Accueil Agora Diapason de la musique et reflets du monde

Un coup de gueule, oui çà fait du bien, avec ses emportements, sa passion, ses excès et parfois même sa mauvaise foi, personne n’y échappe ! Dans sa langue luxuriante et cousue d’or et son érudition à nulle autre pareille, Francis-Benoît Cousté nous livre ici pour WUKALI un de ces emportements, l’objet : la musique. Il sait ce dont il parle, toute sa vie lui a été consacrée. Lisons donc avec attention son analyse ciselée au scalpel fût-elle dérangeante et à contre-pied des discours ambiants; car oui, ce sont dans les interstices des émotions que brille toujours une petite lumière, ou plutôt n’est-ce-pas résonne une riche harmonie, un bel accord qui fait vaciller les murs et nous bouleverse au plus profond de notre chair et de nos certitudes ! Rien de plus insupportable en effet que le consensus mou, et nous sommes servis !
Pierre-Alain Lévy

Contrairement à ce qu’imagine un vain peuple, le jazz est pauvre en rythmes. Ne se fonde-t-il pas sur la seule pulsation, c’est-à-dire « le toujours-pareil » ? Cependant que le rythme est « le toujours différent »… Assurément jouissive est cette pulsation, puisqu’elle évoque l’amniotique paradis perdu (Paradise lost) où, neuf mois durant, le cœur de notre mère scanda l’éternité…

Quant aux multiples avatars du jazz [pop, rock, hip-hop, techno, reggae, rap, metal, etc.], ils n’auront fait qu’amplifier cet appauvrissement rythmique – aucune de ces musiques n’ayant, à la différence du jazz, cette opportune échappatoire qu’est l’improvisation. 

Count Basie et son Big Band.
North Sea Jazz Festival. 13-07-1979

Prodigieuse était jadis la diversité des musiques populaires !  Et leur pérennité… Cependant qu’aujourd’hui, tous ces avatars du jazz convergent vers ce même tas de soupe que d’habiles gargotiers mitonnent, puis diffusent électroniquement à travers la planète. Chaque nouvel album visant, bien entendu, à démoder le précédent…

Phénomène qui ne concerne, bien sûr, que les musiques populaires – cependant que se ghettoïsent les musiques d’authentique création, lesquelles n’intéressent jamais qu’une infime partie de la population.  Mais là, rien que de normal !  Car, comme le disait Jean-Luc Godard : « C’est la marge qui tient la page »…  Qu’elles soient artistiques ou sociétales, les vraies révolutions ne sont jamais, en effet, le fait des masses – par trop généralement occupées à assurer leur subsistance. Les révolutions sont le fait de minorités appartenant aux classes privilégiées, pour lesquelles le quotidien ne fait pas problème.

Olécio partenaire de Wukali

Réjouissons-nous, en revanche, que se généralisent les métissages culturels. Pour peu, toutefois, qu’ils surviennent par capillarité – et non au forceps…  Nous ressouvenant de l’admirable formule de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». Mais baste ! Je ne vous bassinerai pas davantage avec la musique…

Tous les peuples ont certes leur culture ! Sans être, pour autant, civilisés [du moins tel que nous l’entendons]…  Citons Jacques Chirac : « Toutes les cultures sont égales en dignité ». Certes ! mais il n’empêche – pour reprendre le mot de George Orwell – que d’aucunes sont plus égales que d’autres. Ainsi la nôtre est-elle bien la seule à s’être ouverte au monde entier, à avoir créé, dans ses musées, des départements consacrés, e.g., à Sumer ou à l’Égypte ancienne, à avoir dédié de grands établissements à de lointaines civilisations – tel qu’à Paris, le musée Guimet ou celui des Arts premiers.  Inaugurant le chantier de ce fameux « Musée imaginaire » dont rêvait André Malraux

Quoi qu’en disent ceux qui ignorent l’Histoire, l’Europe fut toujours le moins ethnocentré des continents – celui qui, le plus souvent, sut faire abstraction de lui-même pour être hospitalier envers autrui. 

Il est toutefois à craindre que cette générosité ne fasse aujourd’hui long feu – si l’on en juge par les infâmes plaisanteries qui circulent jour après jour sur les réseaux sociaux, amalgamant délibérément salafistes/fous de Dieu et simples musulmans…

Notre devoir est certes d’accepter l’autre, avec ses modes de vie propres, spécifiques, endogènes – dans la mesure, bien sûr, où ils ne contreviennent pas à nos valeurs républicaines et laïques…  

Soyons perméables aux cultures étrangères, ainsi que le furent, e.g., un Picasso, un Messiaen, un Jean Nouvel ou un John Coetzee – tous artistes emblématiques de notre spongiosité culturelle. Sans oublier que, si tous métissages ou cross-over sont souhaitables, ils ne sauraient être qu’intuitifs, et non intellectuellement décidés… Serions-nous, en effet, éminents spécialistes du maqâm, du nô, du jingxi, du gamelan balinais ou des musiques bantoues, nous n’en demeurerions pas moins touristes [touristes érudits certes, mais touristes] – ces idiomes ne nous ayant pas été maternels.  Saluons donc toutes les « musiques du monde », sauf certaine World Music, laquelle n’est qu’une misérable soupe résiduelle, mitonnée à des fins strictement mercantiles.

Scent of a woman, film de Martin Brest 1992( Le temps d’un week-end. Remake du film de Dino Risi)
Al Pacino et Gabrielle Anwar

Luttons donc contre pareil mondialisme infligé ! Que vive bien plutôt un mondialisme choisi… Agissons ! plutôt que d’être agi par ces vils prébendiers, leurs outils technologiques & leurs nouveaux médias – monstrueux regroupements capitalistiques qui, malgré l’actuelle crise, ne s’en développent pas moins de façon exponentielle…

Luttons aussi, mais dans un tout autre domaine, contre cette veulerie qui se répand peu à peu parmi les jeunes des pays développés – lesquels on qualifie, au Japon, d’« herbivores »(cliquer) 草食男子  : individus sans particulière ambition professionnelle, attentifs à la mode, proches de leur mère, sans guère d’appétence sexuelle, et près de leurs sous.  Près de la moitié des Japonais de 20 à 35 ans appartiendraient, nous dit-on, à cette catégorie…

Refusons aussi – même si cela contrevient à notre « pseudo-humanisme égalitariste » – le principe selon lequel tout se vaut, tout est égal en matière de goûts ou de cultures.  Non, des goûts et des couleurs, ça se discute !  Sauf à considérer que l’anthropophagie est un goût comme un autre…

Pour ce qui concerne les cultures de la planète, je plaiderai, en faveur du glocal [mot-valise qui conjugue « global » & « local »], structure horizontale où tout est en réseau, sans entassement…

Exposition Georges Mathieu. Galerie Perrotin
Georges Mathieu, Paris, Capitale des Arts, 1965. Photo : Claire Dorn © Georges Mathieu/Adagp, Paris et Art, New York,2021

Le philosophe portugais Miguel Torga n’a-t-il pas écrit : « L’universel, c’est le local moins les murs » ? Définissant ainsi un monde idéal où toutes les cultures pourraient cohabiter pacifiquement… Ce qui – eu égard à la prodigieuse instantanéité de nos communications planétaires – ne devrait plus ressortir à l’utopie… Mais hélas ! le Web semble, bien au contraire, favoriser les enfermements communautaires, les pires ensauvagements !  Sans parler de ces haines tribales qui s’expriment quotidiennement sur blogs et autres réseaux sociaux… Ne voyons-nous pas, d’autre part, se calcifier, un peu partout, les intégrismes religieux ou profanes ?

« Intégrisme religieux », n’est-ce d’ailleurs pas un pléonasme ?  Hypocrisie sociale mise à part, tout homme de foi est nécessairement persuadé détenir « la » vérité.  Les tenants des autres religions, et a fortiori les athées, n’étant que de malheureuses brebis égarées qu’il convient, au mieux, d’évangéliser… Sous nos climats, on les aurait jadis égorgées – cependant qu’aujourd’hui perdurent, à nos portes, ces saintes pratiques ! Tout intégriste s’enfermant dans sa schizophrénie – misérable petit tas de croyances…  Mais petit tas + petit tas finissent toujours par faire un gros tas, parfaitement imperméable – sous forme de secte ou de tribu…

Tribalismes religieux, en effet, mais aussi profanes !  En fonction de l’âge, bien sûr (âgisme ou bien jeunisme), mais aussi de la couleur de peau, de la langue, voire des accents, des types de loisirs, des goûts sexuels ou musicaux, de l’alimentation, des obédiences, etc.  La liste ne saurait être exhaustive !

Chacun de nous est évidemment constitué d’éléments fort divers, souvent contradictoires ; c’est ce que l’on appelle une « personne » (au sens kantien du terme) – et non un individu, unité purement statistique.  Chaque homme est, en effet, une entité complexe, irréductible à l’une quelconque de ses facettes ou fonctions. Entité qu’il convient de considérer sous tous ses aspects, toutes ses coutures, sans catégorisation simplificatrice.  Refusant de ne voir, en tel ou tel que, e.g., le noir, le juif, l’arabe, l’homosexuel, le franc-mac, l’amateur de jazz, voire… le « con » [souvenez-vous, à cet égard, de certain fameux « Dîner… »].

La barbarie, c’est bien sûr la simplification !  Aussi notre devoir est-il de constamment différencier, de toujours tenter de comprendre autrui dans sa foncière complexité.  Bien qu’il soit autrement confortable de le considérer sous un seul de ses aspects…  Simplification qui autorise, en outre, les pires manipulations ou assujettissements – faisant d’autrui une proie facile pour tous les obsédés du « pouvoir pour le pouvoir », maniaques obsessionnels, narcissiques à l’ego surdimensionné, pour lesquels « l’emprise sur les autres est l’aphrodisiaque suprême » (Henry Kissinger). Triste perversion, qui n’est malheureusement pas le fait des seuls grands fauves de la politique…

Autre exemple éloquent : Don Giovanni…  Humant « l’odor di femina », le fameux séducteur mozartien ne considère la femme que comme un numéro à inscrire à son tableau de chasse, à son fameux catalogue !  Et peu importe qu’elle soit contadina, cameriere, cittadine, contesse, baronesse, marchesana, principesse (villageoise, soubrette, citadine, comtesse, baronne, marquise, princesse), peu importe même qu’elle soit jeune ou vieille [bien que sua passion predominante soit la giovin principiante]… Donjuanisme que les psychanalystes considèrent désormais comme désir d’abaisser la femme, besoin de dominer celle qui, en réalité, fait peur. Forme d’homosexualité latente, inavouée, inavouable (?)…

Don Giovanni de Mozart interprété par le Concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haïm d’après la mise en scène de Guy Cassiers. Extrait du concert enregistré le 7 octobre 2023 à l’Opéra de Lille. France Musique

Un mot sur cet « Amour de l’humanité » dont nous nous gargarisons si volontiers, élément-clé de notre ataraxique (cliquer) xylolalie (cliquer)… Or il est pourtant clair que l’humanité, ce n’est personne ! Sinon un tas d’individus… Concept flou, totalitaire – furieusement consensuel, certes !  Fort utile, en tout cas, aux orateurs de fin de banquet, voire de manifestation sportive…

Plantation d’un arbre de la Liberté. Jean-Baptiste Lesueur (1749-1826).
Gouache sur carton, 1790-1791, Paris, musée Carnavalet.

Non, faisons fi de cette grandiloquence aussi creuse que consensuelle ; alors que la vraie démocratie, c’est bien sûr le dissensus… Que vive donc le débat contradictoire ! Pourvu que les arguments utilisés demeurent ad ignorantiam (i.e. au niveau des idées) et ne virent pas ad hominem (i.e. aux attaques personnelles), pourvu qu’il s’agisse de saine polémique et non d’esprit pamphlétaire. Afin que tout le monde puisse, in fine, se rallier aux décisions de la majorité.  Sans arrière-pensée, car – comme le disaient les Anciens – il n’est pas loin de Charybde à Scylla, non plus que du Capitole à la roche Tarpéienne…

Développées en leurs ultimes conséquences, les valeurs se pervertissent :

  • La liberté, dégénérant en loi du plus fort (« Le renard libre dans le poulailler libre »)
  • L’égalité, dégénérant en égalitarisme (« Lit de Procuste » : on coupe tout ce qui dépasse)
  • La diversité, dégénérant en « diversitarisme » à tous crins (dans le mépris des valeurs communes & du respect de la ressemblance), voire en « différentialisme » romantique niais…

Quant à la fraternité – valeur suprême, selon moi -, elle n’est guère, heureusement, pervertible ! Sauf à s’inscrire dans la langue de bois ou de coton de tel ou tel personnage politique… N’est-ce pas le bon Joseph Staline qui parlait de « l’homme, notre capital le plus précieux » ?

Aussi, pour la défense de nos valeurs, plaidons toujours pour une 3e voie, celle de l’équilibre et de la modération. Quoique la modération – nous ne le savons, hélas, que trop ! – ne soit guère sexy…

Vous souhaitez réagir à cette critique
Peut-être même nous proposer des textes pour publication dans WUKALI 
Vous voudriez nous faire connaître votre actualité :
Contact : redaction@wukali.com 
Pour nous soutenir, rien de mieux que de relayer l’article auprès de vos amis sur vos réseaux sociaux😇
Notre meilleure publicité c’est VOUS !

Illustration de l’entête: Marie-Thérèse avec une guirlande. 6 février 1937. Pablo Picasso. Huile sur toile 61/46cm. Collection privée. © akg-images. André Held. 2019 Estate of Pablo Picasso. Artists Rights Society (ARS), New York

Ces articles peuvent aussi vous intéresser