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Anne Malaprade poétesse du sensible, de la fragilité des mots, de l’éternel humain

par Philippe Poivret

Nous avions quitté Anne Malaprade, poétesse et professeur de lettres en classe préparatoire, avec son recueil Kryptadia paru en 2021 aux éditions Isabelle Sauvage. Recueil qui a été présenté ici même (Cliquer) en mars. Maniant les mots, les phrases et les vers de telle sorte que rien ne soit ni fermé ni définitif, elle continue à explorer les limites du langage, du dialogue et de la communication entre les hommes, les femmes, les enfants dans toutes les situations que nous pouvons rencontrer. Le mot crypte pouvait résumer kryptadia. Dans les premières pages de Opération du Saint-Esprit, il trouve un début d’explication. La ou plutôt les cryptes, nous dit Anne Malaprade, sont « destinées à accueillir les produits disparus dans le cadre d’un refoulement psychique ». Il s’agissait donc bien de l’inconscient et de ce qui échappe à la logique et à la connaissance propre à chacun d’entre nous.

Anne Malaprade à Politeia à Thionville en mars 2025 présentée par Philippe Poivret

 Cette fois-ci, le mot clé est vol. Mot qui apparait très vite dès la première page et un peu plus loin, en tête d’un sous chapitre. Le vol y est qualifié de funèbre. Le vol doit être pris dans le sens de prendre quelque chose à quelqu’un mais il est parfois aussi question du vol dans l’air. Le lecteur comprendra ou non le sens à utiliser au fil des pages.

Comme toujours Anne Malaprade joue avec les mots pour que rien ne soit gravé dans le marbre. Au vol, premier mot clé, vient s’ajouter un deuxième mot clé qui n’est rien d’autre que le prénom d’une poétesse bien connue, Emily Dickinson. Tout au long des chapitres et il y en a quatre, le prénom Emily écrit en lettre majuscule après plusieurs occurrences en minuscules, vient rythmer et entrer en résonnance avec les poèmes en prose qui s’enchaînent jusqu’au chapitre final. Le vol peut être compris comme un mode d’échange puisque nous prenons à autrui bien des connaissances et que nous intégrons ce qu’il ou elle nous dit pour en faire notre miel, pour le faire nôtre.  Ou non. Le vol, pris dans le sens de s’approprier quelque chose, est inhérent à tout échange puisqu’il faut écouter ou lire pour comprendre ce qui est exposé et ensuite répondre ou compléter ce que nous avons reçu. Ou voler selon le point de vue où l’on se place. Non sans un humour que nous ne lui connaissions pas, Anne Malaprade nous propose « formation et concours pour devenir voleur » avec un salaire moyen qui « oscille entre 1400 et 1500 euros brut mensuel ». Ce qui ne doit pas être loin du salaire d’un professeur débutant. Le professeur serait donc celui qui vole dans les textes et connaissances qu’il a acquises au long de ses études pour les transmettre ensuite à ses élèves. Pourquoi pas, en effet. 

Mais après ce trait d’humour vache, Anne Malaprade retrouve son style et la façon d’écrire qui lui est propre. Le vol est premier. Dans un chapitre intitulé Kleptomane elle écrit « Je prends ce qu’Emily range, ce qu’Elle pense, ce qu’Elle récolte ». Elle prend et elle vole à une femme, à une poétesse, à celle qui sera la référence de tout le recueil. Tout de suite après, les hommes arrivent « Elle devient sous la main des hommes une boule qu’il s’agit de modeler jusqu’au silence ». Comme souvent, les hommes ne sont guère mis à l’honneur. Ils ne font qu’amener au silence, la pire des choses pour une poétesse ou un poète. Le père, les enfants, les frères et sœurs, la famille sont au cœur du recueil. Mais si leur présence est importante voire cruciale, leur place dans le poème et dans la vie reste difficile à trouver et à définir. Le vers « Une mère est envahie par ses enfants. Leurs espaces de corps et de nuit ne se confondent pourtant pas » montre la difficulté d’être mère. « La vie dans les plis pour les hommes, la vie dans les courbes côté femme » est un résumé de la situation des deux sexes dans la famille et au-delà. « le père si flou la mère si nette » situe une façon de voir et de présenter les deux parents à des enfants qui vont devoir faire face à un monde où « le ciel si peu métaphysique promet pourtant un enfer sur terre ». 

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La poésie sera là pour prendre les mots et chercher à être au monde. Elle, que ce soit l’autrice ou la poésie, ce qui revient au même, « donne soin à l’enfant et conserve le jour ». Quelques instants de lyrisme apparaissent çà et là pour donner un moment de sérénité « Je parle aux étoiles, et chaque étoile est une personne et chaque personne un vol potentiel ». Anne Malaprade parle souvent d’une femme dont on ne sait pas si c’est elle mais dont on devine qu’il y a une grande part d’elle comme lorsqu’elle « compose les fleurs sur cette si précieuse ligne du poème ». La poésie est difficile à mettre en mot, elle a ses limites puisque’ « elle ne sait pas coudre la lumière dans une boucle de soleil ». La poésie est indispensable, il faudra en garder l’essentiel et « supprimer ce qui use la langue à force de vouloir penser l’indéchiffrable ». La poésie a donc pour ambition de dire ce qui ne peut pas être dit avec des mots, de dire ce qu’il est impossible de comprendre avec des mots. Elle est au-delà des mots. Il faudrait inventer une langue « je veux une langue folle de faim affamée une langue dont l’ombre mutile la mort ».  La mort est toujours présente, en filigrane ou directement, en écho ou en correspondance avec le chagrin, le manque ou la douleur. 

Tout au long du recueil, on rencontre, outre Emily Dickinson, plusieurs personnages connus comme Godard dont Anne Malaprade comprend et aime le travail. Wittgenstein est là lui aussi. Elle s’adresse à Rimbaud, voleur de feu, « sois brigand, sois voleur mais ne cesse d’être juste ». On devine Philippe Jaccottet et l’effacement qui est sa façon de resplendir avec « rien ne finit, pas même l’effacement » ou « Ecrire l’effacement. Se laisser aller à l’invisible ». Annie Ernaux, Romy Schneider et d’autres font aussi partie des poèmes. 

Reste le titre du recueil Opération du Saint-Esprit qui intrigue par une allusion à une divinité qui serait chrétienne en raison de la présence du saint Esprit. Ou il s’agit d’un hasard, voire de quelque chose venu d’on ne sait où, ni de quelle manière, ni pour quelle raison. Quelque chose d’incompréhensible. Anne Malaprade joue beaucoup avec la ponctuation et les majuscules. Sur la couverture du recueil, le titre est écrit tout en majuscule ce qui ne permet pas de savoir si l’allusion est ironique ou non. Dieu, les anges ou le diable apparaissent rarement mais ils sont présents. Une connotation païenne pourrait s’appliquer à la poésie : « je vole ton dieu ton diable me vole » ce qui perturbe encore un peu plus les repères comme Anne Malaprade sait si bien le faire.

Un peu avant la fin, un chapitre s’intitule « une souris rouge sort de sa bouche ». Un secret, une douleur sort de sa bouche. Le rouge surgit dans plusieurs pages du recueil. Puis « je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça », titre d’un des chapitres suivants, laisse à penser que tout ce qui a été dit n’est pas encore conforme à ce qu’elle voudrait dire, que tout n’a pas encore été dit. Et le dernier chapitre « quelque chose apparait de l’intérieur du mot » se termine- et ce sont les deux dernières phrases-par ces mots « Elle parle à son enfant mort. C’est pour lui qu’elle vole l’éphémère au temps ». Il convient alors de garder le silence.

Recueil difficile, grave et profond, vertigineux par son écriture Opération du Saint-Esprit se lit chapitre par chapitre, poème par poème pour rentrer dans l’univers et l’écriture si prenante d’Anne Malaprade

Opération du saint-esprit
Anne Malaprade

éditions Tarabuste.15€ 

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