Accueil Livres, Arts, ScènesLivres Épuiser le viol, dernier titre de la poétique d’Anne Malaprade

Épuiser le viol, dernier titre de la poétique d’Anne Malaprade

par Philippe Poivret

« Epuiser le viol ». Avec un titre aussi agressif Anne Malaprade suscite interrogations et doutes sur cet épuisement, donc sur cette disparition d’un acte particulièrement odieux, d’un crime. Est-il possible d’épuiser le viol ? Est-il possible qu’il y ait un après le viol ? Le viol peut-il s’épuiser et disparaitre ? 


Il s’agit en fait d’un conte qui, comme tout conte, hésite entre fiction et réalité. C’est un conte qui va se servir de la fiction pour raconter ce qui se passe dans la tête, dans le cœur et dans le corps des hommes et des femmes, des enfants et des adultes, voire dans celle des animaux et d’autres créatures qui existent ou non. Même s’il s’agit d’un long poème, « Epuiser le viol » se lit comme on lirait une histoire dans laquelle tous les personnages se répondent et vivent ensemble. Ils sont tous le reflet les uns des autres, ils ont tous un rôle, une influence sur celles et ceux qu’ils côtoient parce qu’ils sont leurs parents ou parce qu’une règle naturelle et indiscutable leur impose une proximité à laquelle ils ne peuvent échapper. Les personnages, jamais indépendants les uns des autres, vivent une vie dans une communauté, une famille, dont les règles apparaissent çà et là. Anne Malaprade crée une atmosphère de toute pièce. Il n’y a pas de lieu ni de temps défini. Tout se passe on ne sait où ni quand. Ce qui revient à dire que cette histoire est universelle. Mais la tonalité reste sombre, parfois inquiétante même si « s’envolent des fleurs sauvages des barbelés ». Les multiples références au monde dans lequel nous vivons, nous font comprendre qu’il s’agit d’une interprétation, d’une lecture voire d’une allégorie de nos vies et surtout des relations que nous entretenons avec notre ou nos entourages. On reconnait parfois Anne Malaprade elle-même aux prises avec les difficultés du métier d’enseignante. 

Parmi les multiples personnages qui peuplent ce recueil, Louve tient une place centrale. Personnage féminin, son nom évoque l’agressivité. Il comporte, comme pour tous les autres personnages, une majuscule ce qui permet de les reconnaître. Elle est mère de plusieurs Petits qui apparaissent comme Petit ou Petite, au masculin ou au féminin, au singulier ou au pluriel. Mais ils n’ont jamais de prénom pour les individualiser. Violette, autre personnage important, répond à Louve. Plus ancrée dans la réalité, elle est une autre des facettes de Louve et les deux personnages finissent par se confondre. Animal, comme son nom l’indique, est une composante de la personnalité de Louve et de Violette. Parfois bien individualisé, parfois partie intégrante de ces deux personnages, Animal est celui qui annonce faire « profession de soigner l’humain ». Il est dans le conte, il est dans les autres personnages et pèse sur leurs comportements et leurs attitudes. 

Certains ont des noms communs comme l’Ours, d’autres ont des noms inventés comme l’Envioleur. Puisqu’il faudra épuiser le viol, l’Envioleur a sa place tout comme l’Enviolée et l’Enviolé. Le premier serait un auteur, un coupable. Il n’a pas, pour Anne Malaprade, d’équivalent féminin. Les autres seraient les victimes ou celles et ceux qui en souffrent sans, ou non, qu’un rapport physique ait eu lieu. On ne le saura pas non plus. Anne Malaprade nous dit que le i peut disparaître de tous ces noms ce qui transforme le viol en vol et l’Enviolée en Envolée. Ce qui, cette fois-ci change tout. Il faudra comprendre que le viol, qu’il faut épuiser, n’est pas seulement celui qui concerne le sexe mais celui qui concerne toutes les relations humaines. Les mots paraissent ici être à la limite de ce qui est dicible. Il faudrait pouvoir en dire plus à tel point que Louve nous dit qu’elle « voudrait un texte plus fort que ce qu’elle vit ». Les mots, les paroles ne sont donc pas le strict reflet de ce qui est vécu. Il y a encore quelque chose de plus et c’est bien ce quelque chose qu’Anne Malaprade cherche à raconter dans tout ce recueil et dans toute sa poésie. Ne serait-ce pas là son but ultime ? Les mots et les phrases manquent quelque chose et « c’est encore une phrase qui interrompt la vie ». Il faudra donc se méfier des mots. La vie peut être interrompue par un évènement mais les mots peuvent aussi interrompre la vie. 

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Comme pour toute ou tout poète, le jeu sur les mots, le travail des mots, de leurs sens et de leurs ambiguïtés fait partie de l’écriture. Le i n’est pas le seul à disparaitre. Louve devient Love, garde sa majuscule et l’on comprend la proximité des deux paroles. Et de Love on glisse vers Lune. Les trois mots sont donc en continuité, leurs différences les mettent en rapport les uns avec les autres et c’est bien ce processus qu’Anne Malaprade cherche à mettre au jour. Un fil d’or relie-t-il tous les mots les uns aux autres ? « Il faudrait inventer de petits mots pour dire que tout se superpose » nous confie Anne Malaprade. C’est ce qu’elle fait, non avec des mots, mais avec plusieurs recueils dans lesquels elle cherche toujours ce qui partage, ce qui relie, et aussi ce qui, parfois uni. Dans « Epuiser le viol », la nostalgie d’une harmonie affleure sans que ce soit une morne unité. 

Si les contacts, les affects et les douleurs sont au cœur du recueil, l’amour, qui reste discret tout au long des pages, apparait de temps à autre. Jamais dans de grandes explications mais présent en filigrane tout comme la maternité, il reste simple et naturel. L’amour a le mérite d’exister et de transformer, quand il est là, la vie « Ce que l’amour promet : tu ne manqueras plus jamais de fleurs ni de pain ». L’amour apporte donc de la beauté, mais aussi un minimum de bien-être matériel. Et pas seulement. « Quand la femme est prise par amour son corps se confond : les organes se mêlent les uns aux autres, la matière devient liquide et chaude comme chocolat ». Anne Malaprade ajoute « cela s’appelle l’amour-miel ». 

Bien des images prennent vie dans ces pages. Ainsi, au début du recueil, Louve, « l’araignée de fer traverse les murs les plus froids de son antre ». Elle revient vers la fin avec plus de détails « Louve araignée de fer. Des bras bleus, des bras verts, des bras marrons, des bras violets ». L’araignée devient multicolore puis « somptueuse, se fige sur le mur dont l’ombre tueuse l’attise » et on s’imagine lisant « Epuiser le viol » devant « un feu de cheminée, un thé servi dans un pot de grès, trois coupes de tailles différentes. C’est le début de l’hiver. La journée est froide, ensoleillée, impraticable ».  

Dense, obsédant par son rythme régulier, déroutant par un univers jamais accompli, « Epuiser le viol » surprend et pas seulement par son titre. Avec de multiples références littéraires – poètes et philosophes- cinématographiques – récentes ou non-, picturales – il faudra retrouver le tableau du corridor de Vasari évoqué au chapitre Vampyr /Lune posthume-, Anne Malaprade nous plonge dans un univers parfois dérangeant, parfois lumineux, parfois proche du ciel mais avec les pieds fermement accrochés au sol. Rien n’est oublié et surtout pas les difficultés à communiquer, à échanger, à rencontrer l’Autre. Louve, Violette- pas très éloignée de volette ni de voilette- et Animal côtoient les Envioleurs et la Déviolée. Le préfixe En exprime le viol dans le personnage, le préfixe Dé laisse à penser qu’il est possible de se défaire du viol et de toute violence. Reflet de nos vies, de notre monde, de nos Lois, la poésie d’Anne Malaprade est le reflet de ce que nous vivons, une exploration de ce que nous sommes. C’est aussi un regard, une mise au jour de nos affects. Sans tomber dans un narcissisme facile, Epuiser le viol nous renvoie le reflet de nos vies en couple, en famille, en société. Et c’est surprenant.                                                                          

Epuiser le viol
Anne Malaprade 

éditions Isabelle Sauvage. 18€

-Deux articles parus précédemment à propos de l’œuvre d’Anne Malaprade

 Le 10 juin 2025

Le 11 mars 2025

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