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Le Docteur Jivago, un roman, une affaire d’Etat

par Christophe Baillat

Commençons par l’affaire Pasternak ou comment une publication percuta l’Union soviétique[1]

1er temps. Le poète Boris Pasternak propose son manuscrit à la revue Novy Mir (Monde Nouveau) en 1956, son titre en russe Доктор Живаго. La réponse du comité de rédaction est une fin de non-recevoir. Le texte est jugé « incompatible avec le réalisme socialiste ». Les pressions du gouvernement s’exercent à son encontre pour qu’il renonce à son projet de publication. Ses deux précédents livres avaient déjà été interdits[2].

Boris Pasternak dans le complexe de datchas de Peredelkino, la ville des écrivains à la périphérie de Moscou
©Stanislav Krasilnikov-Sputnik

2e temps. La diffusion. Pour Georges Nivat qui rencontre Pasternak en 1957, le livre est une bombe que l’auteur a confié à sa deuxième épouse pour le remettre à l’éditeur communiste milanais Feltrinelli. Selon le site de Gallimard, l’auteur voulut faire machine arrière mais « L’Italien […] refuse obstinément de se soumettre au diktat imposé par la direction du PC soviétique[3] ». En France, Le docteur Jivago est publié par les éditions Gallimard en juin 1958

Georges Nivat est ce grand universitaire et intellectuel français slavisant qui connut tout particulièrement la Russie, alors URSS de cette époque. Il aussi été l’un des traducteurs d’Alexandre Soljenitsyne. Son amitié avec Boris Pasternak et ses écrits nous éclairent sur cette période de glace et de sang. Il est le père de la journaliste Anne Nivat

3e temps. Le prix Nobel est attribué en octobre 1958 à Pasternak… qui accepte puis refuse. Le jour même, l’écrivain est exclu de l’Union des écrivains soviétiques. Selon Georges Nivat, « Le goulag, il en sentait le souffle[4]. ». C’est le témoignage d’un familier : « En rentrant [de l’enterrement de Pasternak en 1960] dans l’appartement [de sa veuve], avec sa fille Irina, alors ma [G.N] fiancée, on vit qu’il y avait eu perquisition et saisie des manuscrits par la police ». « Il avait un nœud coulant autour du cou et il ne le savait pas[5] ».

Olécio partenaire de Wukali

15 décembre 1958, Pasternak fait la Une du Time magazine. Selon le site Gallimard, la CIA aurait joué un rôle dans l’attribution du prix Nobel. Une thèse reprise par le site (rb) Russia Beyond[6]. Elle serait également intervenue pour une édition en russe clandestine, lit-on sur le site de la librairie Faustroll.

1985 ou 1988 selon les sources[7], la publication du docteur Jivago en URSS est considérée comme l’un des premiers signes d’ouverture de Mikhaïl Gorbatchev.

1987, la décision d’exclusion de Boris Pasternak de l’Union des écrivains soviétiques est annulée.

1989, Implosion de l’URSS, plusieurs pays se détachent de l’empire soviétique. 

Boris Pasternak, de poète à paria en l’espace d’un roman

« Boris Pasternak est l’un des écrivains russes les plus connus de tous les temps. Malgré ce fait et celui qu’il soit internationalement renommé et maintenant absolument adoré en Russie, à l’époque soviétique, il était persona non grata[8] ».

 « Un des plus grands noms de l’Olympe littéraire soviétique[9] ».

Avant ce roman fleuve, Boris Pasternak est surtout considéré comme poète russe et traducteur. Un poète officiel qui représenta l’URSS au Congrès antifasciste (1935) à Paris, puis résida à Peredelkino où ses obsèques eurent lieu. « Pasternak a séjourné ici [Peredelkino] même lorsqu’il était en disgrâce, qu’on ne le publiait presque plus et qu’il était persécuté pour son roman  “Docteur Jivago”, publié en Occident, et pour le fait qu’il ait reçu le prix Nobel. C’est d’ailleurs ici que l’écrivain s’est rendu lorsqu’il a appris qu’il avait reçu cette récompense. Tous ces événements ont fortement ébranlé la santé de l’auteur, qui est mort à Peredelkino, où il a été enterré dans le cimetière. Aujourd’hui, sa datcha est devenue une maison-musée[10] ».

« On ne pouvait pas aimer ses livres tant qu’ils étaient interdits » entend-t-on dans le bonus du film du réalisateur anglais David Lean, tiré du livre.

« un romancier russe en difficulté avec son gouvernement »[11]

Un roman au coeur de l’histoire

C’était le deuxième automne de la guerre (la Grande Guerre). A peine Antonina, la femme du médecin qui donne son titre au livre, accouche dans une clinique de Moscou que le jeune papa doit rejoindre le front comme personnel médical. Cette convocation arrive à un moment où on ne s’y attend pas : — […] Vous allez devoir sentir l’odeur de la poudre. Il y avait bien eu cinq pages en arrière, quelques lignes sur le conflit (la VIIIe armée dans des Carpates et qui compte bien pénétrer en Hongrie) mais il paraissait loin et ne pas concerner Jivago. Le style de Pasternak fait mouche.

Le roman se déroule à plusieurs époques 

Par exemple, la scène (pp. 188-193) située à la fin de la première mondiale, à l’hôpital de Méliouzéiev, donne le ton : le médecin regarde l’infirmière occupée au repassage avec deux fers à vapeur, tandis qu’il discourt sur le socialisme, la révolution … Voilà les deux héros. Quand Jivago voit approcher la fin de ses obligations militaires, il écrit à sa femme pour annoncer son retour, tout en lui indiquant qu’il côtoie cette infirmière avec qui il travaille au coude-à-coude. La réaction ne tarde pas dans une lettre dont les sanglots avaient démantelé la syntaxe, et où les larmes et taches d’encre servaient de points et virgules. Savoureux échanges épistolaires :  Tu es folle, Tonia, disait-il. Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ! […]  Le fait est que, habitant dans les mêmes murs, je ne sais toujours pas où se trouve sa chambre, et que je ne m’en suis jamais préoccupé.  Le « bruit de la vie » est l’empreinte du roman de Pasternak. 

Cependant, comme pour nous faire sentir la difficulté de Jivago à rentrer chez lui,  ce moment s’étire en longueur : L’hôpital où le docteur […] avait travaillé et qu’il s’apprêtait à quitter  (p. 177). Iouri Andreïevitch préparait peu à peu son départ (p. 180). Peu de temps après, ce fut au tour de Jivago de se préparer à partir (p. 193). Le jour où I.A partit (p. 202). On change d’allure, le train part. Jivago file à toute vapeur vers son foyer à Moscou, embrasser Tonia et leur fils, et sa vie d’avant. Le médecin Jivago, appelé dans tel immeuble où il est déjà venu, ne le reconnait pas : ce n’est pas seulement qu’on lui donne du « camarade », il y a ce comité d’immeuble (pp. 254-260) qui doit certifier une admission à l’hôpital. Et le grand chambardement, la guerre des classes, l’histoire de la propriété privée est close en Russie C’est grand chez vous, il y a de la place, ce serait bien comme logement collectif. […] Décision est prise de mettre le bâtiment à disposition du conseil d’arrondissement. Saisies d’armes, interrogatoires, perquisitions, village récalcitrant brûlé… 

En outre, la culture, ses goûts bourgeois, tout désigne le  médecin aux nouveaux maîtres pour une fin au poteau ; sans compter que les conditions de vie sont devenues difficiles. Jivago et sa femme décident de fuir Moscou pour aller vers l’Oural. Ils voyageaient depuis trois jours, mais ne s’étaient encore guère éloignés de Moscou.Comme le dit Hélène Henry, traductrice et critique littéraire, Le docteur Jivago est un roman lent où l’on passe beaucoup de temps en voyage. Ça se traîne et on appelle ça une motrice !

C’est ainsi que toutes les villes traversées ne sont pas emportées au même rythme dans le mouvement révolutionnaire, certaines sont à « l’écart de l’histoire ». C’est précisément dans l’une de ces contrées (« ce désert ») que la famille de Jivago vivra réunie, jusqu’à ce que — On ne bouge plus, camarade docteur […]. Et il est emporté vers la Sibérie orientale, loin des siens.  

Après les batailles, on revient à la romance avec une même réussite formelle

Jivago est en bibliothèque (pp. 363-370) où il observe Lara qu’il retrouvera chez elle. — Donnez-moi la main et suivez-moi sagement. Une séquence où l’auteur fait la preuve de son art du zoom :  Iouri Andreïevitch pénétra dans la pièce, il découvrit, juste en face de lui, une fenêtre. Ce qu’il vit  […] . La fenêtre donnait sur […] En plus de cela, deux poteaux soutenaient un panonceau tourné vers la fenêtre […]. Grâce à la précision GPS, nous avons ainsi l’impression d’entrer derrière lui et de lire l’inscription tout comme Jivago le fait. Ce procédé (p. 373), une ouverture, un premier plan qui ouvre sur un deuxième… l’auteur l’a déjà employé (i.e p 347) avec la même efficacité. Plus tôt dans le roman, quand les Russes en guerre affrontent les Autrichiens et les Allemands, l’auteur avait longuement planté le décor (situation militaire vue de l’état-major) avant de zoomer sur les personnages au sol où tombent les obus. En nous tirant doucement de loin, il nous emmène aux avant-postes de l’action.

Outre une foule de personnages, d’incessants voyages, une romance et la rumeur des batailles sur fond de montée du bolchevisme, Le Docteur Jivago c’est aussi le travail d’écriture auquel le héros du roman se consacre – quand il le peut – s’adonnant à la réécriture de poèmes anciens, autant qu’à de nouveaux. Et quand ses papiers seront retrouvés après sa mort, se trouvaient parmi eux les poèmes de Iouri Jivago revenu à Moscou en 1922 pour y vivre encore quelques années.

  • Je vous en prie [Lara], ne disparaissez pas après la crémation. [] Je voudrais dans un avenir […] trier les papiers de mon frère. J’aurai besoin de votre aide. Vous savez tant de choses, plus que n’importe qui sans doute.
— Envie de retrouver les Blancs ? Je vais vous décevoir, la région est nettoyée. Ainsi parle le chef de l’Armée Rouge surnommé l’Exterminateur. Deux ans d’absence durant lesquels Jivago ne voit ni sa femme, ni ses enfants, ni sa maîtresse.

Alors, jusqu’où peut-on considérer Jivago comme une sorte d’alter ego de Boris Pasternak[12] quand il est aux prises avec la tyrannie et la répression, conteste « la nécessité historique » de la dictature ? Pour Omar Sharif qui interpréta le rôle-titre, aux côtés de Géraldine Chaplin (épouse) et Julie Christie (amante) et de Tom Courtenay dans le rôle de Pavel Antipov, « Il y a beaucoup d’autobiographie dans Le docteur Jivago ».  


[1] Meney, L. (1996). Le dossier de l’affaire Pasternak : ou comment la publication d’un roman devient une affaire d’État. Nuit blanche, (64), 29–32. Sur le site erudit.org. 
[2] Bonus du film Le docteur Jivago de David Lean, 1965.
[3] https://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Histoire-d-un-livre-Le-Docteur-Jivago-de-Boris-Pasternak
[4] https://esprit.presse.fr/article/georges-nivat/parcours-dans-l-histoire-et-la-litterature-russes-entretien-14189.
[5] Bonus du film Le docteur Jivago, Ibid
[6] Russiabeyond. https://fr.rbth.com/art/86761-pasternak-docteur-jivago-censure-urss, 5 juillet 2021
[7] https://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Histoire-d-un-livre-Le-Docteur-Jivago-de-Boris-Pasternak.Ou selon H. Henry dans sa préface de l’édition française de 2023.
[8] https://fr.rbth.com/art/86761-pasternak-docteur-jivago-censure-urss, Op. cit.
[9] Source : site Russia Beyond. https://fr.rbth.com/tourisme/93987-voyage-village-peredelkino-paradis-ecrivains
[10] Russia Beyond, Ibid.
[11] Jean Tulard, Dictionnaire du cinéma, Lean, David, Éditions Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1983.
[12] http://www.le-chiffon-rouge-morlaix.fr/2020/04/litterature-russe-et-sovietique-le-docteur-jivago

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