A subtle staging
C’était, au Staatstheater de Sarrebrück, ce 9 Juin 2018 la première de la nouvelle production de l’opéra de [**Verdi*] Nabucco créé à la Scala de Milan le 9 mars 1842.
Ce fût, après une longue période d’échecs ou de demi-succès le premier vrai succès populaire du musicien italien qui peinait à s’imposer sur les scènes. Si Oberto est un succès public en 1839, la critique n’est pas favorable et, peu après Un Giorno di regno en 1840 est un fiasco. Il faudra attendre [**Nabucco*] en 1842 pour que le vent du succès souffle sur la tête de Verdi et qu’il devienne, dans la foulée et à force d’enchaîner les succès, le premier grand compositeur d’Italie.
En cette période, le Nord de l’Italie est sous la domination autrichienne et l’aristocratie, les intellectuels, les artistes et, plus globalement, le peuple supporte mal cette domination. [**Lucchino Visconti*] se fit écho de cette opposition dans l’un de ses films: Senso. Dans Sissi impératrice, [**Ernst Marischka*] montre comment les aristocrates invités à la première d’un opéra infligèrent un camouflet à l’empereur et l’impératrice d’ Autriche. Ils envoyèrent à leur place leurs domestiques parés de leurs plus beaux atours et de leurs bijoux pour faire révérence devant les deux souverains et s’installer dans les confortables fauteuils qui leur avaient été réservés.
Le succès de l’opéra de Verdi ne se limite pas aux seules qualités musicales – par ailleurs remarquables – de l’opéra du maître de Busseto. Cette localité se trouve située non loin de Parme qui, dès 1814, se trouve sous le règne de l’[**Archiduchesse Marie-Louise d’Autriche*]. Donc au cœur du « drame » de l’opression ! Cette dernière assista d’ailleurs à la représentation de Nabucco au Teatro Regio de Parme. L’autre raison du succès de Nabucco est plus politique. Car Verdi reprit à son compte et sut traduire musicalement le désir d’autonomie et de liberté de ses compatriotes dont le choeur des Hébreux « Va, pensiero » va devenir le vecteur et le leitmotiv. Il permettait à chaque Italien de s’identifier aux souffrances endurées par ces prisonniers sous le joug assyrien puis en faire une transposition quant à la situation qu’ils vivaient eux-mêmes.
Dans la genèse de cet opéra, Verdi explique que ce sont les paroles du chœur qui lui permirent de retrouver le goût de l’écriture musicale. A cette époque et pour étonnant que cela puisse paraître Verdi est au plus mal – vraisemblablement éprouvé par le perte de ses deux enfants puis de sa femme – et les difficultés de sa carrière de musicien, il envisage de renoncer à sa carrière de compositeur !
Ceux qui fréquentent les Arènes de Vérone et le célèbre festival qui s’y déroule chaque année savent ce qu’est la reprise de ce chœur par les 25.000 personnes qui emplissent les gradins du cirque antique. A lui seul, ce moment vaut le déplacement par l’émotion suscitée par les voix qui se mêlent à l’unisson pour reprendre les paroles devenues une sorte d’hymne national bis.
[**Franz Werfel*], dans l’édition des lettres de Verdi, raconte que lors de l’enterrement italien du compositeur il se passa un évènement extraordinaire : « ..Alors écrit-il se produisit l’un de ces rares et grands moments où le peuple et la musique ne font qu’un. Sans que rien n’ait été préparé à l’avance, et suivant quelque inspiration spontanée et inexplicable, le chœur de Nabucco – celui-là même par lequel Guiseppe Verdi avait personnifié la consolation et l’espoir pour ses compatriotes, quelques soixante années auparavant – « Va, pensiero sull’ali dorate ! » – s’éleva soudain de l’immense foule assemblée » pour un hommage vibrant.
Cette dimension politique se poursuivra bien au-delà de Nabucco puisque le maestro va s’impliquer – un peu malgré lui – dans la période troublée et complexe que constitue le processus d’unification de l’Italie. Plus par l’influence et le souhait de [**Cavour*] que par réelle conviction. Verdi acceptera de représenter ses concitoyens à l’Assemblée des Provinces de Parme.
On aura compris que cette dimension politique dans l’œuvre de Verdi –Nabucco – n’obéit pas à une volonté délibérée et construite de « faire » politique. Elle résulte plus de la résonnance et de la rencontre entre d’une part un musicien et d’autre part une situation politique que Verdi a saisi au point que son nom – Viva V.E.R.DI – deviendra, placardé sur les murs des villes et des villages, le signe de ralliement pour la résistance et la promotion de [**Victor Emmanuel*] Roi d’Italie. Cette psalmodie du nom de Verdi est aussi un chœur qui s’élève dans la scansion d’un nom qui n’est plus celui des esclaves mais des patriotes.
C’est précisément cette dimension politique que l’on retrouve dans la mise en scène de l’œuvre de Verdi que propose [**Maximilan von Mayenburg*] – le metteur en scène – qui a déjà, malgré son, jeune âge, de nombreuses productions à son actif dans de respectables maisons d’opéra.
C’est l’aspect despotique de Nabucco qui intéresse visiblement le metteur en scène et lui donne l’axe principal selon lequel il construit son propos scénique. Au travers du parcours du despote Nabucco qui veut la domination puis la mort totale des Juifs, il suggère un très subtil parallèle entre l’oppression subie par le peuple hébreu sous la férule de [**Nabuchodonosor II*] et … le [**Troisième Reich*] et son horrible conclusion : la Solution finale.
Par un contraste subtil dans l’équilibre des costumes ([**Sophie du Vinage*]) le gris des prisonniers s’oppose d’ailleurs avec les costumes chatoyants, baroques et originaux des deux personnages principaux qui, au travers de l’élégance, vont se disputer le pouvoir et entamer une lutte sans merci qui ne se terminera que par la mort de l’un ou de l’autre : en l’occurrence Abigaille…qui elle-même souffre de son origine impure. Née esclave elle tente désespérément de gommer cette tache, à ses yeux, infâme en détruisant les preuves de sa naissance. Tout se passe comme si on voulait induire que le pouvoir est toujours infondé et déstabilisant. Son exercice dictatorial vise alors à rétablir par la force et la terreur une légitimité dont celui qui en est le maître n’est pas tout à fait sûr ni convaincu !
Grâce à un dispositif scénique ingénieux ( [**Tanja Hofman)*] – une sorte d’usine impersonnelle – mû par un plateau tournant dont le centre est occupé par un immense fourneau le parallèle devient de plus en plus transparent. L’usine impersonnelle devient l’usine de la mort. De triste mémoire…
Rouge de feu et rejetant force fumée le terrible fourneau engloutira des livres – les autodafés du début de l’avènement du Reich – puis des vêtements lorsque les prisonniers devront, après s’être débarrassés des leurs, endosser les habits gris. L’absence des rayures bleues si caractéristiques de la tenue des déportés dessine toutefois un parallèle tragique et quasi littéral avec le terrible uniforme des prisonniers des camps. C’est d’ailleurs dans cette tenue grise et dans une lumière crépusculaire que le célèbre chœur s’élèvera de façon poignante montrant finalement que la misère, la détresse, la peur n’ont pas d’âge, de pays ou de race…La présence de néon aveuglant volontairement le public indique à l’évidence que ceux qui ont assisté à ces terribles évènements ont été aussi aveugles ou aveuglés.
Ce parti pris scénique qui ne cache pas sa dimension politique est courageux mais jamais polémique. Effectivement, il n’est pas anodin au regard du public auquel il s’adresse : des citoyens allemands qui peuplent majoritairement la salle. Et peut-être faut-il saluer le courage que représente cette capacité à susciter un regard critique sur un épisode dramatique de l’histoire collective. Et à renvoyer dans le miroir l’image crue de ce qui a constitué un épisode tragique et probablement très douloureux dans la remémoration de cette période de l’histoire de notre voisin.
A cette belle mise en scène, s’adjoignait un plateau vocal de TRÈS grande qualité qui repose sur une originalité particulière des théâtres lyriques de la République Fédérale : la troupe.
Ici, à la différence de la France, les plateaux ne sont pas constitués d’artistes sélectionnés en casting par le metteur en scène pour la seule production en cours. Et qui se dispersent une fois le rideau tombé sur la dernière représentation. Il s’articule, au contraire, sur des chanteurs regroupés dans une « troupe » permanente où les différentes voix qui forment l’éventail formel de la palette lyrique : ténor, baryton, basse permet de couvrir les différents emplois nécessaires à une production comme l’œuvre de Verdi.
Et l’on peine à imaginer que la quasi-totalité des artistes d’origine allemande – dont certains brillent au firmament des stars de l’art lyrique- soient passés par le filtre de ces troupes où il est obligatoire de chanter aussi bien le répertoire opératique dit classique que des œuvres plus légères ou la comédie musicale ! Il n’y a, apparemment pas, comme en France, de hiérarchie stricte et parfois conflictuelle voire de cloisonnement hermétique entre les différents genres de l’art lyrique. Rien n’oppose alors plus le lyrique noble – c’est-à-dire opératique – au lyrique dit léger : celui de l’opérette. C’est d’ailleurs plutôt rassurant pour la qualité de l’interprétation de ces œuvres dites mineures.
Nul ne contestera à [**Diana Damrau*] le rang de star internationale que les productions s’arrachent. Elle sera, à ce titre, à l’affiche de l’Opéra de Paris en octobre prochain pour la très attendue production des Huguenots de [**Meyerbeer*] : le grand opéra français.
Mais dans le livret de l’un de ses disques , elle y décrit avec chaleur et un rien de nostalgie ses débuts dans la troupe de Wurtzbourg. « C’est dans le rôle d’Eliza Doolittle écrit-elle que j’ai connu l’une de mes toutes premières et plus belles expériences scéniques, au théâtre de Wurtzbourg. Je l’ai chanté une soixantaine de fois : soir après soir, semaine après semaine. Et ne n’ai jamais cessé de prendre du plaisir à le chanter…Pour moi, ces prestations à Wurtzbourg sont restées jusqu’à ce jour mes expériences théâtrales peut-être les plus formidables…Je suis aujourd’hui certaine que des prestations comme celles-là ont finalement influencé jusqu’à ma Reine de la nuit, dans Die Zauberflöte, et ma compréhension du chant lyrique…Tout cela fait partie de la bande son de ma vie. »
[**Michael Bachtadze*], baryton, campe un Nabucco qui passe de la mégalomanie presque chaplinesque des premiers actes à la détresse des deux derniers où il convient de conjointer à la fois l’expressivité de la voix mais aussi la capacité de rendre l’extraordinaire conflit intérieur dans lequel se débat le tyran confronté au supplice de sa propre fille.
L’Abigaille d’[**Astrid Kessler*], soprano, développe à la fois puissance et faiblesse dans les parties différentes d’un rôle qui passe de la mégalomanie de la force invincible au désespoir de l’amour sans retour. Force lorsqu’elle doit se battre pour ravir le pouvoir à Nabucco, faiblesse lorsqu’elle est prête à sauver les Juifs en échange de l’amour d’Ismaël…qui le lui refuse !
[**Angelos Samartzis*] est d’origine grecque et appartient à la troupe du Staatstheater depuis 2017 où il a interprété les rôles de Rodolfo dans La Bohème de [**Puccini*] et celui de Narraboth dans la Salomé de[** Richard Strauss*]. Il continue néanmoins de se produire sur la scène de l’Opéra d’Athènes dont il est issu. Sa voix est puissante et très modulée dans l’expression des émotions pour un rôle où il est l’enjeu d’un conflit entre deux femmes bien que sa préférence aille vers Fenena – la fille de Nabucco – où [**Judith Braun*] lui donne avec beaucoup d’aisance la réplique.
On ne saluera jamais trop le rôle important des chœurs qui tiennent ici une place importante et quasi historique tant le « Va, pensiero » est au chœur ce que le Brindisi de La Traviata est au chant lyrique. Un passage incontournable !
Les applaudissements et les nombreux rappels qui saluèrent, à juste titre, les artistes, le metteur en scène, l’orchestre et son chef [**Christopher Ward*] finirent de donner à cette première tout son lustre et sa subtile richesse.
Cela pouvait faire ressortir l’extraordinaire engagement que l’on sentait à l’œuvre dans cette troupe soudée autour du plaisir d’un jeu fin et millimétré – belle direction d’acteur et beaux mouvements de groupe – auquel les artistes prenaient visiblement un grand plaisir scénique et vocal. Cette œuvre emblématique, mille fois montée -parfois de façon calamiteuse, parfois de manière inspirée – trouvait dans cette version sa colonne vertébrale : celle de l’axe politique. Il était évident que l’éclairage autour du thème du despote, du drame humain, des affres de l’oppression et de la souffrance infligées restituait finalement assez bien ce que [**Verdi*], sensiblement et probablement intuitivement, avait traduit de la peine et de la souffrance de ses concitoyens ployant sous le joug de l’occupant autrichien. Un thème finalement universel et malheureusement terriblement répétitif.
Nabucco ou la terrible répétition
Opéra de Guiseppe Verdi
Livret de Témistocle Solera
Au [**Staatstheater Saarland*] de [**Sarrebrück*]
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WUKALI Article mis en ligne le 17/06/2018)]