Nous sommes un vendredi soir de décembre. Un arbre de lumière nous accueille devant l’Odéon théâtre de l’Europe. On se presse au milieu des colonnes doriques, on s’assoit sous les couleurs vives du plafond d’André Masson, puis l’obscurité.
Les lumières se rallument dans la Russie de la fin du 19ème siècle, au milieu de la campagne, près de Moscou. Nous sommes dans la demeure d’Arkadina, une actrice Moscowitz au succès retentissant, rendant visite à sa famille à l’occasion de la représentation de la pièce de son fils, Treplev, metteur en scène balbutiant et passionné, méprisé par sa mère. Nina est l’actrice principale de sa pièce et l’amour de Treplev. Mais cette dernière est attirée par Trigorine, le compagnon d’Arkadina, écrivain renommé jouant de sa notoriété et de son aura sur la jeune fille. Autour de ce noyau gravitent des personnages subtils aux personnalités et aux destins divers. Leurs liens familiaux, amicaux, amoureux et autres s’entremêlent et créent une intrigue pleine d’humanité nous donnant à réfléchir sur nos rapports sociaux.
En 2001, Stéphane Braunschweig mettait déjà en scène La Mouette au Théâtre National de Strasbourg. Il nous propose aujourd’hui une interprétation nouvelle, avec un regard moderne sur l’œuvre dans le prisme écologique d’un monde à la dérive se précipitant vers son extinction. C’est le thème de la pièce proposé sans succès par Treplev qui dépeint, au travers de la figure de la mouette un monde courant à sa perte dans lequel toutes les espèces vivantes sont vouées à la mort. Elle est empreinte de désespoir, de dénonciation et de la violence de cette fin qui approche.
Ici la petite pièce englobe la grande. Tchekhov dans Treplev, et non plus l’inverse. C’est une volonté affichée du metteur en scène qui nous dit vouloir mettre en avant tous les thèmes abordés par la pièce de Tchekhov, en les incluant dans une vision plus grande : la vision écologique proposée par la pièce de Treplev. Cette mise en abîme est encore accentuée par la taille de la scène du théâtre de l’Odéon qui s’ouvre sur un décore gris et froid au moment de la représentation de Treplev, et nous aspire dans la noirceur du monologue de Nina.
Cette vue moderne de Tchekhov, qui dépeint un portrait sinistre de l’avenir physique de notre monde se rapproche grandement des discours écologistes alarmistes actuels et donne un aspect presque prémonitoire à La Mouette.
La vision psychologique de Tchekhov est elle aussi intemporelle. L’envie et la jalousie sont au centre des rapports. Les personnages n’ont de cesse de comparer leurs réussites et leur statut, d’envier le succès des uns, l’attention que l’on porte aux autres. Mais si ces sentiments semblent porter sur le statut social des personnages, c’est une vision très psychologique de l’expérience humaine que nous offre Tchekhov. Il nous laisse voir le doute qui assaille les personnages les plus enviés, leur amertume et leur solitude cachée derrière leur notoriété. Il nous donne à réfléchir sur notre rapport à l’autre, à sa réussite, dans un monde ou l’information et les réseaux sociaux nous amènent à une comparaison détaillée et incessante de nos vies. Il remet en doute un sentiment d’éternelle insatisfaction face à nos existences et érige la simplicité comme finalité ultime : Trigorine, l’écrivain à succès adulé de ses pairs ne s’intéresse qu’à une chose, la pêche, et y passe ses journées. Cela ne cesse de surprendre ses pairs mais il n’en a cure.
La mouette est présente partout dans le décor. Tanto vivante, ou morte et même empaillée, elle prend la forme d’une personnification de du destin tragique de Nina. Éprise de liberté et d’aspirations artistiques, innocente, elle se retrouve brisée par son parcours, par l’égoïsme des hommes et la dureté du monde de l’art et de l’amour. Treplev tue une mouette et lui offre a un moment clé de la pièce, comme pour symboliser sa propre vision pessimiste du monde. Trigorine y voit lui une image littéraire intéressante à intégrer dans l’un de ses écrits.
Tchekhov érige l’oiseau en symbole et nous fait questionner notre propre fragilité, le destin que nous réserve le monde, l’ancien comme le nouveau. Nos aspirations, nos réalités, nos rapports avec l’autre.
La pièce est magnifique et l’interprétation de la troupe nous touche et nous fait réfléchir. Aux rapports humains, notamment entre hommes et femmes. À l’avenir du monde, et du vivant. À notre destin dans cette grande expérience humaine.
La Mouette
Anton Tchekhov
Odéon Théâtre de l’Europe
jusqu’au 22 décembre
avec: Sharif Andoura, Jean-Baptiste Anoumon, Boutaïna El Fekkak, Denis Eyriey, Thierry Paret, Ève Pereur, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Jules Sagot, Jean-Philippe Vidal
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