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Les supercalculateurs : Oracles modernes ou boîtes de Pandore scientifiques ? 

par Palantir Dewuka

Depuis l’aube de la science, l’humanité a cherché à percer les secrets du monde qui l’entoure. Pour ce faire, elle a conçu des instruments toujours plus sophistiqués : des télescopes géants, véritables fenêtres ouvertes sur l’immensité cosmique, permettant aux astronomes de capturer la lumière des étoiles les plus lointaines; des accélérateurs de particules, cathédrales de la physique, où les chercheurs provoquent des collisions atomiques à des vitesses proches de celle de la lumière pour sonder les constituants ultimes de la matière; ou encore des souffleries, outils essentiels pour les ingénieurs, qui simulent l’écoulement de l’air autour des objets afin d’optimiser leur forme et leurs performances.

Cependant, certaines frontières de la connaissance semblent infranchissables par l’expérimentation directe. Comment étudier le climat à l’échelle des ères géologiques, observer la collision de galaxies situées à des milliards d’années-lumière, ou plonger au cœur d’une étoile pour percer les mystères des réactions thermonucléaires qui l’animent ? Ces phénomènes, par leur ampleur temporelle ou spatiale, leur éloignement ou leur dangerosité, défient l’observation et la manipulation directe.

C’est ici que les supercalculateurs révèlent leur puissance. Ces machines extraordinaires sont capables de créer des mondes virtuels, des simulations numériques où les scientifiques peuvent reproduire ces expériences inaccessibles. La simulation informatique, en permettant d’explorer des scénarios hypothétiques et de modéliser des systèmes complexes, est devenue un troisième pilier de la démarche scientifique, complémentaire à la théorie et à l’expérience. Elle a donné naissance à un nouveau champ disciplinaire, la science informatique, dont les praticiens utilisent ces outils pour faire progresser notre compréhension du réel. Il est fondamental de distinguer cette science informatique de l’informatique elle-même, qui se concentre sur l’étude des ordinateurs, de leur architecture et de leurs logiciels.

Les supercalculateurs : des cathédrales numériques au service de l’humanité

Imaginez une bibliothèque infinie, où chaque livre représente une équation, une molécule ou une donnée climatique. Un ordinateur classique en lirait une page à la fois, lentement et méthodiquement. Un supercalculateur, lui, serait capable de parcourir tous les livres simultanément, en croisant les informations à la vitesse de la lumière. Ces machines ne sont pas de simples outils ; ce sont des extensions de notre intellect, des « prothèses cognitives » qui amplifient nos capacités d’analyse et de compréhension, nous permettant de repousser les limites de la connaissance humaine.

Kandinsky 1926. Quelques cercles
Huile sur toile, 140,3 x 140,7 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
Solomon R. Guggenheim Founding Collection, by gift. © Adagp, Paris

Une architecture inspirée par la nature

Le fonctionnement d’un supercalculateur évoque celui d’un cerveau humain à l’échelle macroscopique, illustrant une convergence fascinante entre la cognition biologique et le calcul numérique :

Les unités de calcul (CPU/GPU/TPU) fonctionnent comme des neurones artificiels, traitant des informations élémentaires et effectuant des opérations arithmétiques et logiques à des fréquences de plusieurs gigahertz. Cette analogie neuronale se manifeste particulièrement dans les architectures hétérogènes qui combinent différents types de processeurs spécialisés, chacun optimisé pour des tâches cognitives spécifiques.

Les réseaux d’interconnexion jouent le rôle de synapses numériques, permettant une communication ultra-rapide entre les nœuds de calcul avec des latences de l’ordre de quelques nanosecondes et des bandes passantes atteignant plusieurs téraoctets par seconde. Ces topologies d’interconnexion (hypercubes, tores, fat-trees) déterminent l’efficacité de la transmission d’information, tout comme la myélinisation des axones neuronaux influence la vitesse de propagation des signaux électrochimiques dans le cerveau.

Olécio partenaire de Wukali

Le parallélisme adaptatif reflète la plasticité neuronale, permettant au supercalculateur d’ajuster dynamiquement l’allocation de ses ressources en fonction de la complexité et de la nature du problème à résoudre. Cette capacité d’adaptation se manifeste par des techniques avancées comme l’équilibrage de charge, la migration de processus et la reconfiguration topologique.

Considérons Fugaku  富岳 avec une performance de 442 pétaflops (442 000 milliards d’opérations par seconde), autrefois le supercalculateur le plus puissant du monde (entre juin 2020 et juin 2022) avec ses 7,6 millions de cœurs, il pourrait être comparé à une gigantesque fourmilière ou termitière, où chaque insecte contribue à la construction d’une œuvre complexe et monumentale. Là où des humains mettraient des siècles à ériger une cathédrale, Fugaku pouvait accomplir un travail analogue en quelques secondes, simulant des phénomènes d’une complexité vertigineuse. Il a notamment joué un rôle crucial dans la lutte contre la pandémie de COVID-19, en aidant à déterminer l’efficacité des masques. Actuellement, Fugaku forme de grands modèles linguistiques japonais d’IA, sur le modèle de ChatGPT, d’après  Japan News.

Victor Vasarely (1906-1997)
Collage, 1966, 252×252 cm

Des ogres énergétiques… mais nécessaires

Cette puissance de calcul extraordinaire a un prix, qui se manifeste sous plusieurs formes :

Coût énergétique : Les supercalculateurs sont des ogres énergétiques, dont la consommation électrique rivalise avec celle de petites villes. Le supercalculateur américain Summit (200 pétaflops) consomme 13 Mégawatts (MW), assez pour alimenter 13 000 foyers, soulevant des défis importants en termes d’alimentation et d’impact environnemental.   

La dissipation thermique générée par ces systèmes pourrait théoriquement faire fondre plusieurs tonnes de glace en quelques heures. Pour maintenir les composants électroniques à des températures opérationnelles, des systèmes de refroidissement sophistiqués (refroidissement liquide direct, immersion, échangeurs thermiques) sont implémentés, rivalisant en complexité avec ceux des réacteurs nucléaires. Cette contrainte thermique impose une limite fondamentale à la densité d’intégration des processeurs, illustrant le principe entropique selon lequel tout calcul produit inévitablement de la chaleur.

L’empreinte écologique de ces géants numériques a conduit à des initiatives significatives comme le supercalculateur LUMI (379 pétaflops) en Finlande, qui fonctionne exclusivement à l’aide hydroélectriques et éoliennes. Cette approche témoigne d’une prise de conscience croissante de la nécessité d’harmoniser le progrès technologique avec la durabilité environnementale, reflétant une éthique de responsabilité envers les générations futures.

Cette relation entre puissance de calcul et consommation énergétique évoque la figure mythologique de Prométhée : les supercalculateurs nous permettent de « voler » la puissance des lois fondamentales de la physique pour créer des univers virtuels, mais nous imposent la responsabilité de maîtriser les conséquences thermodynamiques de cette prouesse technique.

La Cathédrale. Auguste Rodin (1840-1917).
Musée Rodin , Paris, France © Adam Rezpka / Musée Rodin, Paris

Leurs applications : des miracles scientifiques

Météorologie et climatologie : Ils simulent l’atmosphère terrestre avec une précision stupéfiante, modélisant les interactions complexes entre les différents paramètres climatiques. Ces simulations permettent de prévoir les phénomènes météorologiques extrêmes, comme les typhons, avec une résolution de plus en plus fine, sauvant ainsi des vies et limitant les dégâts. Le modèle Earth Simulator japonais, par exemple, est capable de prédire la trajectoire et l’intensité des typhons avec une précision remarquable.   

Médecine et biologie : Pendant la pandémie de COVID-19, le supercalculateur américain Frontera (23,7 pétaflops) a analysé des milliards de composés chimiques en quelques jours pour identifier des molécules susceptibles d’inhiber les protéines virales essentielles. Ce processus de criblage virtuel, qui aurait nécessité des décennies par des méthodes expérimentales conventionnelles, illustre comment la simulation moléculaire à grande échelle transforme radicalement le processus de découverte de médicaments en introduisant un paradigme in silico complémentaire aux approches in vitro et in vivo.

Paul Klee – Jadis sorti du gris de la nuit (1919) 22,6 × 15,8 cm, Centre Paul-Klee, Berne

Astrophysique : Dans le domaine de l’astrophysique, les supercalculateurs recréent des univers miniatures, simulant l’évolution des galaxies et des structures cosmiques sur des milliards d’années. Ces simulations permettent aux astrophysiciens de tester leurs théories sur la formation des étoiles et des planètes, sur le rôle de la matière noire et de l’énergie sombre, et sur l’influence des trous noirs sur le cosmos. Le projet IllustrisTNG, développé par une collaboration internationale impliquant le Max Planck Institute for Astrophysics, Harvard et le MIT, constitue un véritable laboratoire cosmologique virtuel.

Intelligence artificielle : Les supercalculateurs sont devenus les incubateurs de l’intelligence artificielle avancée, leur permettant d’apprendre à partir de vastes quantités de données. Ils sont les creusets où naissent les IA, leur offrant l’équivalent de milliers d’années d’expérience concentrées en quelques heures. 

AlphaFold, développé par DeepMind (filiale de Google), illustre parfaitement cette synergie entre puissance de calcul et algorithmes d’apprentissage. En exploitant des réseaux neuronaux profonds entraînés sur d’immenses bases de données génomiques et protéomiques, AlphaFold a résolu l’un des défis les plus fondamentaux de la biologie structurale : la prédiction de la structure tridimensionnelle des protéines à partir de leur séquence d’acides aminés.

Cette avancée, qui aurait nécessité des siècles d’expérimentation par cristallographie aux rayons X ou résonance magnétique nucléaire, ouvre la voie à une nouvelle ère dans la conception rationnelle de médicaments et la compréhension des mécanismes moléculaires des maladies. Elle illustre comment l’intersection entre supercalculateur et intelligence artificielle crée une méta-instrumentation capable d’extraire des patterns significatifs de données massives, transcendant ainsi les limites cognitives humaines.

Les Limites : L’hubris technologique face aux contraintes physiques

Le mur de la puissance : La quête de puissance computationnelle se heurte aujourd’hui aux limites fondamentales de la physique quantique. La miniaturisation des transistors, moteur historique de l’évolution des performances informatiques (loi de Moore), atteint désormais des échelles nanométriques (3 nanomètres, soit environ 300 millions de transistors/mm²) où les effets quantiques comme le tunnel électronique et les fuites de courant deviennent prépondérants

Le coût exorbitant : Le coût exorbitant des supercalculateurs, Fugaku a nécessité un investissement proche du milliard de dollars, soulève d’importantes questions d’équité dans l’accès aux ressources computationnelles. Cette concentration de puissance de calcul dans quelques centres d’excellence mondiaux risque de créer une fracture numérique scientifique, où seuls les pays les plus développés peuvent participer pleinement à l’aventure de la science computationnelle

Les enjeux éthiques : La puissance des supercalculateurs soulève des questions éthiques cruciales, notamment en ce qui concerne leur utilisation potentielle à des fins militaires (simulation d’armes nucléaires) ou de surveillance de masse. Ces supercalculateurs représentent, en quelque sorte, les tours de Babel du XXIe siècle : des monuments à la gloire de l’ingéniosité humaine, mais dont la complexité et la puissance pourraient échapper à notre contrôle si elles ne sont pas accompagnées d’une sagesse proportionnelle.

L’avenir des supercalculateurs s’oriente vers l’hybridation et l’exploration de nouvelles voies technologiques

L’informatique quantique : Cette technologie révolutionnaire, qui exploite les principes de la mécanique quantique, promet de résoudre des problèmes actuellement insolubles pour les ordinateurs classiques. L’informatique quantique pourrait, par exemple, permettre de simuler des matériaux complexes et de découvrir de nouveaux médicaments avec une efficacité sans précédent.   

L’IA neuromorphique : Cette approche vise à concevoir des systèmes informatiques qui imitent directement le fonctionnement du cerveau humain, en utilisant des réseaux de neurones artificiels et des connexions synaptiques. L’IA neuromorphique pourrait permettre de développer des ordinateurs plus efficaces et plus adaptables, capables d’apprendre et de raisonner de manière plus intuitive.   

L’informatique exaflopique : Le projet européen EuroHPC ambitionne de construire des supercalculateurs exaflopiques, c’est-à-dire capables d’effectuer un milliard de milliards d’opérations par seconde. Ces machines ouvrent la voie à des simulations d’une fidélité et d’une complexité inégalées, comme la modélisation d’un cœur humain battant cellule par cellule.   

Jan Cossiers (1600-1671). Prométhée apportant le feu (1636-1638).
Musée du Prado. Madrid

En conclusion, cette transformation profonde de notre relation à la connaissance s’inscrit dans une continuité historique de la quête humaine pour comprendre l’univers. Des pyramides astronomiques de l’Égypte ancienne aux télescopes spatiaux, en passant par les encyclopédies des Lumières, l’humanité a toujours développé des instruments pour étendre ses capacités cognitives et perceptives naturelles.

Les supercalculateurs représentent ainsi l’avatar contemporain de cette quête immémoriale de savoir absolu, une aspiration qui traverse l’histoire humaine depuis les oracles de l’Antiquité jusqu’aux cathédrales de silicium de notre ère numérique. Si le matériau a changé, du calcaire au silicium, de la pierre au transistor, la soif fondamentale de connaissance demeure identique, témoignant d’une constante anthropologique profonde.

Nos ancêtres érigeaient des pyramides pour se rapprocher des dieux ; nous construisons des supercalculateurs pour nous rapprocher d’une vérité scientifique de plus en plus complexe et multidimensionnelle. Ces nouveaux temples du savoir, dédiés non plus à des divinités mais à la rationalité scientifique, incarnent paradoxalement la même quête de transcendance, non plus verticale vers un au-delà métaphysique, mais horizontale vers les frontières infinies de la connaissance humaine.

En définitive, les supercalculateurs nous rappellent que la technologie la plus avancée sert toujours les aspirations les plus anciennes de l’humanité : comprendre, prédire, et ultimement, donner sens à notre existence dans un univers dont la complexité dépasse l’entendement humain immédiat.

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