Moi dans le cœur
j’ai la Sicile
qui est une mère
désolée
Ces trois vers qui concluent l’un des tout premiers poèmes de Eau de poulpe de Bartolo Cattafi situent d’emblée tout ce que le poète a à dire. Traduits par Giulia Camin et Benoît Casas, ces cinquante-cinq poèmes choisis parmi toute l’œuvre de ce poète sicilien sont présentés dans un ordre chronologique et réunis dans un recueil qui nous plonge dans la Sicile, celle que connaissent ses habitants. Celle qui conserve toute sa beauté mais aussi tous ses problèmes, ses espoirs tout comme son caractère éternel et immuable.
La Sicile d’abord et avant tout. Bartolo Cattafi est né le 6 juillet 1922 à Barcellona Pozzo di Gotto, ville de quarante mille habitants, située près de l’extrémité est de la côte nord de l’île dans la province de Messine. Il est mort à cinquante-six ans le 13 mars 1979 après une courte maladie Sa vie professionnelle l’a conduit à Milan mais c’est à la Sicile qu’il a pensé dans toute son œuvre et c’est là qu’il est retourné vivre dès qu’il en a eu la possibilité. Milan, capitale économique ne l’a jamais attiré et encore moins inspiré.
Entourée par la mer, en forme de triangle, la Sicile s’appelle aussi Thrinakie, la terre des trois caps, celle où Ulysse ne devait pas aller mais où il est quand même allé. Titre d’un des poèmes, Thrinakie décrit un « triangle aride, /figure de plaine et de montagne/de solitude marine, / terre de tant de maux/de problèmes brûlants / et pas à cause du soleil. »Bartolo Cattafi ne jette pas un voile sur la criminalité organisée -la mafia- mais ne s’étend pas longtemps sur le sujet. Il va parler de son île, de la mer qui surgit partout, de la terre qui donne des agrumes, du soleil, des couleurs et un blanc qui sont uniques Il entre en écho avec sa terre natale à laquelle il trouve un caractère austère et sévère qui se reflète dans sa poésie. Faits de textes courts, de vers qui se réduisent parfois à un seul mot, ses poèmes frappent comme les rayons du soleil sicilien peuvent éblouir, ou comme la beauté des paysages intérieurs de l’île frappent par une succession de collines et de montagnes sans aucune habitation ni village.
Les mots, les images, les métaphores s’enchaînent dans les premiers vers des poèmes pour être rassemblés un peu plus tard et déboucher sur une impression, un sentiment, ou un évènement qui arrive brutalement sans que le lecteur n’ait vu venir une douleur, le mal ou la mort. « Un 30 août » débute par le soleil, la mer, la chaleur qui s’imposent sous le bleu du ciel, il n’y a aucun bruit, tout est calme mais « l’oxygène sifflant disait/qu’avec ce cœur il n’y arrivait plus. / Tôt le matin la mort de ma mère. ». Fin du poème. La mort est un évènement naturel qui ne suscite pas de commentaire. Elle est présente en filigrane dans bien des poèmes choisis.
La Sicile, ce sont aussi plusieurs petites îles comme les Eoliennes. Leurs habitants, Les Eoliens, titre d’un autre poème, « apportèrent les premières/fabuleuses étincelles de l’esprit ». Bel hommage à l’intelligence des habitants. Bartolo Cattafi n’ignore rien de l’histoire tourmentée de la Méditerranée faite d’invasions, de dominations, de colonisations successives. C’est peut-être ça qui fait de cette île une terre de contraste « avec en bouche miettes et blasphèmes / à la ceinture crucifix et couteaux ». La vie, la mort, le bien et le mal sont partout, tout le temps et en tout lieu. Mais c’est la vie, mot qui n’apparait qu’une seule fois dans ce recueil, qu’il faut protéger et qui garde un caractère fascinant
Et les coups les plus forts
là où plus denses sont les fibres nocturnes
qui protègent la vie
qui offre quand même son flanc miroitant.
Bien loin des images trop connues de mer, de calme, de tranquillité et de soleil, Bartolo Cattafi, poète sicilien, nous parle dans le poème Eau de poulpe –titre qui a donné celui du recueil- de son âme comme si nous étions un de ses amis. En nous tutoyant, il nous confie « que ce perfide café/était jus-allongé-/de mon âme noire ». Un peu plus loin, son « âme peut-être pas plus périssable » clôt un poème qui commence par décrire « la dépouille d’un agave », plante grasse aux grandes feuilles qui ne fleurit qu’une seule fois avant de mourir. L’agave et sa couleur verte, tout comme l’orange et sa propre couleur résonnent avec le blanc des maisons siciliennes et avec la sobriété qui convient à cette île qui n’a jamais connu la richesse ni la prospérité économique.
La violence et la difficulté à vivre ne sont pas absentes de cette poésie tout comme elles ne sont pas absentes de la vie. L’ignorer, penser que sous une couche d’harmonie, il n’y a rien serait une douce illusion. Si certains pourraient penser que « Les gestes de la sagesse » existent et ne sont jamais contredits, dans le poème qui porte ce titre, Bartolo Cattafi prévient les lecteurs qui pourraient croire en cette fable qu’ « Ils ignorent avec quelle rage se déchaîne/dans la tête la foule des pensées/ le noir poisson /prêt à bondir sous la vague ». Sous le calme apparent bat une âme noire. Comment faire alors pour calmer cette noirceur inhérente à l’âme et pour vivre cette vie qui est un « Immense escalier » qu’il nous faudra bien gravir jour après jour. « je puise à cette résine » issue de l’orange nous dit le poète. Et il faudra s’en lécher les doigts pour que nous puissions nous accrocher « à un plan/de survie ». Retour à la nature et c’est elle qui aidera à franchir toutes les étapes d’une vie qui est toujours un véritable Défi. Dans ce poème, le poète nous reproche notre faiblesse « nous devrions avoir /la forte fibre du pétrel » alors que « nous agitons l’hirondelle et la rose ». Loin d’être une simple élégie, ce recueil est plein d’une lucidité et d’un réalisme qui brillent par un style direct dénué de toute complaisance et de tout émerveillement devant la beauté de la nature ou de la vie. Beauté qui est là mais qui n’est pas toute seule et qui, de toute façon, ne suffit pas
Le dernier poème, Géographe, particulièrement émouvant, a été écrit alors que le poète savait qu’il allait mourir. Bartolo Cattafi voulait conclure son œuvre et il l’a fait dans ces vers qui montrent combien il a été sensible à la nature et combien les contrastes font partie de son quotidien, de son mode de vivre, de sa façon de comprendre et dire le monde
j’ai parlé de moi
j’ai avoué en allant
du massif montagneux aux algues aux herbes
poussé par le besoin
vers une vérité vêtue de mensonge
Ces poèmes qui ne sont ni hermétiques ni faciles, nous parlent d’une vie que nous partageons tous, terriens ou îliens, heureux ou malheureux, poètes ou non. Le temps passe, mais « tout ce qui passe/ou s’arrête à l’ombre/comme si c’était dans ton cœur même » reste.
Eau de poulpe
(Edition bilingue)
Bartolo Cattafi
Giulia Camin et Benoît Casas
Editions. Nous, 2023. 16€
Site internet du poète
Tutte le poésie
Bartolo Cattafi
a cura di Diego Bertelli
Editions Le Lettere. 57€
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