Fasting in religious practices
Le jeûne fait partie des pratiques les plus communes à toutes les religions. Il repose, en général, sur la conviction qu’il faut affranchir l’âme du corps, afin qu’elle puisse se rapprocher de la divinité. La chair est embourbée dans la matière, elle empêche l’esprit de s’élever vers le sacré. On trouve cette conception, déjà poussée à l’extrême, dans le Phédon de [**Platon*], où le lecteur voit [**Socrate*] se réjouir de sa mort, qui vient enfin délivrer son âme de sa défroque mortelle.
Chez les religieux, les mystiques en particulier ont toujours réservé au jeûne une place de choix parmi les macérations qu’ils infligent à leur corps, obstacle à l’union de l’âme avec Dieu. Dans les premiers siècles du christianisme, les pères du désert s’érigèrent en champions de l’abstinence. C’était à qui battrait les records. [**Saint Hilarion*] ne mangeait que quinze figues par jour ; [**saint Pior*] se contentait d’un petit pain et de cinq olives ! Pourtant ils n’arrivèrent pas à la cheville de [**Syméon le stylite*]. Le saint homme, qui perchait habituellement sur une colonne à vingt mètres d’altitude, se fit murer pendant quarante jours avec deux pains – auxquels il ne toucha pas ! De siècle en siècle, les saints ont continué à s’adonner à ce genre de privations, jusqu’à nos jours. De 1928 jusqu’à sa mort en 1981, [**Marthe Robin*], pour ne citer qu’un cas, se nourrit exclusivement de l’eucharistie.
Dans le christianisme, la mortification de la chair passe pour d’autant plus méritoire qu’elle unit le dévot à la souffrance du Christ sur la croix. Mais, en tant que pratique purificatrice, elle est présente dans de nombreuses religions. Chez les musulmans, le ramadan est usuel pour tous les croyants. Les ascètes, pour leur part, jeûnent dans bien d’autres circonstances, par exemple pour des périodes de dix jours passées en prière dans les mosquées. En Inde, le jeûne est censé récurer le corps des actions qui ont entaché son existence, les yogis s’y livrent parfois jusqu’à la mort. Quant aux bouddhistes, ils voient dans le jeûne un moyen essentiel pour accéder à l’illumination.
Au sein de ce concert d’adeptes du jeûne, on s’étonnerait à bon droit de la position du judaïsme. Dans la Torah, en effet, le seul jeûne prescrit est le jeûne d’un jour pour le Yom Kippour , la fête du Grand Pardon, aucun autre. À l’époque du [**Christ,*] les gens ne jeûnaient que dans cette seule occasion. Seuls des groupes de réformateurs observaient des jeûnes plus fréquents. Parmi eux, les Évangiles mentionnent les disciples de [**Jean-Baptiste*] et les pharisiens, dont ils nous disent qu’ils jeûnaient beaucoup. Jésus lui-même et ses disciples s’en tenaient manifestement à l’usage général du jeûne unique pour Yom Kippour, puisque, dans les passages que nous évoquons, les partisans de Jean et les pharisiens, reprochent aux douze de boire et manger, tandis qu’eux se serrent la ceinture. On n’imagine pas que Jésus ait fait diète de son côté alors que ses équipiers, eux, faisaient bombance ! On peut donc légitimement penser que Jésus, en tant que Juif pieux, respectait le jeûne du Kippour, mais pas plus.
À l’appui de cette opinion, il est possible de produire le passage de l’Évangile de [**Marc*] , où Jésus rejette vigoureusement les pratiques purificatrices concernant la nourriture, que les pharisiens respectaient scrupuleusement pour éviter des souillures. Ces rites, en effet, n’étaient pas davantage requis par la Torah. Il s’agissait de règles supplémentaires que les pharisiens prétendaient imposer à la suite de traditions orales. Jésus, pour sa part, campe strictement sur les prescriptions de la Torah , estimant que les usages additionnels ne sont que des fardeaux inutiles et cruels pour le peuple. Il taxe tous les pharisiens d’hypocrisie, et il condamne sans appel celui qui se flatte de jeûner deux fois par semaine dans la célèbre parabole du pharisien et du publicain qui montent au temple pour prier.
Sans doute ne s’agit-il pas dans son esprit de jeter l’anathème sur le jeûne, mais de le limiter, d’éviter qu’il soit une charge et, lorsqu’on s’y adonne, d’en faire un acte discret et festif selon la recommandation de l’Évangile de Mathieu. En tout cas, s’il y a bien une conception du jeûne qui est radicalement étrangère à la pensée tant biblique qu’évangélique, c’est celle des religieux qui prétendent débiliter le corps en vue d’une extase anorexique. La dichotomie âme-corps, selon une division bien-mal, n’existe pas dans la tradition biblique. L’âme dans la Bible n’est autre que la vie qui anime le corps, elle en est inséparable. Plus de corps, plus d’âme. S’il y a un salut de l’être humain après la mort, il ne peut concerner que la personne entière, corps et âme, revivifiée dans la résurrection par l’esprit de Dieu.
Du coup, le jeûne évangélique ne saurait s’envisager que dans le respect du corps. Brimer le corps, c’est insulter l’œuvre de Dieu. Si l’on veut jeûner, il faut que ce soit comme un hommage rendu à ce corps que nous maltraitons allègrement par nos excès de nourritures, de boissons, d’addictions en tout genre. Un repas léger et sain accompagné d’un bon verre de vin est un jeûne parfait. Et l’on jeûne mieux encore si on jeûne ensemble, joyeusement, autour d’une belle table, comme le font si bien les musulmans chaque soir du ramadan.
(Marc,7,1-23)
A ce sujet, voir l’analyse de Daniel Boyarin, Le Christ juif, Cerf, 2013. Les Galiléens, comme Jésus et ses disciples, observaient un judaïsme conservateur, contrairement aux Judéens, comme les pharisiens ou les disciples de Jean, enclins à de multiples réformes.
(Math, 6,17-18)
dernier ouvrage publié : En son absence (Robert Laffont)
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WUKALI 07/04/2017
Illustration de l’entête : vitrail «Le pressoir mystique», 17e siècle, église St Étienne du Mont, cloître du charnier. Paris