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Angelin Preljocaj, «Requiem(s)», sublime

par Pétra Wauters

Requiem(s) à guichet fermé

Depuis la création de sa compagnie en 1984 à Champigny-sur-Marne, Angelin Preljocaj a chorégraphié plus de 60 œuvres, allant des solos aux grandes productions spectaculaires, toutes marquées par son style contemporain unique. L’aventure commencée dans le Val-de-Marne s’est poursuivie en 1996 à Aix-en-Provence avec son installation au Pavillon Noir, Centre Chorégraphique National. Ce lieu emblématique promeut la danse contemporaine, accueille de nombreux artistes et offre à Preljocaj un espace unique pour développer et peaufiner son travail. Il a pu créer des œuvres influentes et recevoir de nombreuses distinctions, consolidant ainsi sa place dans le paysage de la danse contemporaine mondiale.

On a de la chance à Aix-en-Provence, aux premières loges pour découvrir l’univers d’Angelin Preljocaj dans ce lieu de référence. Le Grand Théâtre de Provence, situé à proximité, programme aussi régulièrement ses œuvres. D’ailleurs c’est le GTP qui a accueilli sa dernière création, «Requiem(s)», une pièce qui a beaucoup fait parler d’elle ces derniers mois.  Ce ballet pour dix-neuf danseurs a été joué à guichet fermé les vendredi 17 et samedi 18 mai, créant une véritable effervescence à Aix. Mais pas de panique, le ballet sera repris du 16 au 19 octobre au Grand Théâtre de Provence, avant de démarrer une tournée mondiale. En effet, les créations d’Angelin Preljocaj sont présentées dans le monde entier et intégrées au répertoire de nombreuses compagnies. 

Requiem’s. Angelin Preljocaj. Le Pavillon Noir. Aix-en-Provence
photos Didier Philispart

On connaît bien Angelin Preljocaj, dont le travail se distingue par une fusion des techniques de danse classique et contemporaine, avec une approche souvent narrative et une abstraction stylisée. C’est le cas pour « Requiem(s) », où le chorégraphe revisite des thèmes familiers avec passion. Ses œuvres, comme « Stravaganza » et « Annonciation », abordaient déjà la mort et questionnaient la finitude et la transcendance. Dans cette nouvelle création, les relations humaines et leurs interactions sont plus que jamais au cœur de la pièce. Ces thèmes récurrents permettent à Preljocaj d’explorer une vaste gamme d’émotions et de provoquer une réflexion profonde chez le public. Toutes les émotions universelles sont convoquées : la colère, la joie, la tristesse, la solitude, le désespoir, l’espoir…

Requiem’s. Angelin Preljocaj. Le Pavillon Noir. Aix-en-Provence
photos Didier Philispart

On a tous perdu des êtres chers, et ce grand ballet inspiré par la disparition des parents du chorégraphe à quelques mois d’écart, et plus récemment son père, nous touche directement et nous émeut d’autant plus qu’il est soutenu par les partitions majestueuses de Mozart, Ligeti, Fauré, Verdi

Olécio partenaire de Wukali

Dans cette œuvre de Preljocaj, la profondeur spirituelle que l’on retrouve dans le requiem de Mozart est palpable, cette méditation sur la mort, ces éléments qui nous parlent autant de peur que d’espoir. Les duos expriment magnifiquement cette dualité. Sur l’écran géant, le sable qui glisse inexorablement entre des doigts nous rappelle qu’il est temps, temps de partir, comme un sablier humain évoquant la fuite du temps. Dans certains tableaux l’approche de la mort est davantage réconfortante, apaisée. On apprécie tout au long de Requiem(s) le choix des musiques : System of a Down, J-S.Bach, H.Guonadottir, Chants médiévaux (anonymes), O.Messiaen, G.F Haas, J.Jóhannsson, 79 D.  Le chorégraphe a su capturer l’essence des émotions humaines face à la mort à travers tous ces extraits. 

On frissonne à l’écoute des dissonances sonores de Ligeti qui créent une atmosphère menaçante et quasi hypnotique. On apprécie également les chants médiévaux et les créations sonores contemporaines. Le chorégraphe a imaginé une texture musicale hétéroclite très riche qui captive l’attention, nous tient en haleine jusqu’à ce que l’on se laisse embarquer,  tout comme ces corps qui dansent avec la mort, luttent un instant, puis se font emporter. Ces tableaux, à la fois magnifiques et douloureux, resteront longtemps dans nos mémoires : les corps suspendus dans des nacelles qui disparaissent dans un nuage de fumée, les voix qui souffrent et soufflent une drôle de musique, et c’est peut-être le vent lui-même qui compose sa propre partition. 

Il y a encore ces chers disparus, au sol, que le groupe soulève et porte à bout de bras. Les bras, si présents, protecteurs ou agresseurs, aériens ou pétrifiés, bras qui s’ouvrent ou se referment, mouvement d’aile ou bras tendus, ils racontent la joie, la douleur.  Il y a tant à dire sur ces bras qui projettent l’énergie et la font exposer. Bien sûr, on admire les pirouettes, sauts, entrechats, rotations, figures raffinées qui se font l’écho de tous les états d’âme. 

Dans une autre séquence, le corps inanimé est à la merci de la vie et de la mort, qui se le disputent, se l’arrachent, l’écartèlent dans une danse macabre. Les battements de cœur, les nôtres, se confondraient-ils avec la bande son ? Soudain, une voix nous l’assure : « C’est une certaine honte d’être un homme ». Le philosophe Gilles Deleuze porte ses mots.  Cette séquence est à la fois surprenante tout comme celle qui s’exécute devant l’écran géant saturé de barbelés. « L’art libère la vie que l’homme a emprisonnée », nous dit-on encore. « L’homme ne cesse pas d’emprisonner la vie, ne cesse pas de tuer la vie ».

Requiem’s. Angelin Preljocaj. Le Pavillon Noir. Aix-en-Provence
photos Didier Philispart

L’ultime tableau est sublime, et la chorégraphie savante nous met les larmes aux yeux. Il est question d’enfant, de bébé, face à la mort. Sur les hauteurs de la scène, d’étranges échafaudages accueillent les défunts, poupées de chiffons échouées sur les poutres. Plus bas, la vie reprend ses droits.

Le chorégraphe a su tisser un magnifique dialogue, interrogeant l’histoire, remontant le temps, et se plongeant dans des rituels connus pour certains, ignorés pour d’autres. Sa création, nourrie de recherches, se déploie dans un mouvement perpétuel. Il parle de la mort, mais paradoxalement, en abordant ce thème, il célèbre la vie. La danse devient un lieu de passage entre la vie et la mort, comme s’il était urgent de danser pour mourir, ou indispensable de mourir pour danser. Mais il n’y a rien de sombre. Tout est émotion. La collaboration avec Nicolas Clauss pour la vidéo apporte une dimension supplémentaire : elle n’est pas intrusive, mais accompagne en douceur le ballet. Le travail des lumières est également fabuleux. Eric Soyer orchestre savamment les processions chorégraphiques des corps, nous guide sur scène, met en valeur les moments phares et renforce les émotions transmises par les danseurs. Les costumes d’Eleonora Peronetti sont superbes, balayant plusieurs époques, plusieurs pays, véritables vecteurs de la pensée du chorégraphe. 

«Requiem(s)» est une œuvre sublime, accessible à tous. L’ovation à la fin de la représentation était méritée. Hommage encore aux merveilleux danseurs. Touchante apparition d’Angelin Preljocaj, qui rejoint sa troupe sur scène au pas de course et à grandes enjambées. Le public applaudit à tout rompre l’un des plus grands créateurs de sa génération. Une belle clameur et une pluie de ‘Merci’ s’élevaient de la salle. 

Quelques dates : la Grande Halle de La Villette à Paris, du 23 mai au 6 juin 2024​ (Théatre de Chaillot)​​ (La Villette)​.
Pour en savoir plus (cliquer)

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