De l’importance de l’autrice et du titre de son œuvre ! Brillante universitaire, Sophie Rabau publie son premier roman Embrasser Maria, variation virtuose sur la vie fantasmée qu’aurait pu mener la Callas.
Ce n’est pas Pierre Bayard qui me renierait ! (Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Minuit, 2010 ; Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Minuit, 2007) Mais rassurez-vous, j’ai lu ce récit savoureux et drôle, l’ai tellement aimé qu’il m’a semblé ensuite très ardu de le chroniquer. Le paratexte était aguichant, le texte va droit au cœur.
Exo, fiction, exofiction
Théoricienne de la littérature, professeure de littérature générale et comparée à Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, faisant preuve d’érudition pour éclairer ses positions, Sophie Rabau a réussi le pari du passage délicat de la critique universitaire à la fiction en entraînant son lecteur dans un univers improbable qu’on suit pourtant avec une déconcertante facilité. Cependant, une mise en garde s’impose : si vous souhaitez en apprendre davantage sur la vie et la carrière de la Callas, passez votre chemin. Si vous êtes à cheval sur les conventions, idem. En revanche, si vous n’avez pas froid aux yeux, si vous êtes prêt à vous lancer dans une aventure digne d’un road-movie, chaussez vos lunettes et montez.
Sophia et Maria
La narration est assurée par Sophia, amie de Maria Callas dont aucun biographe n’a jamais mentionné la présence aux côtés de la diva. Elle s’adresse à un mystérieux visiteur dont on devine pourtant assez vite l’identité. Double du personnage public, – elle porte son véritable prénom – elle s’ingénie, connaissant « l’envers des mots et des photos » à remplir les blancs d’une histoire aux contours sans cesse mouvants.
Reprenant des épisodes célèbres, des concerts mémorables, l’autrice glisse sous la forme d’un palimpseste la version alternative proposée par Sophia. Ainsi les rencontres avec des personnages aussi hauts en couleurs que Bernstein, Aristote Onassis, Biki, sont-elles revisitées par le regard tendre et espiègle de la narratrice. Les figures qui traversent le texte s’apparentent à des fantômes tant leur matérialité se trouve effacée par la prégnance du duo formé par Maria et Sophia.
Déguisement et démesure
Maria n’est jamais là où on l’attend. Il s’agit de « doubler le mari » Meneghini, de se déguiser en cow-boy enfant pour braquer la pharmacie du père, de jouer ainsi avec les codes de l’identité jusqu’à mimer un amour familial inexistant : « Chez les Callas, c’était théâtre tous les jours sauf quand c’était relâche » et donner à Maria un fils putatif, Homèros. Les rôles incarnés par la diva sont donc à sa démesure : Médée, Tosca, dans un souffle épique presque jugulé par la malicieuse narratrice.
Sensations kaléidoscopiques
Pouvoir des sensations où Sophie Rabau parvient à restituer des sons (le rire de Maria, sa voix évidemment), des couleurs (ses vêtements notamment) dans une synesthésie maîtrisée : la robe verte que lui dessine Biki est magnifique « comme un accord de septième augmentée ». Pourtant, même la Divina s’efforcera de mener durant un temps une vie normale : entre diktat de la minceur et tentative de jouer la maîtresse de maison modèle. Jusqu’au jour où l’habit fût-il de scène craque.
Les fins de chapitres sont particulièrement réussies dans la mesure où l’affection de Sophia affleure de façon presque pudique. Après la catastrophe des réunions Tupperware, elle est soulagée : « Je n’aurais pas aimé que Maria Callas apprenne pour de bon à devenir une vraie femme ». Quel plus bel hommage que la dernière phrase du chapitre « Silence » : « Maria Callas, je l’aurais écoutée se taire pendant des heures ».
Pouvoir du mythe
Âgée de 95 ans dans le roman, Sophia joue le rôle du témoin qui donne à voir sa version de l’existence de la Callas. Le mythe peut continuer à se régénérer d’autant que la matière semble inépuisable. Par-delà nos propres limites, le récit de Sophie Rabau nous offre l’occasion de poursuivre notre propre voi.e.x, loin des sentiers battus, en toute indépendance, dans une mémoire de l’âme qui remonte des profondeurs de l’intime.
Sans jamais sombrer dans le ressassement ou la tristesse, les confidences de Sophia nous font découvrir une Maria virevoltante, prête à tout pour faire de sa vie un éternel spectacle, sans cacher non plus ses blessures les plus profondes. Le récit progresse au cours d’une intrigue savamment menée dont la matrice est là présente, tapie dans l’ombre dès l’incipit. Pour arriver à destination, les chemins sont parfois sinueux, souvent inattendus. Le road trip incognito à travers les États-Unis vaut vraiment le détour.
C’est bien l’espoir gai d’une vie rêvée qui jaillit de ce livre. L’écriture fluide et légère nous entraîne dans une sphère inimaginable pour cette personnalité médiatique que fut la Callas. Mais comme le répète Sophia, elle pouvait tout faire. Et Sophie Rabau de nous le rappeler avec force.
Embrasser Maria
Sophie Rabau
éditions Les Pérégrines. 18€.