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Rachmaninov par Nicolaï Lugansky, écoute et analyse

par Pétra Wauters

Nous sommes à mi-parcours du festival ce samedi 5 août. L’aventure pour les mélomanes se poursuit avec l’un des rares artistes dont la maîtrise technique de l’instrument est presque secondaire par rapport à sa créativité et son envie de plonger au cœur de l’œuvre. Et quand on vous dira que Rachmaninov, son compositeur fétiche est au programme de la soirée, vous comprendrez que le compositeur et le pianiste ne font plus qu’un. Nicolaï Lugansky incarne Rachmaninov.


Le programme lui est tout consacré : 
Rachmaninov : Moments musicaux opus 16 n°1, 2, 3 et 4
Rachmaninov : Sonate n°2 en si bémol mineur opus 36 (version N. Lugansky)
Rachmaninov : Études-tableaux opus 39 n°4, 5, 6 et 8  
Rachmaninov : Préludes opus 32 n°5, 6, 9, 10, 12 et 13

Voilà un autre pianiste introverti. S’il ne l’est pas de la même manière qu’Alexandre Kantorow,  Nikolaï Lugansky semble lui aussi être sur sa réserve. Encore un pianiste attachant, aussi génial et que modeste. On l’applaudit déjà à tout rompre, aussi sans plus attendre, il s’installe à son piano. Et là, métamorphose ! Il se lance dans les moments musicaux opus 16, n°1, 2, 3, 4 et la transformation s’opère. Il se livre corps et âme et entre dans sa musique avec une puissance inouïe, mais avec aussi une finesse et un touché remarquables.  Il communie avec Rachmaninov,  et  on ressent profondément sa complicité avec cette musique intemporelle.

Extrait du concert enregistré le 18 octobre 2018 à l’Auditorium de la Maison de la Radio. France Musique

Ces moments musicaux sont d’une nature confidentielle, secrète, et l’approche du pianiste justement colle parfaitement aux couleurs sombres de l’œuvre. Moments Musicaux et Les préludes de la fin du récital donnent largement l’occasion au pianiste d’explorer le « côté obscur » de Rachmaninov. On aime tout du programme de ce samedi 5 août, un choix pertinent qui nous promène dans différentes époques du compositeur, l’un des plus grands représentants de la musique classique russe assurément. Tout est bien pensé dans ce récital, jusqu’aux bis,  pas moins de trois, absolument divins.  On le savait généreux, Lugansky.

Olécio partenaire de Wukali

Kreilser/Rachmaninov : Liebesleid
Rachmaninov : 10 Préludes, Op.23 N°7 en Do mineur
Tchaïkovski/Rachmaninov : Berceuse, Op. 16 N°1 

Une berceuse, peut-être pour nous dire qu’il est temps de rentrer, le pianiste la main sur le cœur pour un dernier salut.

Nikolaï Lugansky Festival international de piano de La Roque d'Anthéron 2023. SergueÏ Rachmaninov
NikolaÏ Lugansky. La Roque d’Anthéron, 5 août 2023. ©Valentine Chauvin

Mais revenons avant l’entracte pour une immersion dans La sonate n°2 en si bémol mineur opus 36, version Nicolaï Lugansky. Nous rentrons plus que jamais dans le domaine privé de Lugansky. Avec de la douceur, et de la force, une déferlante de notes nous laisse comme magnétisés. Pour ceux qui ont la chance de voir ses mains depuis les gradins, et nous en sommes, elles sont multiples, se démultiplient sur le clavier. S’y ajoute un effet miroir sur le pupître et nous clignons des yeux pour ne rien perdre du spectacle. Nikolaï Lugansky nous propose sa vision très personnelle de la sonate, considérée comme l’un des monuments du répertoire, avec des défis techniques incroyables et des couleurs si intenses. Que d’émotions transmises ce soir-là. Le jeu de Lugansky est fait de détails délicats, d’inflexions rythmiques qui justement ajoutent à l’émotion et à la tension du propos.  Une pépite parmi tant d’autres :  Non allegro de la sonate. On savoure la limpidité du mouvement lent mais tout est superbe dans cette partition.  

Les Etudes tableaux offertes après l’entracte sont redoutables à exécuter. Tout est question d’atmosphères, ces jeux d’ombres et de lumières qui sont aussi importantes en peinture qu’en musique, truffées de non-dits. 

Études-Tableaux op. 39 représente la perfection. On entend chaque note, on les ressent même « physiquement ». Elles vibrent en nous. Par moment légères,  elles se font soudain lourdes, pesantes, quand l’intensité dramatique atteint des sommets. Cela fait du bien, un sentiment de plénitude se glisse dans le magnifique prélude n°10, et on aime aussi le brouillement et le tumulte du prélude n° 5. C’est tout Rachmaninov avec son univers poétique et exaltant que le pianiste façonne à son image. Il le modèle, sans le brutaliser, sans prendre le pouvoir sur l’œuvre. En termes de puissance dramatique, difficile d’imaginer une musique plus efficace, du premier thème très lyrique, jusqu’à la fin où l’on est emporté dans un élan vertigineux…

Il y a d’autres pianistes russes qui font résonner l’âme russe, mais en cette année anniversaire, Nikolaï Lugansky est évidemment l’un des pianistes qui pouvait le mieux rendre un vibrant hommage à Sergueï Rachmaninov. Il est vrai qu’il a souvent enregistré ces partitions, c’est pour cela aussi que le pianiste peut se révéler complétement dans cette musique. Mais il y a bien autre chose chez ce pianiste extra-ordinaire. Quelque chose qui nous emmène loin et la scène de La Roque d’Anthéron est devenue, le temps d’un récital, l’antre du compositeur Rachmaninov. 

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