qualifiait de «très belle». Cette version n’est pas confirmée totalement, mais elle est plausible; en tous cas, il n’est rentré chez lui qu’au petit matin, sans passer voir Nadia dont la chambre était à l’autre bout de l’appartement.
Nadia, qui ne voyait pas rentrer son homme, avait téléphoné au milieu de la nuit à la datcha.
«Est-ce que Staline est ici ?», demanda t-elle.
«Oui».
«Qui est avec lui ?».
«La femme de Goussev».
Dans les cinq ans qui suivirent, nombre de participants à ce dîner connaîtront une mort horrible. Staline n’oublia jamais le rôle joué par chacun lors de cette soirée funeste.
Car le frère de Nadia, Pavel, n’avait pas ramené d’Allemagne qu’une jolie robe. Il avait aussi rapporté à sa sœur un Mauser, un petit pistolet de dame.
Nadia écrivit une lettre à Staline, puis entre deux et trois heures du matin, elle s’allongea sur le lit.
Staline ne se levait jamais avant onze heures du matin. Mais personne n’avait vu Nadia non plus. L’intendante de Nadia, Caroline Til, décida d’aller voir ce qui se passait et essaya d’ouvrir sa porte, puis, n’obtenant pas de réponse, elle la força car Nadia l’avait verrouillée de l’intérieur. Nadia gisait à côté du lit dans une marre de sang, le pistolet à côté d’elle; elle s’était suicidée.
Apprenant cette nouvelle, tous les domestiques furent tétanisés, morts de peur, ne sachant que faire. L’intendante téléphona à Pauker, chef de la sécurité, puis à «oncle Abel», puis à Polina Molotov.
Le patron de l’Union Soviétique, inconscient du drame, cuvait son vin dans sa chambre.
Molotov et Vorochilov arrivèrent, puis Pavel, et les parents de Nadia, Sergueï et Olga Allilouïev. Tout le monde était terrorisé. L’appartement de Staline était rempli de monde, domestiques, membres du Politburo, la famille. On retrouva la lettre de Nadia, qui a disparu depuis, nul ne sait ni ce qu’elle contenait ni qui la détruisit, Staline ou bien quelqu’un d’autre? Personne ne savait quoi faire. Fallait-il réveiller Staline ? Mais Staline entra soudain dans la pièce.
Quelqu’un lui dit : «Iossif, Nadejda Sergueïevna nous a quitté. Iossif, Iossif, Nadia est morte ! »
Staline reçut un véritable coup de massue. Cet homme capable de massacrer impitoyablement des millions d’êtres humains, était totalement désemparé, blessé, choqué. On avait amené du Valium pour la mère de Nadia, qui l’avait refusé, mais Staline dit : «je vais le boire». Staline pleurait disant : «Elle m’a anéanti. Oh Nadia, Nadia, comme nous avions besoin de toi, moi et les enfants !».
Ce suicide changea le cours de l’Histoire, dira Leonid Redens, le neveu de Staline.
Staline ramassa le pistolet de Nadia et dit à Molotov «C’est un jouet. Il n’a pas servi plus d’une fois l’an ». Staline déclara même qu’il allait démissionner. «Je ne peux pas continuer à vivre comme ça», dit-il.
Montefiore termine cet épisode par ces mots : «la mort de Nadia provoqua l’un des rares moments de doute dans la vie d’un Staline sûr de lui et de ses convictions politiques. Comment se reprit-il et quels furent les effets de cette humiliation sur lui, sur son entourage, et sur l’Union Soviétique elle-même ? La vengeance de cet échec personnel joua t-elle un rôle dans la Terreur qui suivit, amenant certains convives du banquet à en éliminer d’autres?»
Sources et bibliographie
(*) «Stalin : The Court of the Red Tsar», Simon Sebag Montefiore. Weidenfeld and Nicholson, 2003.
En version française : «La Cour du Tsar rouge», Simon Sebag Montefiore. Editions des Syrtes, 2005.
(**) Simon Sebag Montefiore est un historien britannique éduqué à Cambridge et spécialiste de le Russie. Son livre, traduit ,en 25 langues, a obtenu le British Book Award en 2004.
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Le XXème siècle, un siècle de fer et de sang
Jacques Trauman
Cet article a été initialement publié dans WUKALI le 20 novembre 2020
Saison 1
Staline
1/1 Une sympathique petite équipe
1/2 Un dîner qui finit mal
1/3 Le tribunal des flagrants délires
1/4 Une improbable rencontre
1/5 Un mélomane passionné
Saison 2
Hitler
2/1 Dans la tannière du diable
2/2 Le style c’est l’homme
2/3 Hitler chef de guerre
2/4 Le commencement de la fin
2/5Vingt-quatre heures avant l’apocalypse
Saison 3
Mao Zedong 毛泽东
3/1 La momie de Zhongnanhai
3/2 Mao et Staline
3/3 Dans la tannière de la louve
3/4 Guerre et Paix
3/5 Nous sommes informés de tout, nous ne savons rien