Pour résumer Don Giovanni de Mozart un tel opéra, l’on pourrait dire lestement qu’il s’agit d’un aristocrate voulant coucher avec toutes les femmes rencontrées sur sa route sans égard d’âge, de classe sociale et surtout de consentement, et au grand scandale des couples autour de lui. Ce faisant vous pourriez cependant croire que je veuille vous parler des Noces de Figaro, et vous n’auriez pas tort ! Effectivement, Les Noces dénoncent le droit de cuissage, et donc conséquemment celui qui en use. Don Giovanni, opéra tout aussi célèbre, va plus loin encore, en suivant le prédateur sexuel sans autre prétexte que lui-même. Autant la libido du comte est fatiguée d’obligations et de péripéties, autant celle de Don Giovanni agresse librement et de plein fouet chaque femme autour de lui
Nul doute qu’aussi déchainé que son confrère, le comte Almaviva deviendrait un autre Don Giovanni. Contrairement aux Noces où, les libidos de chacun évoluant au cours du drame, les couples se nouent en fonction de l’âge, de la classe sociale et avec le consentement des protagonistes, ceux dans lesquels Don Giovanni intervient sont déjà constitués. Leur univers serait donc équilibré sans lui. Il n’y pénètre d’ailleurs que par la force et la manipulation. Ce faisant, il révèle les inclinaisons des personnages, comme la distance affective de Dona Anna vis-à-vis de Don Octavio, la jalousie outrée de Mazetto ou le caractère volage de Zerlina. Il devrait lui-même, être en couple avec Dona Elvira, s’il ne l’était pas déjà. Il paye même Leporello pour le garder à ses cotés
Le spectateur reconnait ainsi en cet homme qui attaque des femmes fiancées et qui laisse à son valet la seule femme célibataire de l’opéra, une homosexualité latente. S’il n’est pas précisé dans le catalogue tenu par Leporello des anciennes victimes de son maître, qu’elles aient toutes été sur le chemin du mariage, il est permis de s’imaginer que certaines s’y avançaient.
On retrouvera cette attirance pour la femme accouplée chez Eugème Onéguine dans l’affection subite d’Onéguine pour Katia devenue femme mariée ou dans l’intérêt du Baron Ochs pour Sophie dans le Chevalier à la rose, grâce à la dote de son père, par exemple.
La mise en action des mécanismes psychologiques d’auto-préservation par un homme d’un haut statut social est la définition même de l’abus de pouvoir, et en deçà de celle-ci, celle du viol. Elle oblige ses victimes à suivre les désirs de leurs agresseurs pour rester en vie. Au lieu donc de montrer l’exemple d’un homme qui, surmontant ses blessures narcissiques, son orgueil pour le dire en des termes d’époque, pour incarner un idéal christique, comme Titus dans La Clémence de Titus, Mozart et Da Ponte exposent son opposé. Un homme qui se sert des faiblesses de son entourage pour assouvir ses faims. De ce fait, ils retournent, pour ne pas dire pervertissent, l’opéra seria. Ce n’est sans doute pas un hasard si les librettistes de ces opéras, étaient des prêtres, l’un jusqu’à sa mort, Métastase et l’autre jusqu’à se défroque, Da Ponte.
La relation entre Don Giovanni et Leporello, unique maître et valet de l’opéra, suit un motif récurrent chez Mozart ; celui du double. Leur gémellité apparait dès la scène initiale avec la fuite de Don Giovanni loin de son forfait, tandis que Leporello se cache. Elle confine à la fusion au coeur de l’opéra. A ce moment-là, Don Giovanni demande à échanger vêtements et identités avec son valet pour séduire une soubrette. Leporello occupera Dona Elvira à sa place durant ce temps. La supercherie tiendra une après-midi jusqu’à ce que Leporello se fasse démasquer et punir pour son maître.
Le spectateur aura également noté cette commune lâcheté chez Don Giovanni, qui attaque ses victimes en l’absence de leurs conjoints, essaie de les violer en cas de refus et fuit le mariage par lui promis, comme chez Leporello, qui, bien que critiquant son maître, profite de ses fourberies, ne démissionne jamais et note ses conquêtes dans un répertoire.
Ce motif qui pointait dans Bastien et Bastienne et qui structurera jusqu’à La Flûte enchantée, montre ici comme dans les Noces, que les statuts sociaux sont pour Mozart des déguisements interchangeables, contrairement aux identités qu’ils recouvrent. Il indique aussi le cœur du drame. Si la comtesse Almaviva et Suzanne échangent des parures, c’est qu’elles sont l’enjeu des Noces. Il en va de même avec Don Giovanni, dans son opéra éponyme.
L’entourage de Don Giovanni, contrairement à celui du comte Almaviva, est dans la réaction. Il ne peut que le gêner sans l’arrêter, comme Dona Anna et Don Octavio, rester ferme comme Mazetto et lui demander de se repentir, comme Donna Elvira. Quant à Don Giovanni, lui peut frapper qui il veut. Et s’il moleste Mazetto qui reconnait le danger Don Giovanni dans sa jalousie, tout comme Leporello le faisait dans sa lâcheté, ce n’est que sous l’apparence de son valet. Ne pouvant frapper son double, puisque cela reviendrait à se frapper lui-même, il frappe le double de son double. L’acmé de la confrontation entre Don Giovanni et de ceux qui l’entourent, se déroule ainsi sous le masque de la mort, qui est aussi celui du commandeur. Commandeur qui cumule les attitudes et demandes de chacun des protagonistes.
La rencontre avec le commandeur a lieu dans un cimetière. La mort se mêle enfin au jeu du séducteur et commence, sans qu’il s’en aperçoive, à lui faire revenir ses conséquences au visage. Don Giovanni entre à son tour dans la réaction. Comble du sacrilège, pour celui qui s’attaquait déjà à l’institution sacrée du mariage, il dérange le sommeil des morts. Une force supérieure s’incarne devant lui pour le punir enfin. Dans son inconscience orgueilleuse, il l’invite à dîner, donc à partager l’un de ses péchés.
La statue du commandeur (dont la froideur évoque l’enfer de Dante), sa rigidité contrecarre les projets du séducteur et sa venue terrifie ceux qui le rencontre, aussi incarne-t-il le retour de la loi refoulée par le tourbillon ivre de Don Giovanni. Sa fermeté tenant de celle de Mazetto et son offre de repentance rappelant celle de Dona Elvira, ostracisent Don Giovanni en un lieu où les habitants ont comme lui commis au moins un péché capital, l’enfer pour le nommer, et donc le tue. Don Giovanni est lui-même inviter à dîner, et accepte, sachant ce que cela implique. Pour reprendre l’expression de Pierre Jean Jouve, pour un tel pécheur, la mort est une apothéose. Il va à la mort dans la pleine conscience de son inconscience. La morale est sanctifiée avec le commandeur. Originellement père de Dona Anna, il est envoyé par dieu afin de punir l’orgueilleux. Elle n’était qu’humaine, la voilà divinisée, comme le Christ. On retrouve ici le parallèle avec l’opéra séria.
Contrairement aux Noces laissant entrevoir avec son équilibre final une paix sociale, la fin de Don Giovanni est incertaine. Dona Anna repousse son mariage avec Don Octavio d’un an. L’aime-t-elle vraiment après tout ? Leporello est au chômage. Dona Elvira va au couvent. Seuls Mazetto et Zerlina renouent, bien qu’ayant subi eux aussi l’acide de Don Giovanni.
Cependant cet opéra, le plus sombre de Mozart, est pourtant habité par une joie sans égale. Du titre au sous-titre en passant par sa structure et l’organisation des personnages, la binarité charpente cet opéra, tout comme les Noces et Cosi fan tutte. Au de là du motif du double, dont il est une manifestation, c’est elle le socle de l’univers lyrique mozartien. Ainsi Don Giovanni, qui débute par une mort et qui finit par une autre, est ainsi marqué d’airs semblables aux mêmes endroits de chacun des deux actes. En deçà de cette symétrie, les oppositions comme celles de Don Giovanni avec son entourage, et les complémentarités comme celle de Don Giovanni avec Leporello, alimentent son récit.. La symétrie ne lève pourtant jamais l’antagonisme entre ses éléments, mais leur donne un espace d’échange, comme elle le fait pour le libretto et la musique. L’opéra finit sans conclure, et s’il y a dialectique, elle est inachevée. Il n’y a pas de mariage dans les Noces et celui de Dona Anna et de Don Octavio est reporté. Pour autant, cet équilibre, tend vers un horizon, un après. L’amour de Figaro avec Suzanne est sauf, Figaro ayant reconnu Suzanne à l’expression nue de son identité, sa voix. Et Mazetto et Zerlina renouent dans Don Giovanni. Ils deviennent adultes, en acceptant de dépasser leurs instincts délétères. Voilà tout.
Et puis et puis, il y a surtout cette musique…!
Cette musique, qui utilise une science de pointe avec une telle aisance que l’auditeur ne s’en rend jamais compte. Pour le dire avec les mots du grand Artur Schnabel, elle est trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes.
Cette musique, grave et enjouée dans un même élan, comme la vie, est selon l’expression de Nietzsche, profonde par excès de légèreté. Beethoven, qui fut son élève, Richard Strauss dans Salomé, le Chevalier à la rose ou Cappricio par exemple, voire même bien entendu Rossini dans Le Barbier de Séville, se sont nourris de sa riche simplicité. Pour ne pas citer aussi Tchaikovsky ou Offenbach qui lui garderont une admiration constante toute leur vie.
Cette musique dépasse les obstacles qu’elle rencontre, comme la vie. Elle semble dire les mots de Zarastro, faits pour Don Giovanni, les rayons du soleil évincent la nuit, anéantissent le pouvoir mensonger de l’hypocrite. Elle exprime cette confiance indéfectible que l’on doit à la vie, pour reprendre un autre admirateur, Sacha Guitry. L’auditeur avance gaiment avec elle, en sachant ses difficultés passagères.
Comme le dirait le même Sacha Guitry: « Faisons un rêve » et reprenons. La libido du personnage central est autant châtiée que fatiguée, tandis que celles des personnages secondaires trouvent leurs correspondances. La fin est donc heureuse. C’est une thèse autant qu’un opéra bouffa. C’est Les Noces de Figaro. La libido du personnage central, libérée de contraintes et de barrières, agresse les personnages secondaires. C’est même son antithèse, et c’est un drama giocoso. C’est Don Giovanni. La synthèse viendra avec Cosi fan tutte, qui tient des deux. Comme sa fin n’est pas trop malheureuse, cela sera un opera bouffa.
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Illustration de l’entête: Le Baiser dérobé (1787). Jean-Honoré Fragonard. Huile sur toile 41,1/54,8cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg