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Entretien avec Olivier Penin, titulaire du grand orgue de Sainte Clotilde à Paris

par Jean-François Pestureau

Qu’est-ce qu’un orgue symphonique ?

Olivier Penin est titulaire depuis 2004 du grand-orgue de la basilique Sainte Clotilde, à Paris, tribune à laquelle se sont succédés de prestigieux prédécesseurs tels, entre autres, Gabriel Pierné, Charles Tournemire, Jean Langlais ou encore Jacques Taddei. Mais le lieu a surtout été rendu célèbre par son titulaire de 1857 à 1890, le compositeur César Franck (1822-1890) aidé du non moins célèbre organier Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899) lesquels, par leur collaboration, ont élargi le spectre du sonore vers un nouveau genre d’instrument et de composition : l’orgue symphonique. La publication en ce début d’année 2023, sous le label Brilliant classics, de son intégrale de César Franck enregistrée sur l’instrument du Maître est l’occasion d’éclairer quelque peu cette énigmatique notion d’orgue symphonique.

Grand orgue Cavaillé-Coll de la basilique Sainte-Clotilde de Paris

Olivier Penin, comment comprendre qu’un instrument, solo par définition, puisse prétendre à sinon égaler, du moins évoquer l’orchestre ?

L’idée est que, dans l’opposition traditionnelle de l’orgue français et de l’orgue allemand, Cavaillé-Coll a cherché, dans l’histoire de l’orgue français, à renouveler profondément l’instrument en se fixant pour but, notamment, d’imiter l’orchestre symphonique de Berlioz et de faire sonner l’orgue différemment grâce à de nouveaux dispositifs visant à de nouvelles sonorités plus proches de l’orchestre, comme par exemple des flûtes harmoniques.

Une flûte harmonique est un tuyau au son chaleureux. Cavaillé-Coll peut-il en être tenu pour l’inventeur ? 

Cavaillé-Coll n’a pas tout inventé, mais a repris ce qui existait déjà en le poussant à son paroxysme. Ainsi, les gambes sont beaucoup plus charnues, les anches vont sonner différemment, toutes les familles de jeux sont repensées et accompagnées de ce grand apport qu’est la boîte expressive, dont Cavaillé-Coll n’est pas l’inventeur, mais qu’il développe et qui consiste à enfermer des tuyaux dans une boîte munie de volets qu’on peut ouvrir ou plus ou moins fermer. Ce qu’il dit, c’est qu’il a repensé tous les tuyaux, toute l’harmonisation de l’instrument pour qu’elle se rapproche de celle d’un orchestre, avec comme point omega l’orchestre de Berlioz. L’orgue symphonique sonne ainsi plus proche de l’orchestre que ne le fait l’orgue allemand de l’époque.

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Quel est en définitive l’apport de Cavaillé-Coll ?

À la fois tout et rien. Les flûtes harmoniques, les gambes existaient avant mais par l’harmonisation qu’il apporte, Cavaillé-Coll les fait sonner différemment. Le son d’une flûte de Cavaillé-Coll n’a rien à voir avec celui d’une flûte d’orgue classique français, harmonisé par exemple par François-Henri Clicquot, un siècle auparavant.

En quoi consiste alors l’harmonisation qui semble être à l’origine de la pensée de Cavaillé-Coll ?

Si on prend l’exemple d’un bois brut comparé à un bois travaillé, l’harmonisation consistera, de la même façon, à tailler, à polir, à travailler le tuyau pour en obtenir un son particulier. Une montre Cavaillé-Coll sonnera très différemment d’une montre allemande Silbermann. La famille des jeux de fonds de Cavaillé-Coll vise à approcher le son des violons de l’orchestre par la façon dont la matière et la forme des tuyaux sont travaillées.

Mais alors, l’orgue symphonique permet-il encore de jouer le répertoire baroque, et Jean-Sébastien Bach évidemment ?

Le principe est qu’un Cavaillé-Coll n’est pas fait pour jouer Bach. On y a donc renoncé pendant des décennies. Ce qui est dommage car cela revient à s’interdire de croiser deux génies : celui de la composition et celui de la facture. Bach avait son facteur d’orgue, Gottfried Silbermann. Gigout, Franck, Guilmant, Saint-Saëns avaient le leur, Cavaillé-Coll. La sortie de cette impasse – ne pas jouer de musique baroque sur un orgue symphonique – est de renoncer à jouer Bach sur un Cavaillé-Coll en essayant d’imiter l’orgue allemand. Cela ne sonnera jamais de la même manière. On peut, au contraire, tenter de penser l’œuvre avec les caractéristiques du Cavaillé-Coll, ce qui donne un éclairage totalement nouveau, tant pour des œuvres originales que pour des transcriptions. C’est ainsi, par exemple, que la chaconne pour violon seul BWV 1004, a été transcrite à l’orgue par H. Messerer, ou encore que la sinfonia de la cantate BWV 29 l’a été par Marcel Dupré. J’en ai fait les enregistrements qui sont sur Youtube.

Tout repose alors sur la façon dont l’organiste envisage de jouer une pièce baroque sur un instrument symphonique…

Il s’agit de retrouver le génie, par exemple, de Bach et de l’éclairer par celui de Cavaillé-Coll. Le défi est le même que jouer Bach au piano : être au service de l’atemporalité du génie du compositeur.

Et restituer la polyphonie des sons de l’orchestre…

Paradoxalement, l’orgue symphonique est beaucoup moins polyphonique que l’orgue allemand. C’est plutôt cet aspect massif qu’a l’orchestre que Cavaillé-Coll a essayé d’atteindre, cette espèce de puissance très ronde, l’ampleur de l’orchestre très ronde, très chaude mais beaucoup moins claire que ce que sonne un orgue allemand.

À la même époque, les compositeurs, conformément à l’air du temps, proposent des œuvres dites romantiques. Sur un orgue symphonique, la facture de Cavaillé-Coll permet des ajustements de son beaucoup plus fins, notamment et surtout grâce à la fameuse boîte expressive dont les volets permettent de modeler finement l’intensité. L’organiste symphonique peut-il, si on peut dire, se faire ainsi plus romantique que le compositeur romantique en employant des moyens expressifs que ce dernier n’avait pas à disposition ?

Les deux sont liés. L’orgue symphonique permet précisément la musique romantique au sens expressif. Par exemple, les compositeurs indiquent des crescendi, mais l’interprète peut les adapter pour en restituer le romantisme plus finement. Dans le cas de mon intégrale Franck, les partitions indiquent de sa main des ajouts de jeux, mais en cherchant à rendre l’esprit de Franck, je n’ai quasiment jamais mis les jeux dans l’ordre qu’il commande.

Pourtant, il composait sur ce même instrument de Sainte-Clotilde…

Oui, mais pour garder son objectif d’un crescendo très progressif, on peut, tout en restant dans cet esprit, essayer de proposer quelque chose d’encore plus progressif, de plus étendu que ce qu’il pouvait proposer à l’époque, et allant bien au-delà de ce qui est écrit.

Passons si vous le voulez bien, à un compositeur du XXème siècle, aux œuvres très personnelles : Olivier Messiaen. Peut-on le jouer à Sainte-Clotilde ?

Oui. Le Cavaillé-Coll d’aujourd’hui reste un Cavaillé-Coll, mais a été modifié. On a deux instruments en un : un instrument néo-symphonique bénéficiant des derniers ajouts de la facture moderne. Mais, sur le Cavaillé-Coll originel, on ne pourra pas jouer Messiaen.

Alors qu’entend-on par orgue néo-symphonique ?

Olivier Penin
CD-Album César Franck. Les 12 pièces.
Orgue Cavaillé-Coll de la Basilique Sainte-Clotilde de Paris
3CD. Brillant Classics. 25€

C’est un instrument auquel on a rajouté encore plus de jeux et notamment le grand apport du XXème siècle qu’est le combinateur permettant de préprogrammer des combinaisons de couleurs et de les introduire d’un clic, notamment avec le pied. On peut rajouter jeu par jeu – il y en a plus de soixante-dix à Sainte Clotilde – et composer son crescendo par paliers successifs. Ce qui permet d’aller encore plus loin dans l’expression symphonique.

L’avez-vous tenté dans votre enregistrement ?

La musique de Franck est sous le poids de deux paradoxes. Le premier est qu’il existe une tradition orale gigantesque qui pèse sur son interprétation : de multiples interprètes ont chacun leur vérité, qui n’est pas celle des autres. Le second paradoxe est que le monde de l’orgue s’accorde à reconnaître que Franck était plus musicien qu’organiste – pour reprendre l’expression de Michel Bouvard, titulaire du Cavaillé-Coll de Saint-Sernin de Toulouse – mais que, pour autant, les organistes jouent sa musique d’orgue différemment de tous les autres instrumentistes, c’est-à-dire en ne phrasant pas du tout de la même manière que les pianistes, la musique de chambre ou la musique d’orchestre. Ce que j’ai tenté d’apporter, c’est de restituer le Franck mélodiste, ce que l’on perçoit assez rarement. On sait que Franck était un pianiste virtuose et que, pour autant, on entend très peu l’aspect pianistique de son œuvre. C’est ce que j’ai essayé de rendre, en tentant de décloisonner et de donner non pas une énième intégrale d’orgue de César Franck – il en existe de nombreuses, dont beaucoup d’admirables – mais de sa musique écrite pour orgue. Sans faire de séparation entre sa musique pour piano ou pour orchestre de chambre, etc., en insistant sur ce côté mélodiste, sur la façon différente de phraser, de respirer pour jouer le Franck musicien, par-delà le Franck organiste.

Ce qui voudrait dire que vous avez essayé de vous faire le moins organiste possible…

Pas le moins organiste, mais le plus musicien possible. 

Pour finir, pourriez-vous nous donner une illustration ?

Prenons la pièce intitulée Final. Outre la question de son tempo, très débattue, le Final est généralement interprété legato. J’ai choisi, à l’inverse, de le jouer comme des fanfares de Liège, très tonitruant, très détaché, sur un tempo rapide. L’idée, pour résumer, est d’y mettre beaucoup de relief. Ce qui me paraît correspondre à l’esprit du Franck musicien.

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Entretien réalisé pour WUKALI le 18 avril 2023 en la basilique Sainte-Clotilde de Paris par J.F Pestureau

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