L’insupportable agression de la Russie contre l’Ukraine se combine avec le fait que le pays attaqué témoigne d’un rapport pour le moins problématique avec son passé. L’histoire de sa construction nationale et sa mémoire trouée de la Shoah violentent parfois la mémoire juive. Boris Czerny, professeur à l’université de Caen, dans une article publié le 24 mai dans la revue K et que nous avons sélectionné pour notre revue de presse, revient sur la place accordée à la Shoah en Ukraine et s’interroge sur ce qu’elle signifie dans le débat concernant la perspective de son éventuelle intégration à l’Union européenne.
Dans son documentaire, Slava Ukraini, sorti le 22 février 2023, soit un an jour pour jour après le début de la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, le philosophe Bernard-Henri Lévy montre le combat des soldats ukrainiens, se battant selon lui non seulement pour leur patrie, mais aussi pour la victoire à l’est des valeurs humanistes et démocratiques qui constituent l’assisse des sociétés occidentales, et européennes tout particulièrement. Pour Bernard-Henri Lévy, qui pour tourner son film s’est rendu auprès des militaires à Kiev, Kharkiv, Izioum, Bahkmout, Sloviansk, Lyman ou Odessa, « l’heure commande (à l’Occident) de livrer plus d’armes à l’Ukraine afin de mener jusqu’à la capitulation un maitre terroriste, (Poutine) qui nous menace tous. » Une victoire de Poutine signifierait la victoire d’une idéologie extrémiste basée sur la force et la violence antidémocratique.
Tout en reconnaissant la responsabilité de Poutine dans la guerre qui oppose aujourd’hui la Russie à l’Ukraine, l’avocat Arno Klarsfeld, en réponse au film de Bernard-Henri Lévy, fustigeait quelques jours plus tard la responsabilité de l’OTAN dans le conflit et appelait l’Ukraine à faire un retour sur son passé. Il se référait en particulier à la réhabilitation en Ukraine de l’homme politique et chef de de l’organisation des nationalistes ukrainiens, OUN-B, Stepan Bandera, qui collabora avec l’Allemagne hitlérienne dans l’espoir de fonder une Ukraine indépendante et fut directement impliqué, lui et ses hommes, dans les massacres de milliers de Juifs. Toujours selon Klarsfeld, contrairement aux affirmations de « certains », l’Ukraine devrait opérer un tri dans le choix de ses héros nationaux, et le soutien apporté par l’Otan et l’Union Européenne à l’Ukraine devait être reconsidéré à l’aune du danger d’une troisième guerre mondiale mais aussi de la glorification en Ukraine de criminels de guerre ayant participé aux massacres de milliers de Juifs[1].
Dans leur discours, Bernard-Henri Lévy et Arno Klarsfeld soulignent le rôle et la place de l’Europe. Pour le premier, Bernard-Henri Lévy, cette dernière a un devoir vis-à-vis de l’Ukraine : celui de la défendre face au danger totalitaire et antidémocratique que représente la Russie. L’Union Européenne doit considérer l’Ukraine comme un rempart face à la Russie et, dès lors, l’intégrer dans la communauté des pays européens. Arno Klarsfeld, quant à lui, estime que l’Otan et les États-Unis ont leur part de responsabilité dans le conflit Russo-Ukrainien et qu’une Ukraine glorifiant des génocidaires n’a pas sa place dans l’Union Européenne[2]. À L’instar de l’historien britannique Tony Judt, Klarsfeld estime que la reconnaissance de la participation d’un État, l’Ukraine en l’occurrence, dans l’extermination des Juifs est le « ticket d’entrée (indispensable) dans l’Europe moderne et l’Union Européenne.[3] »
La Shoah occupe une certaine place dans le débat. Elle est centrale pour Arno Klarsfeld, elle est annexe pour Bernard-Henri Lévy qui est prêt à signer un blanc-seing à l’Ukraine. Cette place sous-tend une certaine conception de l’Europe en tant qu’union de nations porteuses de valeurs libérales. Afin d’apporter des éléments de réponses à la façon dont l’Ukraine incarne ou non ces valeurs, il semble important de revenir sur la place accordée à la Shoah en Ukraine aujourd’hui et d’exposer dans quelle mesure la connaissance superficielle de l’extermination des Juifs et du rôle tenu par les nationalistes ukrainiens dans ce processus fait écho aux positions en ce domaine de de la Pologne.
L’inclusion de Bandera dans le récit national ukrainien
Dans son combat contre la Russie, le pouvoir ukrainien a lancé une importante campagne de propagande nationaliste afin de fédérer le peuple autour de l’idée de la défense de la terre ukrainienne, de son passé, de son histoire, de sa culture et de sa langue. Et pour cause, dès le début du conflit, le gouvernement russe a développé une propagande anti-ukrainienne qui eut pour effet, en Ukraine, d’exacerber en réaction un fort sentiment nationaliste. L’argumentaire russe est basé principalement sur la négation de l’existence même d’une nation ukrainienne et la nécessité de corriger une erreur de l’histoire, à savoir la formation et l’existence d’une Ukraine indépendante en 1991. Les revendications des nationalistes ukrainiens, toujours selon le pouvoir poutinien, s’inscrivent dans le prolongement de la politique de collaboration avec les nazis menée pendant la Seconde guerre mondiale par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN-B) dont un des principaux chefs de fil fut Stepan Bandera. « L’opération militaire spéciale » a aussi du point de vue russe, une dimension messianique. Il n’est pas question uniquement de la préservation de territoires habités par des sujets parlant russe, comme le Donbass, mais de sauver l’Europe de la résurgence du nazisme en Europe et de la décadence morale rongeant les démocraties occidentales.
En réaction à cette entreprise de négation de l’existence d’une nation ukrainienne menée par la Russie, les Ukrainiens et leurs dirigeants au plus haut niveau de l’État ont développé une propagande dirigée contre Poutine, mais aussi contre l’ensemble de la population russe qualifiée de « rochiste » – contraction de « Russe » et de « raciste » – ainsi que contre la culture et la langue russes. Ce processus de rejet du « monde russe » s’est accompagné d’une réévaluation des figures héroïques structurant l’histoire de la nation ukrainienne et représentatives de la culture ukrainienne dans son ensemble.
Selon une étude sur les « marqueurs idéologiques de la guerre » publiée par l’institut de sondage ukrainien Ratin, la popularité du chef de file de l’Organisation des nationalistes ukrainiens est passée de 22% en 2012 à 74% aujourd’hui. Dans les faits, le dédouanement de Bandera et des autres dirigeants pronazis ukrainiens de leur compromission avec les autorités nazies a commencé bien avant le 24 février 2022 et le début de la guerre. Au cours de ses années de présence à la tête de l’État ukrainien, de 2005 à 2010, Viktor Iouchtchenko a initié une campagne de réhabilitation des figures du nationalisme ukrainien en leur délivrant le titre de héros de l’Ukraine. Cette décision s’inscrivait dans un processus de structuration d’un récit national se démarquant de celui de Moscou, et s’opposant à lui également dans le domaine linguistique et de l’utilisation du russe. Le nationalisme linguistique visant à imposer l’ukrainien au détriment du russe, y compris dans les régions traditionnellement russophones, s’est concrétisé au cours de ces dernières années par une vaste campagne de « dérussification ». Tout dernièrement, une loi sur la « garantie de l’utilisation de l’Ukrainien en tant que langue nationale de l’État ukrainien » est entrée en vigueur, obligeant les médias ukrainiens à publier en ukrainien tout texte rédigé à l’origine dans une langue étrangère. Cette disposition ne concerne cependant pas l’anglais, ni toutes les langues officielles pratiquées dans les pays de l’Union Européenne ainsi que la langue des Tatars de Crimée et autres idiomes parlés sur le territoire de l’Ukraine. Elle s’applique en revanche pour le russe[4].
Cette tendance vers une « ukrainisation » culturelle entrainant le rejet du russe, « ukrainisation » dont Petro Poroshenko, l’adversaire politique de Zelensky lors des élections présidentielles de 2019, avait fait la ligne directrice de sa politique, est devenue avec la guerre un puissant mouvement de fond. Les déclarations faites en 2014 par Zelensky sur la nécessité de laisser aux populations russophones de Crimée et du Donbass la possibilité de pratiquer le russe, semblent aujourd’hui dépassées. Tout dernièrement, le 22 avril 2023, Zelensky a interdit l’attribution aux rues et autres sites géographiques des noms faisant l’apologie de la politique impérialiste russe[5]. Cette interdiction arrive après celle sur la limitation de la diffusion de musique russe par les médias ou dans les lieux publics et l’interdiction de la vente de livres, revues et journaux provenant de Russie, de Biélorussie ainsi que des territoires occupés de l’Ukraine.
Outre la réhabilitation des nationalistes ukrainiens et d’autres personnalités au passé douteux, comme le métropolite André Cheptytsky, la composition de ce narratif est passé en 2006 par la reconnaissance officielle comme génocide de l’Holodomor, « l’extermination par la faim » organisée par le pouvoir soviétique de Staline entre 1932 et 1933 et qui fut responsable de la mort de millions d’ukrainiens. En 2007, dans un discours prononcé à la Knesset, le président Ioutchtchenko appelait déjà les députés et les dirigeants israéliens à reconnaitre l’Holodomor comme un génocide, comparable à celui commis par les nazis à l’égard de la population juive. L’Assemblée nationale française a pour sa part adopté, le 29 mars dernier, une résolution reconnaissant l’Holodomor comme génocide, alors que les historiens restent divisés sur cette question. Certains estiment en effet que la paysannerie soviétique dans son ensemble était concernée par la politique de Staline et non pas spécialement ou uniquement le peuple ukrainien.
La question du statut de génocide attribué à cette campagne d’assassinat de masse par la faim et la confiscation des récoltes, pose la question de la coexistence de deux génocides dans l’historiographie ukrainienne et la structuration d’un récit national généralement élaboré à partir d’une base d’invariants que sont un hymne, une culture populaire (le folklore), une langue, un territoire, des héros épiques, des victoires, mais aussi une tragédie suscitant à la fois une soif de revanche et un sentiment de fierté.
Comme le relève l’historienne Anna Medvedovska dans sa thèse en ukrainien consacrée à la place de la Shoah dans l’opinion publique ukrainienne entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle, le refus de certains historiens ukrainiens, en Ukraine même et dans l’émigration, d’examiner de manière critique le rôle du mouvement nationaliste dans l’extermination des Juifs conduit bien souvent à l’oblitération de la tragédie juive et tsigane (ce peuple sans mémoire écrite témoignant de son extermination n’est généralement pas mentionné), et à sa substitution par celle subie par les Ukrainiens. Anna Medvedovska mentionne pour preuve les titres des nombreuses publications se référant à « l’Holocauste oublié », ou à « l’Holocauste ukrainien », ainsi que le projet d’écriture d’une étude sur l’Holodomor qui prendrait pour modèle l’ouvrage de Raul Hilberg sur la destruction des Juifs d’Europe. Dans le même temps, les affirmations sur la participation d’un grand nombre de membres du NKVD d’origine juive dans l’application du plan de famine organisée en Ukraine permet de déplacer le curseur et de faire des Juifs les bourreaux et des Ukrainiens les victimes.
L’étude de cette inversion des rôles est au centre du livre de l’historien israélo-américain Omer Bartov sur la disparition des traces de la présence juive en Galicie. Au cours de son périple en Galicie au début des années 2000, Bartov releva l’omniprésence dans le paysage mémoriel des monuments à la gloire du mouvement nationaliste en général et de Bandera tout particulièrement, et l’absence des Juifs et de références à leur présence passée dans cette partie de l’Ukraine occidentale[6]. Absents ou peu représentés dans le paysage matériel, les Juifs et la Shoah ne constituent pas un thème majeur de la recherche universitaire et académique ukrainienne. La revue de référence Ukraïnskij ìstorichnij zhurnal n’a, à ce jour, publié qu’un nombre très limité d’articles sur la Shoah et la présence juive en Ukraine.
La compréhension de la structuration du récit national ukrainien, notamment depuis son indépendance, ne saurait pour autant se limiter à une lecture simpliste faisant des Ukrainiens actuels les descendants des nationalistes antisémites d’hier. Selon le journaliste du Monde, Thomas d’Istria, Bandera et les symboles nationalistes ne seraient aujourd’hui, dans le contexte de la guerre, que des « emblèmes décalés » maniés avec ironie par la jeunesse ukrainienne sur les réseaux sociaux afin de mieux détourner la propagande russe qualifiant les ukrainiens de bandéristes[7]. Les Ukrainiens seraient en quelque sorte « bandéristes » par provocation et défi. L’explication peut paraître spécieuse. Elle est pourtant la seule acceptable à moins de faire crédit aux discours de Poutine justifiant la guerre contre l’Ukraine par la nécessité de « dénazifier » ce pays. Car l’Ukraine n’est pas un pays nazi, mais un pays démocratique aspirant à rejoindre l’Union Européenne, un pays où les élections se déroulent librement et où la liberté d’expression est réelle. Mais surtout, ces dernières années une certaine volonté d’opérer un travail de mémoire sur le passé, notamment sur la période de l’occupation allemande s’est manifestée en Ukraine.
La place de la mémoire juive dans le paysage ukrainien : des lieux de mémoire décalés
Depuis 2012, le 27 janvier est devenu la « Journée des génocides et de la prévention des crimes contre l’Humanité ». Le 29 septembre est marqué, quant à lui, par des manifestations sur le site de Babi Yar, même si cette date n’est pas officiellement inscrite dans le calendrier ukrainien. Les médias ont également participé à faire connaitre au public ukrainien les différents aspects de la période sous occupation allemande. Ainsi en juin 2016 la chaine de télévision ukrainienne 3S TV a consacré une émission de sa série « Choix idéologique » aux revendications nationales ukrainiennes durant la Seconde guerre mondiale et à la participation des nationalistes ukrainiens dans l’extermination des Juifs. Dans le même ordre d’idée, toujours en 2016, la chaine de télévision ukrainienne ZIK a invité l’historien Tomasz Gross à exposer sa conception de la collaboration et à discuter dans quelle mesure son approche de la Shoah en Pologne pouvait s’appliquer à l’Ukraine. Enfin et peut-être surtout, les nombreux monuments aux victimes juives, monuments dressés à partir de 1991, inscrivent la Shoah dans le paysage ukrainien, même si la focalisation sur l’existence de lieux de mémoire a quelque peu occulté les questions du partage de cette mémoire.
Les termes de « conflit » et de « compétition » sont justes, même si tous les « compétiteurs » ne se situent pas sur la même ligne de départ et ne concourent pas avec le même équipement. La mémoire ne peut pas en effet trouver un prolongement similaire dans le présent pour des Ukrainiens, des Juifs et des Roms, quand bien même chacun de ces groupes disposerait de monuments rappelant l’extermination d’un nombre important des siens durant la Seconde Guerre mondiale. La Shoah a définitivement détruit le caractère protéiforme de la vie juive en Ukraine et en URSS dont Kiev était encore dans les années 1930, une place forte. La presse et les maisons d’édition faisaient preuve d’un grand dynamisme et les nombreuses écoles, les clubs, étaient autant de témoignages d’une vie juive intense qui ont été fermés sous la pression du pouvoir soviétique avant le début de la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, faute de liens entre la société et la synagogue, les Juifs sont condamnés à porter seuls leur mémoire. En dépit de leur nombre relativement important, s’élevant en 2016, selon les données du congrès juif mondial, entre 56 000 et 140 000, ils ne forment plus un ensemble susceptible de générer de réelles perspectives d’avenir et de constituer un milieu propice au renouvellement artistique et culturel et donc de « vivre » un héritage mémoriel qui a bien du mal à acquérir une certaine visibilité au-delà des limites des centres communautaires et du cercle restreint de chercheurs.
Le cas de Babi Yar, ce ravin où les 29 et 30 septembre 1941 plus de 30 000 Juifs furent exterminés par les nazis, et où, par la suite, furent également assassinés des tsiganes et d’autres membres de la population ukrainienne, comme des miliciens nationalistes ainsi que des résistants communistes, a été l’objet de nombreuses études, aussi bien en Occident qu’en Ukraine. À Babi Yar un premier monument fut érigé en 1976. Après la chute de l’URSS, en 1991, près d’une trentaine de monuments furent édifiés à la mémoire des tsiganes et des nationalistes ukrainiens, des prêtres orthodoxes ainsi qu’à la résistante Tetiana Markus ou aux joueurs de football qui affrontèrent pendant la guerre une équipe allemande. Cette mosaïque de monuments, comme l’écrit Lisa Vanné dans K.[8] en citant Barbara Martin « laisse libre jeu à une pluralité de mémoires, qui se livrent à une compétition dont l’enjeu est l’appropriation d’un espace aussi bien symbolique que physique.[9]» Toujours selon Lisa Vapné « aujourd’hui, ce n’est plus l’absence de monuments commémorant ces morts qui questionne, mais plutôt la conflictualité autour des derniers projets qui ont été proposés, et en particulier le tout dernier, l’ambitieux projet dévoilé à partir de 2016 du Babi Yar Holocaust Center (BYHMC). »
Deux ouvrages récents, publiés respectivement en Israël et en Ukraine, contiennent le recensement des monuments érigés à la mémoire des victimes de la Shoah. Le premier concerne les stèles et autres monuments érigés à l’époque soviétique, en marge des autorités, par des survivants des communautés juives [10]. Mettant à mal une opinion largement répandue sur le silence et la passivité des Juifs soviétiques face à l’élaboration d’un narratif officiel ignorant le sort des victimes civiles pendant la Seconde guerre mondiale et tout particulièrement celui des Juifs, l’auteur, Arkady Zelster, montre que sur les 2600 sites de massacres répertoriés, 773 comportent un monument dédié aux victimes juives. Leur érection fut le fait d’initiatives privées et des communautés juives qui organisaient des collectes de fonds à cette fin. Leur nombre varia selon les époques et les postures des autorités locales face aux requêtes de commémoration provenant des communautés juives. Le premier temps fort, de la libération des territoires occupés à la montée de la lutte contre les « cosmopolites » en 1947, fut marqué par d’importantes démonstrations de recueillement collectifs, comme à Babi Yar, qui ne débouchèrent pas toujours sur l’érection de monuments.
La deuxième période, celle des années du redoux khrouchtchévien, se caractérisa par une relative libéralisation et un renouveau identitaire chez les Juifs soviétiques dont un certain nombre se lancèrent dans le combat pour la liberté d’émigrer et la reconnaissance de la Shoah. Ils furent rejoints dans leur action par des intellectuels russes non juifs, le cas le plus connu étant la rédaction du poème Babi Yar par Evgueni Evtouchenko dans les années 1960 et la composition de la Treizième symphonie par Dmitri Chostakovitch. Après la guerre des six jours en 1967 et jusqu’au début de la Perestroïka, à la fin des années 1980, l’édification de monuments comportant l’indication des origines juives des victimes fut très rare et, au contraire, certains épitaphes « ethniques » ou symboles juifs, comme des étoiles de David, furent effacés des stèles.
L’accès à l’indépendance en 1991 mit un terme à l’entreprise d’invisibilisation volontaire de l’identité des victimes civiles (juives) de la Shoah. Comme le montre un ouvrage publié récemment, dans les années 1990 et au début des années 2000 de nombreux monuments portant l’indication des origines juives furent érigés sur l’ensemble du territoire ukrainien[11]. En dépit de certains défauts (notamment des régions non étudiées), ce livre propose un panorama intéressant des nombreux lieux de mémoire qui ont vu le jour ces dernières années comme à Dnipro, par exemple. Cette ville située à l’est de l’Ukraine qui porta successivement les noms de Iekaterinoslav à l’époque tsariste et de Dniepropetrovsk entre 1926 et 2016, est un centre traditionnel de la vie juive en Ukraine. Située dans les limites de la Zone de résidence, elle abritait une communauté juive importante représentant près de 35% de la population totale de la ville selon le recensement de 1897. Dans les années 1920-1930, la cité attira vers elle un nombre important de Juifs désireux de s’investir dans l’édification du communisme. En raison de la présence d’une industrie lourde et d’entreprises relevant du complexe militaro-stratégique, Dnipro était à l’époque soviétique une ville « fermée » et interdite par conséquent aux étrangers, mais les conditions de vie et d’approvisionnement étaient supérieures à celles de nombreuses autres villes en URSS.
Dans cette ville, comme à Kiev, le paysage mémoriel est brouillé par la présence de plusieurs monuments dédiés aux « victimes de la barbarie nazie ». Comme à Kiev également, pendant toute la période soviétique, aucun signe ou inscription n’indiquait l’origine juive de la majorité des victimes et tout particulièrement des 10 000 hommes, femmes et enfants qui furent assassinés le 13 octobre 1941. Il fallut attendre le début du XXIe siècle et, plus précisément 2001, pour que soit érigée une stèle en granite noir comportant des textes en ukrainien et en hébreu et ornée de Tables de la Loi et de motifs floraux. La décision de dédier un monument aux victimes juives fut le fait de la communauté juive de Dnipro. Grâce à des financements et des dons d’hommes d’affaires locaux d’origine juive, en 2012, la principale synagogue de la ville fut restaurée, un imposant centre communautaire, le Menorah, un centre d’étude, Tkuma, et un musée, le premier musée dédié uniquement à la Shoah en Ukraine, virent le jour. Ce tableau pourrait apparaitre comme la preuve manifeste de l’inscription de la Shoah et plus largement de la communauté juive dans le paysage, au sens propre, de l’Ukraine, si ces différentes réalisations ne relevaient pas seulement d’initiatives privées, juives, sans réelle interaction avec le domaine publique, l’État et les milieux non juifs. Selon les conclusions d’une étude menée en 2004, étude concernant des travaux menés sur la Shoah par des étudiants de différentes grandes villes (Lviv, Poltava, Kharkiv) les connaissances sur les massacres des Juifs se différenciaient selon les régions, chacune d’entre elle ayant sa propre « histoire ». L’auteur de cette étude dégageait néanmoins comme caractéristique commune à l’ensemble des étudiants leur détachement vis-à-vis de la Shoah qu’ils considéraient dans leur majorité comme une tragédie juive et uniquement juive. La plupart ne faisait aucune mention des pogroms, de la collaboration avec les nazis ni même de l’aide apportée par des non-Juifs à des Juifs pour les sauver de la mort. Leurs connaissances des relations entre Juifs et Ukrainiens étaient extrêmement limitées[12]. Dix ans plus tard, une autre historienne, Viktoria Sukovata établit le même constat et rappelle qu’il n’existe pas dans les universités ukrainiennes de chaires d’études sur la Shoah et que ce sujet n’est pas abordé dans les programmes scolaires et universitaires[13].
L’Ukraine dans les pas de la Pologne ?
Depuis le début du conflit, des voix à Kiev et dans les capitales européennes se sont fait entendre en faveur d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union Européenne. Cet appel a raisonné de manière particulièrement forte à Varsovie. La Pologne fournit une aide militaire et humanitaire très importante à l’Ukraine et elle accueille sur son sol de nombreux Ukrainiens en exil. Limitrophe de l’Ukraine, la Pologne la considère comme un important rempart contre une possible invasion de son sol par l’armée russe et les deux pays partagent une histoire commune marquée par une domination russe débutant à l’époque du règne de Catherine II à la fin du XVIIIe siècle et prenant fin en 1989 avec le succès de Solidarność pour la Pologne, et en 1991 pour l’Ukraine. L’Ukraine comme la Pologne font partie des « terres de sang », selon la formulation utilisée par l’historien Thimoty Snyder pour désigner ce territoire où, entre 1933 et 1945, près de 14 millions de civils ont été tués par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne.
Les deux nations, l’Ukraine et la Pologne, suivent des parcours historiques présentant de nombreuses similitudes, suffisamment nombreuses pour envisager un avenir commun dans l’Union Européenne. À ce titre il est légitime de se demander si Kiev, qui n’a encore que le statut de candidat à l’Union Européenne, statut obtenu grâce à de nombreux partenaires et en tout premier lieu celui de Varsovie, n’épousera pas une conception « polonaise » de l’Europe basée sur le caractère spécifique de chaque nation. Cette vision s’oppose à celle d’autres pays fondateurs de l’Union Européenne pour lesquels l’Europe est appréhendée en tant que communauté supérieure transcendant les différences culturelles et civilisationnelles.
Afin d’apporter des éléments de réponse, nous recourrons à la notion de paratopie qui est utilisée dans le domaine médicale et en linguistique. En médecine, la paratopie désigne un déplacement, tel une luxation, une hernie. D’après Dominique Mainguenau, la localité paratopique n’est pas l’absence de lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation qui vient de l’impossibilité de se stabiliser et peut, à ce titre être assimilée à une « faille », « une césure » permettant d’appréhender le réel.
L’examen de la situation politique en Pologne, montre que la connaissance de la Shoah et la reconnaissance de la responsabilité nationale dans l’extermination des Juifs et des représentants d’autres nationalités nationales, comme les Roms, ont une valeur paratopique au sens où elles permettent d’appréhender une réalité dépassant largement le seul cadre juif et le domaine historique et se rapportant notamment à une certaine conception de la nation.
Les participants du colloque qui s’est tenu en février 2019 à l’École des hautes études en sciences sociales, colloque consacré à la « nouvelle écolo polonaise d’histoire de la Shoah », se souviennent du chahut provoqué par des personnes se présentant comme des représentants de l’Église polonaise et du club d’un hebdomadaire polonais de la droite nationaliste et catholique, Gazeta Polska. Se réclamant avec véhémence du véritable patriotisme polonais, ces personnes contestaient les interrogations sur la participation des Polonais à la Shoah. Ces manifestations haineuses furent relayées par des organes de presse en Pologne et la télévision publique afficha lors d’un journal du soir les photographies de quatre des participants polonais, Jan Gross, Barbara Engelking, Jacek Meociak, Jan Grabowski, comme autant des traitres à la patrie polonaise. Ces attaques menées contre « la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah » étudiant les zones grises de la compromission polonaise avec les nazis s’inscrivaient dans le contexte de l’avènement en Pologne d’un pouvoir nationaliste et conservateur qui avait promulgué en 2018 une loi menaçant les chercheurs portant « atteinte à l’image de la Pologne ». Sous l’effet des protestations internationales, la loi fut retirée par la suite pour sa partie pénale, mais elle resta en vigueur au civil. Cette loi qui ramenait l’historiographie polonaise à une écriture héroïque et « saine » de la résistance polonaise, « la plus puissante d’Europe » s’accompagna également de la mise en place d’une législation allant à l’encontre d’une politique libérale et se concrétisa entre autres par la restriction du droit à l’avortement, l’érosion de l’indépendance de la justice ou l’instauration en 2019 dans une centaine de localités de « zones anti-lgbt ».
La victoire aux élections législatives de la même année du parti Droit et Justice (Pis), au pouvoir sans discontinuer depuis sept ans, plaça la Pologne dans une situation ambigüe par rapport à l’Union Européenne. À l’international, le Pis fut un des principaux acteurs de la refondation du groupe de Visegrád (V4) – qui existait depuis 1993 – avec la Hongrie de Viktor Orban, la République tchèque et la Slovaquie[14]. Depuis, ce groupe a pris des positions s’opposant à la Commission européenne sur des questions relatives à l’accueil des réfugiés, et plus généralement sur la question du caractère non prépondérants, selon eux, des principes européens libéraux par rapport aux valeurs chrétiennes de l’Europe. En Pologne même, la réforme de l’Éducation présentée en janvier 2022, réforme conduisant à une forte centralisation du système d’éducation et au remplacement des cours d’instruction civique par des cours d’histoire conformes à la vision du Pis, fut portée par le Ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieure, Przemyslaw Czarne, réputé pour sa proximité avec les milieux catholiques fondamentalistes. Ses propos sur la nécessité de défendre la famille contre les dépravations sexuelles et les milieux LGBT ne se distinguent pas des propos de Poutine sur le monde occidental décadent.
Ce discours nationaliste et conservateur est en inadéquation avec les promesses faites par la Pologne, lors de son entrée dans l’Union Européenne, dans le domaine du respect des droits des minorités.
Bernard-Henri Lévy ou Arno Klarsfled ?
Devons-nous nous engager sans hésitation dans les pas de Bernard-Henri Lévy avec la certitude que le sort de l’Europe et du monde libre se joue à Bakhmout et Lugansk ? Il est évident qu’une victoire de la Russie offrirait à Poutine l’opportunité d’étendre sa pression totalitaire au-delà des frontières de la fédération de Russie. Elle priverait l’Ukraine de son droit à l’indépendance et les Ukrainiens de la liberté de décider de leur présent et de leur avenir. Ceci étant dit, les objections d’Arno Klarsfeld ne peuvent pas laisser indifférentes toutes les personnes, juives et non-juives, sensibles à la tragédie des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Le choix, même ironique et décalé, si tant est qu’il le soit, de Bandera comme figure nationale et l’utilisation de signes rappelant les symboles nazis, sont au mieux de mauvais goût, au pire l’expression cynique d’une méconnaissance volontaire de l’histoire. Mais ce débat ne se limite pas à la Shoah et à son interprétation, même si elle demeure le révélateur absolu de la conception des rapports à l’Autre, de l’acceptation des différences nationales, culturelles et linguistiques. À ce titre, le bannissement du russe dans certains établissements d’enseignement supérieur, comme l’université Mohyla de Kiev, la réduction drastique de diffusion de musique russe dans l’espace publique et l’interdiction d’importation de livres publiés en Russie apparaissent comme autant de signaux du basculement de l’Ukraine vers un nationalisme culturel. Un blanc-seing donné à Kiev dans le cadre de sa demande d’adhésion à l’Union Européenne aurait d’importantes conséquences sur la conception que les pays déjà membres de l’Union Européenne souhaitent, à l’avenir, donner à leur union. Deux voies sont possibles. L’Union pourrait continuer à se développer en tant qu’association de pays liés entre eux par des liens toujours plus étroits, régulés par des principes moraux ayant émergé après la Shoah qui seraient imposés à Kiev comme préalables à son intégration. L’Union européenne pourrait aussi devenir un groupement de pays aux cultures différentes unies essentiellement par une peur légitime commune de la Russie.
Boris Czerny
Article paru dans la Revue K
Boris Czerny est professeur à l’université de Caen. Ses recherches portent en particulier sur le monde juif en Russie (XIXe et XXe siècle)
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Illustration de l’entête: Mon pays. Issachar Ber Ryback. Ville avec synagogue
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