Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
Jean Racine, Phèdre (1677)
Il paraîtra peut-être audacieux, voire pédant, d’emprunter quelques vers à Racine concernant un personnage mythique, pour évoquer le destin singulier de Maria Callas. La célèbre cantatrice conquit, à la fin des années 1950, un statut de soprano assoluta. Pour les mélomanes, les critiques spécialisés et la presse « people», elle était tout simplement « la Callas», preuve qu’elle occupait une place singulière, primus inter pares, dans le monde lyrique. Cette cantatrice ne ressemblait à aucune autre de ses rivales. Elle transcenda, grâce à sa voix exceptionnelle et ses qualités de tragédienne, les conventions alors en usage dans l’opéra, au point qu’aucune de ses consœurs, jusqu’à aujourd’hui, n’a pu la remplacer.
Elle vécut les dernières années de sa vie, volontairement recluse dans son appartement parisien, au numéro 36 de la rue Georges Mandel, sis non loin des rives de la Seine. L’occultation de sa présence physique la transfigura, avant même qu’elle ne meure, en une sorte de déesse, inaccessible autant qu’omniprésente, pour ses plus fervents adorateurs dont elle hantait la mémoire. Elle demeure encore, une référence lyrique absolue. Comme le proclame l’héroïne de Tosca, dont elle a laissé, à la scène comme au disque, un témoignage d’une incandescence inégalée à ce jour, elle vécut « d’art et d’amour ». Quand elle eut perdu sa voix et son amant, le désespoir la brisa. Les circonstances de sa mort, précoce et inexpliquée, achevèrent sa métamorphose en une figure mythique de l’art lyrique.
Nul n’oserait aujourd’hui discuter l’apport qui a été celui de Maria Callas dans l’évolution de l’art du chant, au mitan du XXe siècle. Elle en a bousculé les codes désuets, dépoussiéré les interprétations routinières et mis en valeur, grâce à une stricte lecture des partitions, le génie propre à chacun des compositeurs dont elle a chanté les œuvres. Tel un médium, elle sut pénétrer l’esprit de chacune d’elles. Elle rendit ainsi accessibles, aux auditeurs du présent, ces œuvres du passé. C’est pourquoi la Callas occupe, dans l’histoire du chant du XXe siècle, une place que nulle autre soprano n’a pu lui ravir à ce jour.
La formation vocale de la jeune Maria ne fut pas toujours très orthodoxe, mais elle fut précoce. Fille cadette d’immigrés grecs installés à Manhattan peu avant sa naissance, elle y voit le jour, le 2 décembre 1923. Sa mère, qui espérait un garçon ne cacha guère sa déception et sa préférence pour sa fille aînée dont Maria Callas dira qu’elle « était mince, belle et attirante », contrairement à elle-même qui se voit comme « un vilain petit canard, grosse, maladroite et mal-aimée. » Elle ajoute : « Il est cruel pour un enfant de ressentir qu’il est laid et non désiré…». Rare aveu d’une blessure intime qui la poussera, peut-être, pour justifier son existence, à toujours chercher un chemin d’excellence dans sa carrière lyrique. Passionnée d’opéra, cette mère peu chaleureuse, fait donner des cours de piano et de chant à sa fille aînée et bientôt à la cadette qui manifeste de l’intérêt pour la musique. En 1936, les parents s’étant séparés, la mère de famille retourne, avec ses deux filles, en Grèce. La jeune Maria entre alors au Conservatoire National Grec, en 1937. Sa voix, au timbre sombre et qui s’étend presque sur trois octaves avec puissance, incite ses professeurs à lui faire travailler les rôles de soprano dramatique, alors qu’elle pense être une contralto. Bientôt, en 1938, elle interprète, dans un récital public, un extrait de Tosca, avant de se produire, l’année suivante, dans une production d’étudiants, dans le rôle de Santuzza, l’héroïne de la Cavalleria Rusticana de Mascagni. Elle a alors 15 ans.
L’adolescente, mal dans sa peau, obèse, avouera plus tard : « Quand je chantais, je sentais que j’étais vraiment aimée. […] Alors chanter est progressivement devenu le remède à mon complexe d’infériorité. » Là est sans doute la clef non seulement de sa vocation mais de la façon dont elle va mener sa carrière en s’imposant d’aller toujours plus loin. Elle se laissera mourir quand elle ne pourra plus chanter.
Au Conservatoire d’Athènes, la jeune Callas rencontre celle qu’elle considéra toujours comme son seul et vénéré mentor, la cantatrice espagnole, Elvira de Hidalgo (1891-1980), avec laquelle elle restera liée sa vie durant. Cette chanteuse avait ressuscité, à la fin du XIXe siècle, les œuvres de Rossini, Bellini, Donizetti, dont on avait perdu, après le triomphe du vérisme, les clefs de leur interprétation. La jeune Maria acquiert, auprès de ce professeur, une technique vocale belcantiste, alors négligée par les chanteurs voulant briller dans les œuvres véristes à la mode. À l’opposé, la jeune Callas travaille la souplesse de la ligne vocale, agrémentée d’ornementations sur toute l’étendue de la tessiture. Cette pratique frappe d’autant plus l’auditeur de Maria Callas, que cette dernière n’a pas la voix frêle et le timbre lumineux des coloratures aux voix plus légères. Douée d’une excellente oreille et d’une mémoire infaillible, elle retenait, après une ou deux auditions, les airs et paroles de morceaux de variétés, entendus à la radio. C’est une facilité qui la servira dans sa brève et intense carrière. Son public, surpris par cette voix « extra ordinaire », se scinde bientôt en deux camps : celui des admirateurs idolâtres, et celui des détracteurs, vent debout contre ce phénomène.
Elle entre au Conservatoire d’Athènes, à 15 ans, pour travailler le répertoire de mezzo-soprano. Il y a donc une hésitation entre deux tessitures qui se paiera, à la fin de sa carrière lyrique, par un vibrato tenace dans les aigus.
Très tôt, la jeune Callas se produit en public : en 1941, à Athènes, elle chante, sur la scène de l’Opéra, le rôle de Pallas dans le Boccace de Franz von Suppé et, en 1942 celui du rôle titre de sa première Tosca . Elle n’a pas encore 19 ans. Cette audace est suicidaire car la jeune chanteuse s’investit corps et âme dans ses prestations sur scène, comme elle le fera pendant toute sa carrière. Engagée à l’Opéra d’Athènes, elle assume des prises de rôles importants, jusqu’à son renvoi du théâtre, à la fin de la guerre, car on lui reproche d’avoir trop chanté pour les occupants du pays vaincu. Elle rejoint alors son père à New-York où elle continue à se produire sur scène. Preuve de l’intérêt qu’elle suscite, le chef d’orchestre italien Tullio Serafin l’invite pour chanter La Gioconda de Ponchielli, à Vérone, en 1947.
Sur le plan privé, elle épouse, le 21 avril 1949, à 25 ans, Gianbattista Meneghini, un entrepreneur dans la fabrication de briques, passionné d’opéra. Maria n’est pas encore la femme élégante et séduisante qu’elle deviendra bientôt : elle souffre d’une forte myopie qui gêne ses déplacements sur scène, au point qu’elle doit compter ses pas pour être sûre d’être à son exacte place. Cela lui vaut également quelques déconvenues : un soir au salut final, seule devant le rideau baissé, elle ramasse les fleurs que lui lance le public, pour les brandir en signe de remerciement, sans se rendre compte que l’un de ces bouquets, jeté par un perfide détracteur, est constitué de navets. Elle souffre toujours par ailleurs d’une obésité qui dessert ses prestations scéniques.
Cependant, sa voix exceptionnelle fait oublier cette apparence peu flatteuse. Bientôt, tous les théâtres lyriques l’invitent. En avril 1950, elle fait ses débuts à la Scala de Milan dans Aida, en remplaçant Renata Tebaldi (1922-2004), son exacte contemporaine, tombée malade. Cette dernière, jusque-là considérée comme la meilleure interprète du rôle-titre, se sent menacée par la nouvelle venue. Elle voit son étoile pâlir tandis que la Callas réussit à s’imposer sur toutes les scènes internationales. La Tebaldi en souffrit au point de ne même plus pouvoir prononcer le nom de sa rivale. Elle ne la désignait que par une sorte d’euphémisme, « l’autre chanteuse » qui cachait mal sa douleur d’avoir perdu son statut de « prima donna assoluta”. La Callas de son côté parcourt le monde, assumant des rôles très différents : en juillet 1950, elle chante, à Mexico Le Trouvère de Verdi ; en décembre, à Rome, Le Turc en Italie de Rossini. Elle ne se soucie guère alors des écarts dangereux qu’elle impose à sa voix. Désormais, toutes les grandes salles d’opéras européens la sollicitent.
Les Français se souviennent de ses débuts officiels à Paris, le 19 décembre 1958. Une soirée de gala est organisée à l’Opéra Garnier (Cliquer pour video) en présence du Président de la République française, René Coty, à la veille de quitter sa fonction politique, au profit de son successeur, récemment élu, le Général de Gaulle. La soirée rameute les aficionados du lyrique comme les célébrités du cinéma et du Tout Paris, désireux d’être là où il faut être vus.
Le succès de Callas tient autant à ses exceptionnelles capacités vocales qu’à son talent de tragédienne (Cliquer: La Tosca 1956). Dans cette osmose parfaite entre la cantatrice et l’actrice réside toute la nouveauté de son apport essentiel à l’art lyrique du XXe siècle.
Poursuivie par les paparazzis qui dénoncent ses supposés caprices de diva et étalent, en première page de la presse à scandales, ses querelles avec les institutions lyriques, elle devient une « idole » qui mobilise les Unes de tous les journaux, même les plus éloignés du monde lyrique. Des gens qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle d’opéra, vont acheter un petit 45 tours, paru en France chez Pathé-Marconi, où l’on trouvait sur une face le grand air de Mimi, au premier acte de La Bohème de Puccini, et sur l’autre, celui du grand air de Butterfly. Si le succès de la cantatrice s’amplifie, sa vie privée se transforme : elle semble vouloir se libérer de la stricte discipline qu’elle s’imposait jusque-là et devient une personne à part entière du « jet set » et la proie des médias, notamment pour tout ce qui touche à sa vie privée.
Mais le premier secret que l’on cherche à percer, est celui de sa transformation physique. Les rumeurs les plus folles ont couru pour expliquer comment la jeune chanteuse, boudinée et peu gracieuse, s’est soudain transformée en une belle femme élancée, séduisante et élégante pour tout dire. Sa perte de poids spectaculaire – une trentaine de kilos, en quelques mois -, reste mystérieuse : a-t-elle avalé volontairement un ver solitaire comme on l’a prétendu ? Elle n’a jamais rien révélé.
La réponse se trouve peut-être, partiellement, dans un changement psychologique. Jusqu’à présent, elle n’a vécu que pour son art. En 1949, elle avait épousé donc, un homme d’affaires intelligent par ailleurs un fou d’opéra. Le mariage a lieu en 1959. Meneghini apporte à sa femme la sécurité matérielle et l’appui d’un homme aimant. Il quitte ses affaires pour devenir son agent. Désormais, la Callas, comme on l’appelle à présent, peut choisir ce qu’elle veut chanter et en quel lieu. Plus préoccupantes pour le mélomane, sont les défaillances vocales que la cantatrice va connaître dès lors et qui seraient la conséquence de cet amaigrissement radical. Il ne pouvait en effet qu’affaiblir la structure musculaire sur laquelle repose la force du souffle d’un chanteur d’opéra.
À ces considérations médicales vont s’ajouter le bouleversement de sa vie privée après sa rencontres avec le très riche armateur grec, Aristote Onassis. Ce dernier avait invité le couple Meneghini pour une croisière en mer, sur son yacht, le Christina O, en juillet 1959. La petite fille si disciplinée, la cantatrice si perfectionniste s’abandonnent alors aux plaisirs d’une vie de loisirs. Surtout elle succombe aux attentions que lui manifeste l’armateur grec pour lequel elle constitue un trophée pour conforter son image d’homme d’affaires auquel rien ne résiste, pas même la femme la plus célèbre du monde lyrique. Cette croisière va mettre fin au mariage de la Callas et, pour un bonne part, à sa carrière qui l’avait transfigurée en une déesse du monde lyrique intouchable. La douleur d’une fausse-couche (à moins qu’il ne s’agisse d’un avortement imposé par Onassis), les infidélités de ce dernier transforment le rêve d’amour en une douloureuse désillusion pour la cantatrice. Elle subit l’humiliation de voir l’homme en qui elle a placé toute sa foi, la rejeter pour épouser la veuve de Kennedy, en 1968. Cette rupture amoureuse brutale se paiera au prix fort pour la cantatrice : celui d’une dépression qui entraînera rapidement la ruine totale de sa voix.
Ses années de gloire sont étonnamment brèves et sont étroitement liées au travail de mise en scène de Luchino Visconti qui magnifie la personne même de la cantatrice et offre un encadrement visuel exceptionnel à la musique et au chant. On entre de plain pied dans un univers onirique grâce au génie vocal de la cantatrice. Ce seront, à la Scala de Milan, les représentations de La Vestale de Spontini (1954), La Somnanbula de Bellini (1955 et 1957), La traviata de Verdi (1955 et 1956), Anna Bolena de Donizetti (1957 et 1958), Iphigénie en Tauride de Gluck (1957).
Ces représentations sont consubstantielles à la naissance du mythe Callas et ne se reproduiront plus. La cantatrice s’éloigne des fées bienfaisantes pour s’abandonner à un démon, Aristote Onassis.
Sa dernière apparition sur scène, sera pour Londres, dans Tosca en juin 1963. La voix bouge terriblement. Elle se taira bientôt définitivement. On ne reviendra pas sur les concerts, douloureux à entendre, qu’elle donnera, un peu partout en Europe, avec le ténor Di Stefano, partenaire de ses débuts sur scène et au disque.
Elle entretient encore l’espoir d’un retour sur scène mais la mort d’Onassis met fin à ce mirage. Recrue de gloire et de désespoir, elle meurt seule dans son appartement parisien.
Qu’importe de savoir si cette disparition est volontaire ou accidentelle. Elle n’appartenait déjà plus à ce monde. Selon les dispositions prises par son avocat, sans que l’on sache si Callas en avait décidé ainsi, on crématisa son corps et ses cendres furent jetées dans la mer.
Ainsi disparaissent les dieux : invisibles aux humains, omniprésents à jamais dans leur mémoire.
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Illustration de l’entête: ©Montana Standard