Furtwängler devait beaucoup aimer Don Giovanni. Dans les sept années, durant lesquelles il fut invité au Festival de Salzbourg, il le dirigea douze fois, à raison de quatre fois par an durant les dernières années.
Il commença en 1950 avec Tito Gobbi dans le rôle titre, Josef Greindl en commandeur, Ljuba Welitsch ou Annelies Kupper en Donna Anna, Elisabeth Schwarzkopf ou Esther Réthy en Donna Elvira, Anton Dermota en Don Ottavio, Erich Kunz en Leporello, Alfred Poell en Mazetto et Irmgard Seefried en Zerlina. Il le reprit en refondant le plateau vocal en 1953 avec Cesare Siepi en Don Giovanni, Otto Edelmann en Leporello, Elisabeth Schwarzkopf en Donna Elvira, Elisabeth Grümmer en Donna Anna, Anton Dermota en Don Ottavio, Raffaele Arié en Commandeur, Walter Berry en Mazetto et Erna Berger, en Zerlina. Et il fixa l’opéra encore en 1954 avec la même distribution, modifié uniquement par le Commandeur de Deszö Ernster. Si chacune de ses représentations fut enregistrée pour en faire un disque, il existe également une version filmée cette même année avec Lisa della Casa dans le rôle de Dona Elvira.
Son orchestre amène une humeur sombre dès l’ouverture, occasionnant hélas une courte lourdeur durant les crescendos -descrendos, lourdeur vite oubliée cependant à la levée de rideau. Tandis que les instruments viennent à la vie en juxtaposant le sombre de l’ouverture avec l’humour du monologue initial, sans jointure grâce à la musicalité de l’orchestre, la mise en scène situe l’action au temps de la rédaction de l’oeuvre avec un décor et des costumes d’époque.
Le premier habitué du Festival de Salzbourg, Otto Edelmann, amuse dès son entrée, ne serait-ce que par la manière dont il répète no no no. Il charme en singeant son maitre comme dans l’air du catalogue et avec sa frousse durant les scènes d’accusation. Le lyrisme de son baryton, sachant être grave et comique, confère une profondeur au rôle et une veine humoristique au drame. Rien d’étonnant qu’avec des qualités pareilles, il parvienne à être un Baron Ochs de référence.
L’habitué suivant du Festival de Salzbourg, Cesare Siepi incarne un Don Giovanni superbe, ivre de ses conquêtes jusqu’à l’inconscience. Sa basse, au panache et au lyrisme n’ayant rien à envier à ceux de Del Monaco, se fait mielleuse et insistante avec Zerlina, claire et précise dans la scène du balcon ou menaçante et légère avec Leporello sans jamais perdre son naturel. Erich Kleiber utilisera ses qualités pour le futé de son Figaro, et Joseph Krips pour la joyeuse venimosité de son Don Giovanni à lui.
Et leur entente fonctionne à merveille ; l’un révélant l’autre comme les faces de la monnaie avec laquelle ils commercent.
Lisa Della Casa réussit face à eux l’alliage parfait du tranchant et du touchant avec sa Dona Elvira. Elle ne vient donc jamais à être marmoréenne comme la Schwarzkopf ou mégère comme il serait facile de la rendre à force de rompre dans le jeu de séducteur. Elle reste émouvante au contraire, parce qu’amoureuse encore, comme elle se l’avoue lorsqu’elle se croit seule, et confère de la sympathie à son personnage avec un soprano léger fluide, claire et comme en un souffle. Le soprano mozartien s’élève sans effort avec elle à un sommet dont on ne soupçonnait pas l’humanité digne.
Elisabeth Grummer, dont les enregistrements devraient être plus ré-édités parmi ceux de cette génération d’or à laquelle Furtwängler offre la scène, chante une Dona Anna forte bien que brisée. Sa voix laisse entendre une fêlure sous-jacente à son inflexible vengeance, douleur qui sortira en reconnaissant son violeur en Don Giovanni. Son soprano dramatique en épais velours avance une parallèle sombre à la clarté de Don Elvira. Dona Anna, qui a souffert dans son corps contrairement à Dona Elvira, a probablement une tessiture plus grave que sa consoeur à cause de cela.
Don Octavio, interprété par Anton Dermota dont on attendra longtemps le feutré suave de ténor léger lyrique, se fait tendre et caressant presque féminin à côté de la quasi masculine Donna Anna.
L’autre couple avec Erna Berger en Zerlina et Walter Berry en Mazetto charme avec sa joyeuse candeur sans ingéniosité. Leur psychologie apparait vite, en un manque de fermeté pour Zerlina et une jalousie exagérée pour Mazetto, avec Don Giovanni. Il suffit nonobstant d’entendre le « Bati, bati, o bel Mazetto » de Zerlina pour lui succomber comme Mazetto. On aura déjà apprécié sa colorature acidulée avec son air introductif et lors du « la ci dorem la mano » et on continuera de le faire jusqu’aux scènes finales durant lesquelles sa résistance arrive enfin. A ses côtés, Walter Berry sait, avec sa basse chantante de léger velours, exagérer sans déroger à son rôle. Menacé, ridiculisé et battu par Don Giovanni sans jamais en devenir bête, Walter Berry le rend digne. Après tout, il saisit comme Leporello le danger du beau-parleur.
Quant à la base profonde de Desno Ernster, on ne comprend pas pourquoi le festival le bouda autant. Humain dans son propos et intransigeant dans son chant , il fond les deux aspects de l’oeuvre pour conclure le drame.
En plus de leurs qualités, aucun des interprètes ne mange sur ses confrères. Ils rendent ainsi leurs ensembles vocaux, -du duo au sextet -aussi harmonieux que des musiques de chambre. Ils semblent même donner une seconde jeunesse au chef, qui hélas s’éteindra pourtant quelques mois plus tard. Outre la sélection et la direction idéale des chanteurs, Furtwängler tient les deux aspects de l’oeuvre, la noirceur et la joie, en un équilibre parfait. Beaucoup de chefs ultérieurs insisteront plus volontiers sur l’évidente noirceur de cet opéra ; d’autres plus rares éclaireront sa joie pour souligner la vénénosité de l’enjôleur. Encore plus clair-semés et courageux son ceux qui suivent cette crête périlleuse, où les deux opposés de l’oeuvre, la lumière et les ténèbres, s’unissent. Les amateurs reviennent souvent à cette version canonique de Don Giovanni, tant pour le plaisir de la réflexion, que celui des oreilles.
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