Du sentiment esthétique
Il y a deux manières d’appréhender le monde : l’une sèche (faisant appel à la Ratio), l’autre humide (à l’Intuitio) – la première soulevant notre intérêt, la seconde notre émotion.
Quelques généralités, tout d’abord…
Faisant écho à l’admirable formule de l’épistémologue britannique Karl Popper : « Clocks and clouds » (Horloges et nuages) laquelle oppose la sécheresse des sciences & techniques, à l’humide, l’hormonal, le glandulaire, auxquels ressortissent l’art, l’érotisme et la spiritualité – toutes choses qui donnent sens à la vie…
Ainsi, qui connaît le mieux la pomme – du chimiste qui l’analyse ou de celui qui la croque ? La femme, de son amant ou de son gynécologue ?… Et Victor Hugo de s’exclamer : « La raison, c’est l’intelligence en action. L’imagination, c’est l’intelligence en érection ».
Par ailleurs, la beauté d’une œuvre ne fut jamais liée à son niveau de complexité ! Et la perfection adamantine d’une mélodie mozartienne n’est pas moins admirable que les grandioses Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach…
Signalons enfin qu’à la différence de la science, il n’est pas de progrès en art – sinon dans son intendance : Francis Bacon n’est pas supérieur à Rembrandt, non plus que Boulez à Jean-Sébastien Bach. Les langages artistiques évoluent en spirale…
Précision indispensable : Le Beau ne ressortit en rien, selon moi, à la Nature. La beauté dite « naturelle » n’existe que dans l’esprit de celui qui la contemple… Ainsi, un coucher de soleil ne nous paraît beau que parce que nous le considérons tel « un effet de l’art », de même qu’un orage ne nous exalte que lorsqu’il fait écho à nos orages intérieurs ! Bienfaisante catharsis…
Allons même plus loin ! Notre perception du monde ne serait-elle pas d’emblée esthétique ? (Hormis, bien sûr, lorsqu’il s’agit de satisfaire nos besoins physiologiques…)
La Mimèsis (comportement mimétique) brouille cependant les cartes. L’objet de nos désirs ne nous est-il pas, en effet, ordinairement désigné par le désir d’autrui ? Ainsi, craignant de nous distinguer du groupe, voire d’être frustré d’un plaisir inédit, adoptons-nous les postures physiques, vestimentaires ou mentales d’autrui…
C’est ordinairement le cas des adolescents, chez qui conformisme et grégarité atteignent leur ampleur maximale… Immaturité, fragilité du moi, à l’origine de tous les futurs snobismes de l’âge adulte !
Comportement non moins fréquent chez les amateurs de musique, cet art n’ayant à faire qu’à l’inconscient – « signifiant dépourvu de signifié », dont l’essence ne saurait se distinguer de l’existence…
La musique n’est-elle pas, en outre, le seul art à se développer en temps réel ? C’est-à-dire que son déroulement temporel est similaire à celui de nos pulsions, de nos affects, de notre vie sexuelle – alors qu’il en va, bien sûr, tout différemment pour la littérature et les arts visuels.
La musique n’est nullement image du réel, elle est « réel » lui-même ! Mais réel abstrait, réfractaire à toute figuration… Ce qu’à sa manière exquise, Salvador Dali disait fort bien : « Je hais la musique, car elle est incapable de décrire un œuf sur le plat posé sur une chaise ! »
Plus forte qu’aucune autre est l’emprise de la musique sur notre moi profond ! Et si nous admettons volontiers que l’on critique nos idées ou nos choix picturaux, ce n’est jamais le cas pour nos choix musicaux, lesquels nous mettent intimement en cause. Moins prégnants sont, en effet, les autres arts, branchés qu’ils sont sur la réalité – même si, comme le professait l’académicien Jean Dewasne, « Dans toute peinture, le sujet est parasite »…
Ce n’est toutefois pas une raison pour accorder même valeur (« égalitarisme » à la mode) aux œuvres-phares de Bach, Mozart, Beethoven ou Debussy, et aux joliesses itératives d’un Steve Reich, d’un Terry Riley ou d’un Phil Glass (et de leurs épigones), sans tomber au niveau/caniveau des musiques dites… z’actuelles.
Égalitarisme conférant égale dignité à Rembrandt & au papier-peint – ce dernier fût-il élégamment tagué…
La vocation naturelle de tout artiste n’est-elle pas de transgresser les interdits, d’instaurer le désordre, la para-doxa, pour – armé de l’objet-dard (selon Marcel Duchamp) – créer l’ordre futur ?
Thème et variations
Pour en revenir à la sexualité, il faut bien distinguer « fonction génésique » (autrement dit, hygiénique) et « fonction érotique » (i.e. ludique). La musique ressortissant surtout, quant à elle, à la fonction érotique… Bien que le génésique y soit toujours présent, sous forme du « même », de l’identique, du répétitif – autrement dit de la mélodie. Thème dont les variations ont fonction érotique… Éternel principe du « thème & variations », tant cher aux amants et aux musiciens !
Pour être clair, je ne prendrai pas l’exemple [par trop élaboré] des Variations Diabelli de Beethoven (sur une petite valse du charmant Diabelli), mais un exemple emprunté aux musiques populaires. Ainsi, lorsque John Coltrane se lance dans ses fabuleuses variations sur My favorite things, ce n’est pas tant le thème (gentille bluette de Broadway) qui fait valeur pour nous, mais bien plutôt le prodigieux délire cathartique de l’improvisateur, mais son déferlement libidinal…
Ce caractère ludique, érotique, libertaire, de la « variation sur un thème », essence même de toute musique, a toujours inquiété les censeurs – de Plotin à nos salafistes, pour lesquels il n’est de musique que satanique…
Citons, à ce propos, l’excellent ayatollah Khomeini : « Quand le cerveau s’habitue à la musique, il perd après quelque temps son fonctionnement normal, et l’homme perd de son sérieux. Il devient inutile et parasite. La musique engendre l’immoralité, la luxure, le dévergondage et étouffe le courage, la bravoure et l’esprit chevaleresque : elle est interdite par les lois coraniques. » Ah, le cher brave homme!
Qu’adVienne que pourra
Quant à Siegmund Freud, le très judéo-chrétien père de la psychanalyse, ne professe-t-il pas que la notion de Beau plonge ses racines dans l’excitation sexuelle ? Mais, coincé et puritain comme il l’était, le grand Siegmund n’envisage l’acte sexuel que comme un mécanisme hydraulique, mécanisme sans joie. Et s’il nous parle volontiers d’Éros (personnification scholastique de l’élan vital), il ne nous parle jamais – quelle horreur ! – d’érotisme. Non plus, bien sûr, que de musique…
Curieuse aversion paranoïaque chez ce Juif cultivé de la fin du XIXe siècle – résidant, qui plus est, à Vienne, alors capitale mondiale de la musique… Ainsi, dans son œuvre immense, n’a-t-on pu relever que cinq allusions à la musique. Et encore ne s’agissait-il que d’approches collatérales : livrets d’opéra, textes de lieder ou bien de mélodies… Nous savons, d’autre part, que Freud n’assista, dans sa vie, qu’à un seul concert : récital d’Yvette Guilbert – bien davantage « diseuse » que chanteuse… À la fin de sa vie, il confia toutefois n’avoir jamais été ému que par une seule mélodie : celle de l’Hymne national autrichien – dans sa version martiale, bien sûr, et non pas dans sa version originelle (Andante du 3e Quatuor, op. 76 de Joseph Haydn). Cet hymne était alors commun à l’Autriche & à l’Allemagne.
[Signalons toutefois qu’en 1946, l’Autriche adoptera, pour hymne national, le K. 623a de Mozart – dernière œuvre écrite par celui-ci, cinq jours avant sa mort, pour ses frères en maçonnerie, et intitulée Fermeture de Loge.]
Cette peur du flux qui caractérise le père de la psychanalyse – peur, notamment, de s’abandonner au sentiment océanique de la musique – le conduisit à se réfugier dans le monde rassurant, intemporel, des concepts. Et lorsque ces derniers n’existent pas, il les invente : témoin ce concept d’« Inconscient », qu’il décrit tel un objet clos, hors de toute évolution temporelle, de toute perspective dialectique…
Ainsi ne s’intéressa-t-il jamais qu’au quantitatif, au comptabilisable… Rejetant, a priori, tout « ineffable » (musique ou jeux érotiques) ; cependant que l’intéressent, au premier chef, les perversions – tendances obsessionnelles, répétitives, tristes, contraignantes…
C’est pourquoi ne pourrait-on expliquer ce besoin d’intemporalité par cet autre concept dont il fut l’inventeur, et auquel il confère une importance démesurée : concept de « scène primitive », traumatisme engendré, dans sa propre enfance, par des rythmes coïtaux provenant de la chambre de ses parents ? Acousmatique intolérable qui altéra définitivement sa relation à toute rythmique, à toute structuration temporelle…
Freud le reconnut cependant : « Je suis incapable de jouir de la musique. Une disposition rationaliste ou peut-être analytique lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint. » [in « Le Moïse de Michel-Ange »,]
Observons cependant qu’il est toutefois des psychanalystes moins coincés que lui, tel le Britannique Michael Balint (1896-1970) – lequel imagina deux notions, l’Ocnophilie & la Philobatie :
- l’Ocnophile est un être purement raisonnable, méthodique ; il n’avance qu’en s’accrochant aux branches…
- le Philobate est, en revanche, un créateur ; il improvise volontiers et n’aime rien tant que se jeter dans le vide…
De la musique – affleurement de l’inconscient, pure schizophrénie -, on a pu dire qu’elle n’était qu’hémorragie d’affects à caractère orgasmique… Son privilège étant d’autoriser, a piacere, la réitération des mouvements de tension/détente – chose qui ne nous est guère, hélas ! loisible… in vivo !
Ainsi Freud opposait Éros (pulsion de vie) à Thanatos (pulsion de mort). Mais pas plus qu’Éros n’est réductible à la pulsion sexuelle, Thanatos ne l’est à une quelconque pulsion suicidaire : Thanatos, c’est simplement l’apaisement, la fin des tensions…
Dans le discours musical aussi bien que dans le coït, la résolution – fût-elle acmé de jouissance – est redoutée, car elle met fin au mouvement désirant ! Aussi est-elle, dans la mesure du possible, retardée…
Thanatos, en musique, c’est l’accord parfait de tonique : résolution de toutes les tensions, ce que la doxa nomme « petite mort » – laquelle n’est en réalité que… débandade !
La plus explicite illustration de cela étant, chez Wagner, la « Mort d’Isolde » – orgasme enfin atteint, épiphanie au terme de plus de quatre heures de musiques convulsives, dionysiaques, dévergondées…
De la pulsation
Cependant, il est un autre élément du discours musical sur lequel j’aimerais mettre l’accent, car on lui prête une signification sexuelle… Je veux parler de la pulsation, de ce « boum-boum » omniprésent dans le jazz, le rock et la plupart de nos musiques populaires.
La pulsation, c’est le « toujours pareil », niveau zéro du rythme. Le rythme étant, quant à lui, le « toujours différent »…
C’est pourquoi le plaisir que nous pouvons éprouver à l’audition de musiques violemment pulsées nous renvoie à la phase la plus archaïque de notre histoire. Notre première perception sensorielle ne fut-elle pas, in utero, le formidable battement du cœur de notre génitrice ?
D’où l’ineffable bonheur, pour les plus jeunes, de s’immerger dans le paradis amniotique des discothèques …
Mais, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sein maternel, le besoin de « toujours différent » autorise la constitution d’un véritable « moi ». Attestant ainsi de la coupure du cordon d’avec « Môman »…
Bien que – comme je le disais – la jouissance suscitée par cet universel « boum-boum » ne disparaisse jamais totalement…
De l’harmonie sexuelle
Au cours de l’acte sexuel, le sentiment de durée connaît de grandes fluctuations – de même que lorsqu’on joue ou écoute de la musique…
Dans un couple, il est évident que l’harmonie sexuelle ne peut naître que de la mise en phase de ses rythmes intimes. De même qu’il est indispensable au plaisir musical que l’auditeur substitue à sa propre horloge biologique celle du musicien : « Ne sommes-nous pas la musique tant que la musique dure ? ».
Il ne s’agit pas là, seulement, d’analogie entre temps érotique et temps musical, mais d’un même flux, d’une même « com/union » dans une même temporalité.
Musique et fanatisme
N’est-il pas, par ailleurs, surprenant que la musique demeure le domaine privilégié du fanatisme monomaniaque, de l’intolérance et des anathèmes. Qu’il s’agisse de musique contemporaine, de jazz ou de musette, d’opéra, de rock ou de rap, chacun est persuadé détenir la vérité… Et de stigmatiser, chez les autres, des goûts ringards, snobs, décadents, pervers ou dégénérés…
En conséquence de quoi des barrières irréductibles, aversions irraisonnées, viscérales – à la source, parfois, des pires sectarismes – comportements de mépris voire de haine… Est-il autre domaine où les gens se sentent appelés à donner ainsi leur avis sur tout et sur n’importe quoi ?
Ainsi nos goûts nous trahissent, en vérité, bien davantage que nos jugements politiques. Ne peut-on ainsi détecter, quasi infailliblement, le milieu d’origine de quelqu’un à partir de ses musiques préférées ? Sans, pour autant, ignorer notre commun souci de paraître, d’imiter le comportement de personnes imaginées supérieures…
Mais pour qui est familier de la chose, ces problèmes d’identité sont aisément décelables : manque de confiance en soi, en son paraître social ou sexuel…
D’où le besoin de s’inscrire dans un groupe défini par une certaine musique, i.e. d’afficher un rapport à l’Éros : « La musique que j’aime, c’est ma sexualité, voire mon milieu », tel est le message subliminaire…
N’est-il pas ainsi remarquable que, dans un même milieu, les relations au sexe et à la musique soient associées ? Celles que, du moins, on se plaît à arborer…
En France, par exemple – et ce, depuis l’Ancien Régime – la musique a toujours été la « chose » des classes privilégiées, noblesse et grande bourgeoisie. Lesquelles ont toujours eu un rapport au plaisir bien plus libre, plus naturel, que les classes laborieuses.
Par ailleurs, citons Witold Gombrowicz : « L’idole du vulgaire, c’est l’utilité. L’idole de l’aristocratie, c’est le plaisir ». Il y eut toujours, en effet, la morale du château – liberté des mœurs, voire libertinage, familiarité originaire avec les arts & le plaisir.
Notons, en revanche, le relatif blocage, l’inhibition, le peine-à-jouir, aujourd’hui, des classes moyennes (des universitaires français, notamment) vis-à-vis de la musique, affichant :
- soit un goût prononcé pour l’austérité, de Bach à Webern [comme, en peinture, de Braque à Rothko] – ascétisme révélateur d’un rapport caché au sexe…
- soit un goût exclusif pour le jazz, proclamé par nombre d’intellectuels petits-bourgeois, musique sur laquelle ils fantasment sexe et/ou révolution ! Bien que le jazz ne soit guère plus érogène ou libérateur que la bourrée auvergnate ou le branle poitevin…
Certes, les champs musicaux s’interpénètrent aujourd’hui davantage qu’hier, mais demeure l’esprit de caste… Il n’est, pour sans convaincre, que de fréquenter le Palais Garnier, le Théâtre des Champs-Élysées, voire… le Zénith !
De la musique avant toute chose
Quant aux artistes, seul fonde leur art le principe de plaisir – sans nulle considération éthique. Quelques joyeuses citations :
- Oscar Wilde : « Aucun artiste n’a de sympathies éthiques. Une telle sympathie serait un impardonnable maniérisme de style. »
- George Steiner : « Comment certains hommes pouvaient-ils jouer Bach et Schubert chez eux le soir, et torturer le matin dans les camps ? »
- Léon Blum : « Le socialisme est une morale et le fascisme une esthétique ».
Quant à dire que la musique adoucit les mœurs, il n’est que de s’interroger sur la furieuse mélomanie d’un Néron, d’un Gilles de Rais, d’un Hitler ou d’un Staline…
Notation marginale : J’ai toujours été intrigué par le fait qu’il n’y ait guère de suicide chez les grands compositeurs [le seul cas avéré étant celui de Bernd Alois Zimmermann, frappé de cécité]. Phénomène sans exemple dans quelque autre domaine que ce soit… La création musicale serait-elle donc garante de la pulsion de vie, de l’Éros ?
Approfondissons, in fine, les notions d’Éthique & d’Esthétique. C’est, selon moi, une aberration que de vouloir appliquer les catégories morales ordinaires aux domaines de la création artistique. Laquelle se situe « Par-delà le Bien et le Mal » (Nietzsche)…
Et pour moralement condamnables que soient, en littérature, les œuvres de Donatien marquis de Sade ou Choderlos de Laclos, elles n’en demeurent pas moins – de par leurs éminentes qualités d’écriture – éthiquement hors d’atteinte. Aussi, en dépit qu’il en ait, le philosophe George Steiner peut-il revendiquer le droit de préférer l’affreux Céline au gentil Aragon !
Dans la même perspective, voici ce qu’écrivait, en 1978, le romancier Michel Tournier : « La vocation normale de l’homme est de créer. Tout ce qui s’oppose à la création est réactionnaire, néfaste, absolument mauvais. La création est seule absolument bonne ! Tout doit s’incliner devant elle. »
Pour conclure disons que « La musique, c’est comme l’amour ; ça se fait, ça ne se dit pas ».
Illustration de l’entête: Pan. Pierre-Yves Trémois (1921-2020). Epogravure sur plaque de cuivre, contre-collée sur un panneau. 96cm/96cm
Article initialement publié le 24/05/2021
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