Que de plus beau moment pour traiter de philosophie que de se remuer les méninges particulièrement en cet exaltant moment des Jeux Olympiques à Paris, c’est bien la moindre des choses. A la chaleur suffocante de l’air et celle communiquante des stades et des podiums, faire un peu le point sur soi-même et le monde qui nous entoure, franchir des frontières et ouvrir les portes cadenassées du mystère, du tabou, du secret, de l’inconnu ou du dogme stérile est rien moins qu’indispensable.
Aussi quelle entrée en matière que le thème proposé par Francis-Benoît Cousté, celui de la Clef. Un mot qui au demeurant, richesse de notre langue, peut en français s’orthographier de deux manières, ainsi de la clé des songes ou du Paradis aux clefs informatique ou génétique qui relient et ouvrent donc un cheminement du passé au présent, autrement dit, de l’unique à l’universel. Une sémantique alternative et égalitaire en quelque sorte. Suivons donc Francis-Benoît Cousté dans son cheminement intuitif et érudit et libérons comme les athlètes que nous admirons nos énergies !
PAL
Représentation concrète d’une idée abstraite, tout symbole structure – à son entour – un vaste réseau de significations. Lequel, si l’on persévère dans la recherche, peut s’étendre de proche en proche, jusqu’à constituer une véritable cosmogonie…
Davantage tissé par la pensée intuitive, synthétique, analogique que par l’analyse purement déductive, diachronique, comptable, un Symbole ne cesse en effet – dès lors que l’on aborde son analyse – d’exubérer, d’irriguer, d’irradier du sens.
Faut-il encore que son utilisateur n’en fasse pas une lecture trop littérale, lui conservant son statut d’outil herméneutique, de décryptage sémantique.
Faute de quoi, le symbole tend à devenir univoque, totalitaire. Et surviennent dès lors la dérive intégriste et la sclérose – voire la névrose : un névrosé ne vit-il pas un symbole ou un mythe au pied de la lettre ?
Tandis que, s’il est correctement utilisé, le symbole peut constituer une sorte de méta-point de vue, de panoptique d’où l’observateur surplombe faits et événements, et peut à loisir méditer.
Pour en finir avec ces généralités, je remarquerai qu’à l’instar du mythe, le symbole ne s’intéresse que fort peu à l’« Ici et maintenant » (Hic et nunc). L’intéresse bien davantage le « Toujours et partout » (Semper et ubique)… Reconnaissons également que le symbole a beaucoup plus à faire avec la ressemblance qu’avec la différence, avec ce qui rassemble qu’avec ce qui sépare.
La Clef joue assurément un rôle important dans notre psyché, et puissant est son pouvoir évocateur, sa charge symbolique. Homère, Shakespeare et Rimbaud (entre autres célébrités) s’en inspirèrent, et le poète symboliste Maurice Maeterlinck n’écrivit-il pas : « Il n’y a rien de plus beau qu’une clef, tant qu’on ne sait pas ce qu’elle ouvre » ?
La Clef connote, bien sûr, pouvoir et autorité, propriété et sécurité. En termes bibliques, elle « lie ou délie » (i.e. autorise ou interdit l’accès au Royaume). Avec ses deux clés [l’une d’or, l’autre d’argent] saint Pierre n’est-il pas, aujourd’hui encore, le parangon des porte-clefs – des « claviers », comme l’on disait au Moyen Âge ? Ainsi la Clef a-t-elle pouvoir discriminant entre, d’une part, le dedans et le dehors, d’autre part, les initiés et les profanes.
Très tôt, la plupart des clefs et serrures furent métalliques, sauf les toutes premières qui étaient en bois – ainsi qu’en Égypte. Le système de fermeture de l’Arche d’Alliance n’était-il pas, lui-même, fait de ce même bois de sittim (i.e. d’acacia) dont on fit son coffre ?
La clef d’ouverture symbolique étant la pureté du cœur… À défaut de quoi, le doigt de Dieu s’abattait implacablement, faisant éclore hémorroïdes en bubons au plus intime des profanateurs. Les Philistins purent en témoigner douloureusement…
À Janus bifrons [dieu des initiations, des portes et des passages] est prêtée de surcroît l’invention des serrures. N’avait-il pas, lui aussi, deux clefs pour emblème, chacune ayant fonction exclusive de l’autre ? Pour Janus en effet [comme pour, plus tard, Alfred de Musset], il fallait qu’« une porte soit ouverte ou fermée » – l’entrebâillement lui étant proprement insignifiant…
Une lecture moins binaire des fonctions de la Clef est toutefois possible, en termes de Yin et de Yang 陰. Le Yin féminin 陰 symbolisant la fermeture, l’obscurité des origines, laquelle (il n’est pas indifférent de le noter) est la justification initiale de toute clef. Cependant que le Yang masculin 陽, symbolise l’ouverture et la lumière. Le point inscrit dans chacune des moitiés du cercle représentant, en quelque sorte, l’infime graine de « Sésame ouvre-toi » – clef du dépassement du binaire, de l’accession à l’unité perdue, « de l’ouverture et de la clôture des Célestes Battants » (selon Lao-Tseu 老子).
Si l’on veut bien considérer sa fonction intromissive, la Clef est pourtant – dans la congruence espérée du pêne et du panneton – davantage mâle que femelle.
Symboliquement, la Clef ne souffre aucune duplication : chacune d’elles est unique et ne donne accès qu’à une porte. Même en serrurerie artisanale, ce fut longtemps la règle. Voici ce que disait, en 1271, l’article 31 du Règlement des forgerons vénitiens : « Quod nullus faber audeat (que nul artisan n’ait l’audace) ultra unam clavim uni serature (de faire plus d’une clef par serrure) ».
La plupart des clefs symboliques vont toutefois par deux : l’une ouvre, l’autre ferme. C’est le cas des clefs entrecroisées, aussi bien celles de Janus que de saint Pierre… Il en allait de même pour les clefs de la Cité (du lord-maire de Londres) ou bien de la Forteresse que l’on remettait au vainqueur (cf. la Reddition des Bourgeois de Calais).
Unique est cependant la Clef d’Ivoire. Telle cette clef suédoise du XVIIIe siècle sur laquelle est gravée la double devise : « Quis claudit aperientem » [elle ferme ce qui est ouvert] et « Quis aperit claudentem » [elle ouvre ce qui est fermé].
Les vertus physiques de l’ivoire lui ont conféré de hautes valeurs morales. N’est-il pas, le plus souvent, symbole de pureté et d’incorruptibilité ? Le trône de Salomon n’était-il pas fait de cette noble et précieuse matière ?
Une exception toutefois, chez Homère. Pour l’auteur de l’Odyssée en effet, les songes nous parviennent à travers deux portes – l’une de corne, l’autre d’ivoire. Lorsqu’un songe nous parvient à travers la Porte d’ivoire, il n’est jamais que tromperie, « simple ivraie de paroles », assure-t-il.
Précisons toutefois que cette opposition (assurément peu fondée) entre la transparente sincérité de la corne et l’opacité mensongère de l’ivoire est pure imagination de la part d’un illustre non-voyant…
Autre ambivalence symbolique de l’Ivoire : n’a-t-il pas charge, tantôt de masculinité, tantôt de féminité ? Masculinité, lorsqu’il s’agit du trône de Salomon ou de la clef d’ivoire – dure, incassable, incorruptible…
Cependant que, pour les Chrétiens, la Tour d’ivoire symbolise le principe féminin, l’inaccessibilité, la mère du Christ [« Turris eburnea » des Litanies de la Vierge]…
N’y a-t-il pas également lieu de s’interroger sur le fait que la vertu de pureté est plus ordinairement symbolisée par la diaphanéité de l’ivoire que par la transparence du cristal, par la translucidité que par la limpidité… La cristalline fragilité serait-elle la seule explication plausible ?
Dans la plupart des British Old Charges, (cliquer) il est également fait allusion à la Clef et à l’Ivoire. Dans le manuscrit Dumfries Kilwinning n°4 (ca 1710), voici les questions qui étaient posées à celui qui apprend, l’apprenti, et ce qu’il devait répondre :
- – Où repose la clef de la loge ?
- – Dans une boîte d’ivoire.
- – Donnez-en les caractéristiques !
- – Mes dents forment la boîte d’ivoire & la clef de la loge, c’est ma langue bien pendue.
Ainsi, dans le monde initiatique de la franc-maçonnerie, chez les maçons opératifs britanniques, l’Ivoire symbolisait-il le devoir de discrétion : devoir de serrer les dents, afin que ne soient pas galvaudés les secrets d’une langue bien pendue. [Trop bien pendue, peut-être ?]
Pour l’historien Paul Naudon (1915-2001), la Clef d’ivoire est la clef ésotérique par excellence, celle « qui ouvre le chemin de la longue et harmonieuse échelle initiatique – clef d’accession à ce Saint des saints dans lequel le néophyte vient d’entrer, en même temps qu’elle l’invite à la recherche de la Parole perdue. »
Premier degré, donc, de cette échelle sans fin qui mène vers l’éclatante Vérité, vers cette splendeur que symbolise la lettre gravée sur le panneton d’ivoire – en congruence avec le Z, théoriquement de feu, inscrit au-dessus du trône de Salomon.
La Clef d’ivoire n’est-elle pas aussi – fonction mystagogique – la clef du Moi ? Clef davantage lunaire que solaire… Connaissance par les gouffres, par la pénombre intuitive et humide qui seule est créatrice, et non par le desséchant logos…
Clef de l’indicible, du nefandum, comme l’on disait au Moyen Âge… Qui mieux que Picasso aura exprimé cela : « Je trouve d’abord, je cherche ensuite » ! L’intelligence, en effet, ne fait jamais qu’exploiter les découvertes de l’intuition, et la raison raisonnante ne ressortit jamais qu’au domaine de l’intendance – laquelle doit nécessairement suivre, mais n’est jamais première… [Ne s’agit-il pas là aussi de contempler la lune – et non le doigt qui la désigne ?]
Si la quête de soi peut éventuellement conduire à l’enfermement dans la Tour d’ivoire (i.e. au retour à la matricialité originaire), ce retour ne saurait être que temporaire. Enfermement afin de se trouver ou de se retrouver, si tant est que l’on fût perdu. Afin de devenir ou redevenir « ce que l’on est », selon le mot de Javier Pérez de Cuéllar [qui oublie de citer Cocteau, qui oublie de citer Nietzsche, qui oublie de citer Pindare, etc.]
La Tour d’ivoire est certes un refuge sécurisant : regressus ad uterum. Mais [comme ne le préconisait surtout pas Deng Xiaoping] il faut savoir prendre le risque, en ouvrant portes et fenêtres, qu’entrent des microbes… Tout en restant naturellement circonspect – même à l’égard des meilleures intentions -, sachant faire le départ entre la clef des songes et celle des cauchemars. Cioran lui-même (qui savait, à l’occasion, être sérieux) ne professait-il pas que « l’utopie est une entreprise qui honore le cœur et disqualifie l’intellect » ?
Accouchement de soi donc, non par la logorrhée, mais par le silence : silence des concepts – voire de toute musique intempestive…
Il n’est jamais sûr, toutefois, que la possession de la Clef d’ivoire autorise d’emblée l’accès à la bonne porte. Car nul n’a jamais droit qu’à la vérité qu’il aura péniblement découverte – grâce à la technique des essais et erreurs. Ce qu’a fort bien exprimé Paul Valéry : « Le meilleur des conseils ne vaut pas la moindre imprudence »…
Le seul véritable pouvoir n’est-il pas, au demeurant, le pouvoir sur soi-même -sachant qu’une bonne connaissance de soi en est naturellement la clef, l’impératif catégorique. Catégorique certes, mais pas pour autant suffisant…
Je n’envisagerai ici qu’un seul aspect de la question – généralement éludé, me semble-t-il… Comment convaincre en effet, comment avoir prise sur quelqu’un qui ne ressent pas la nécessité, qui n’a pas le désir profond d’être en accord avec lui-même, d’harmoniser sa pensée, ses goûts et ses actes ? [Je ne parle pas là, bien sûr, de l’incohérence en tant que fruit de maladie mentale ou de débilité.]
Car, on ne le soulignera jamais assez, avoir le sens de la qualité, avoir le sens du Bien et du Beau n’en implique pas forcément le goût, non plus que le désir d’y parvenir…
Cela peut s’expliquer, bien sûr, par le sentiment du « À quoi bon ? », par ce nihilisme qu’exprime la fameuse sentence de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est possible ! ». Tout est possible, donc rien n’a d’importance, tout est égal. Conviction qui fait, aujourd’hui, hélas ! tant de ravages dans la jeunesse et chez les intellectuels… Et encore ne s’agit-il que d’intellectuels labellisés « de bonne compagnie », que sauvent l’écriture ou l’esthétique… Quid, en revanche, lorsqu’il s’agit (et c’est le cas le plus fréquent) de dérives solitaires, asociales, sauvages, punkistes… ?
Aussi difficile que de faire rire un paranoïaque, comment communiquer avec un parfait nihiliste, comment le convaincre que – même si l’issue est inéluctable – il faut tenter de changer le cours des choses, que « le but, c’est le chemin » [comme l’écrivait Goethe à son ami Eckermann], et que Sisyphe peut et même a le devoir d’être heureux… Problèmes hormonaux suggèreront certains (?)
Non, rien n’est jamais écrit ! et surtout pas l’heure de notre mort, même si elle est inéluctable… Les notions de Fatum et de prédestination sont-elles d’ailleurs conciliables avec l’idée (probablement illusoire…) que nous nous faisons de notre liberté, essentielle, ontologique ?
Vous souhaitez réagir à cet article
Peut-être même nous proposer des textes pour publication dans WUKALI
Vous voudriez nous faire connaître votre actualité :
Contact : redaction@wukali.com
Et pour nous soutenir, rien de mieux que de relayer l’article auprès de vos amis, sur vos réseaux sociaux😇
Notre meilleure publicité c’est VOUS !